La production sucrière prise en tenaille, Marius Muzas*

La filière qui a fait de la France le premier producteur européen de sucre doit répondre aux enjeux écologiques tout en survivant économiquement. La réintroduction des néonicotinoïdes illustre de nouveau les problématiques de ce secteur industriel.

*Marius Muzas est étudiant en BTS agriculture.

LES NÉONICOTINOÏDES TUEURS D’ABEILLES

Nous répartissons les produits phytopharmaceutiques en trois catégories : les fongicides, traitant les maladies dues à des champignons ; les herbicides, utilisés pour détruire les adventices (mauvaises herbes) et autres plantes non désirées : les insecticides, pour lutter contre certains ravageurs, notamment les insectes, mais aussi des virus. Les sept substances de la famille des néonicotinoïdes (voir tableau ci-dessous) font partie de cette dernière catégorie.

SubstancePropriétés
AcétamipridePhytopharmaceutique et biocide
ThiaclopridePhytopharmaceutique et biocide
ClothianidinePhytopharmaceutique et biocide
ThiamétoxamePhytopharmaceutique et biocide
ImidaclopridePhytopharmaceutique, biocide
et médicament vétérinaire
DinotéfuraneBiocide et médicament vétérinaire
NitenpyrameMédicament vétérinaire

La structure chimique de ces substances s’apparente à celle de la nicotine. Leur particularité tient à leur mode d’action : elles bloquent le transfert des impulsions nerveuses en agissant sur un récepteur spécifique, le récepteur nicotinique, du système nerveux des insectes. Utilisées comme biocide ou comme traitement antipuces sur nos animaux de compagnie, elles sont surtout produites à destination des agriculteurs. À la différence des traitements insecticides foliaires, nous utilisons les néonicotinoïdes en traitement de semence. La graine en est enrobée, ce qui permet à la culture de bénéficier d’une résistance tout le long de son développement. On parle à ce sujet d’insecticide systémique.

 La particularité des néocotinoïdes tient à leur mode d’action : ils bloquent le transfert des impulsions nerveuses en agissant sur un récepteur spécifique, le récepteur nicotinique, du système nerveux des insectes.

Très efficace car, les graines étant enrobées d’insecticide, il présente l’avantage d’éviter des passages d’engins d’épandage d’antiparasites sur parcelle, coûteux en carburant Le problème, c’est que cela a répercussions sur l’environnement et sur les populations d’abeilles, qui sont nécessaires à la pollinisation d’une importante quantité de plantes et jouent à ce titre un rôle indispensable et irremplaçable. Selon Bernard Vaissière, chargé de recherche à l’unité Abeilles et environnement à l’INRA d’Avignon, ces insectes interviennent dans quatre grands domaines de l’agriculture, « ce qui représente 30 % de notre tonnage d’alimentation, elles sont donc essentielles à notre alimentation ».

Depuis l’introduction des néocotinoïdes, dans les années1990, les apiculteurs français constatent une hausse de la mortalité dans leurs ruches. Elle serait de 30 % de nos jours, alors qu’elle était de l’ordre de 5 % en fin de siècle [1]Selon l’Union nationale de l’apiculture française (https://www.unaf-apiculture.info/nosactions/ pesticides-et-abeilles.html).. Un consensus scientifique existe autour de la nocivité de ces insecticides. Il est établi qu’ils altèrent le sens de l’orientation, les facultés d’apprentissage et la capacité de reproduction des abeilles. Leur présence est prolongée dans le sol, exposant ainsi les populations d’abeilles bien après une culture traitée[2]. https://www.anses.fr/fr/system/files/ BIOC2016SA0104.pdf. Quant aux effets sur la santé humaine, il n’existe aucun risque inacceptable dans des conditions optimales d’utilisation

LA FILIÈRE BETTERAVE SUCRIÈRE AUX ABOIS

En conséquence, la loi pour la reconquête de la biodiversité, adoptée en 2016, prévoyait l’interdiction des néonicotinoïdes à partir du 1er septembre 2018. Un décret d’application précisait que les cinq substances jusqu’alors autorisées en Europe pour des usages phytosanitaires étaient concernées (les trois visées par l’UE, plus le thiaclopride et l’acétamipride). Des dérogations étaient possibles au cas par cas jusqu’au 1er juillet 2020, mais elles n’étaient délivrées que pour des produits à base d’acétamipride, et dans de faibles volumes. « Cette interdiction place notre pays en précurseur pour la protection des pollinisateurs, de l’environnement et de la santé », s’était réjouie la ministre de la Santé Agnès Buzyn… Il aura fallu attendre l’année 2020 pour que le gouvernement Macron retourne sa veste. Que penserait Mme Buzyn aujourd’hui ? On se le demande bien…

L’hiver 2019-2020 fut particulièrement doux, ce qui a favorisé le développement des populations de pucerons verts avant que les auxiliaires de cultures, parmi lesquels les coccinelles, puissent intervenir. Les planteurs de betteraves sont particulièrement attentifs à l’apparition de ces insectes, car ils véhiculent la jaunisse, maladie affectant lourdement les rendements si elle n’est pas traitée. Dès 2019, le gouvernement autorisa l’application de deux insecticides foliaires devant se substituer aux traitements de semences :

– le flonicamide, qui doit être appliqué en un passage à partir du stade 6 feuilles[3]Stade 1, 2, 3, 4, … feuilles : moment à partir duquel la plante a réussi à former un nombre déterminé de feuilles. ;

– le spirotétramate, qui nécessite deux passages à partir du stade 2 feuilles.

