Changements dans le travail : prendre l’offensive : Jean-François Bolzinger*