Ce furent des litres de fioul (les engins épandeurs en consomment !) dépensés pour des résultats presque nuls : la jaunisse a continué son expansion. En réaction et dans la panique, la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) demanda en avril 2020 l’autorisation d’intervenir avec le flonicamide dès le stade 2 feuilles. Les effets ne furent pas ceux attendus. En fin de campagne, les rendements furent amputés de 30 à 50 %, selon les cas. Au total, ce sont près de 100 millions d’euros de pertes pour la filière, le manque à gagner pouvant aller jusqu’à 1000 € par hectare. 

La filière sucre ce sont, en France, 25000 betteraviers, une vingtaine de sucreries et 45000 emplois directs.

C’est une catastrophe économique pour les planteurs, qui doivent en parallèle survivre dans un contexte d’effondrement du cours du sucre. La fin des quotas sucriers européens actée en octobre 2017 avait déjà entamé la fragilisation de notre industrie sucrière. Les planteurs de betteraves, comme les laitiers avant eux, l’avaient attendue avec espoir : ils furent bien vite déçus, eux qui ont contribué à la hausse de la production mondiale avec un bond de près de 21 % de leurs volumes en un an. Ceux-ci sont passés de 15,8 millions de tonnes à 19,1 millions, soit 11 % du total mondial. Le marché du sucre s’est retrouvé avec des tonnes de sucre en excédent entraînant un effondrement des prix.

La filière sucre ce sont, en France, 25000 betteraviers, une vingtaine de sucreries et 45000 emplois directs. L’ensemble produit, entre autres, du sucre pour l’alimentation humaine, du bio-éthanol, de l’alcool servant notamment à la confection de gel hydroalcoolique, de la pulpe pour l’alimentation animale et de l’engrais pour nos cultures. Depuis 2019, quatre sucreries ont fermé leurs portes.

Aujourd’hui, c’est l’usine du sucrier Cristal Union, à Erstein (Alsace), qui menace de cesser son activité ; en cause un tonnage insuffisant de betteraves pouvant être transformées. Certes, la jaunisse a affecté la production, mais c’est aussi dû à la baisse du nombre d’hectares alloués à la plantation de betteraves. Avec la baisse des prix, les agriculteurs ont délaissé sa culture, jugée trop peu rentable.

UN PROJET DE LOI IRRESPONSABLE ET FUYARD

Poussé par la campagne #LaBetteraveEnPéril, animée par la CGB, Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, et Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique (celle-là même qui les interdisait en 2016), s’engagèrent à réintroduire temporairement les néonicotinoïdes et à investir 5 millions d’euros dans la recherche d’alternatives. 

Favoriser la concurrence des auxiliaires de culture, replanter des haies, complexifier les rotations pour perturber les ravageurs…, autant de pistes qui doivent être développées et continuellement expérimentées.

Le mardi 6 octobre 2020, le projet de loi relatif à la réintroduction de cet insecticide est déposé à l’Assemblée nationale et adopté très majoritairement.

Bien loin de répondre aux difficultés de la filière, cette loi est un recul lourd de conséquences pour la biodiversité. Contrairement à ce qu’affirme le gouvernement, il existe des alternatives à l’usage des néonicotinoïdes et, plus largement, à celui des pesticides [4]Risques et bénéfices relatifs des alternatives aux produits phytopharmaceutiques comportant des néonicotinoïdes : https://www.anses.fr/fr/system/files/PH YTO2016SA0057Ra-Tome3.pdf. Comme le précise l’Anses dans son rapport, il n’existe pas de solution unique capable d’être aussi performante que les néonicotinoïdes. Leur dépassement passera par une lutte intégrée, c’est-à-dire par un ensemble de méthodes satisfaisant les exigences à la fois écologiques, économiques et toxicologiques et en réservant la priorité à la mise en oeuvre délibérée des éléments naturels de limitation.

Favoriser la concurrence des auxiliaires de culture, replanter des haies, complexifier les rotations pour perturber les ravageurs…, autant de pistes qui doivent être développées et continuellement expérimentées.

Les travaux de l’INRAE, d’Arvalis et des instituts de recherche agronomique sont à encourager et à financer pour perfectionner les itinéraires techniques de la betterave et innover toujours plus pour répondre aux enjeux écologiques liés à l’agriculture. La filière ne pourra à elle seule assumer cette transition sans un engagement de l’État, à défaut duquel elle disparaîtra au profit d’un sucre importé ne respectant pas toute la rigueur et toutes les réglementations françaises. Un prix rémunérateur pour nos paysans doit être garanti et réévalué chaque année. Des quotas de production doivent être fixés par campagne et adaptés aux besoins de l’industrie sucrière et des citoyens. L’ensemble de la production industrielle devrait être sujette à nationalisation garantissant ainsi une souveraineté nationale en termes de production de gels hydroalcooliques, de sucres et de fertilisants azotés. Chaque tonne de sucre importé devrait subir une taxe écologique. Le moindre gramme de sucre pouvant être produit en France doit être produit en France, et ce pour l’emploi et l’écologie.

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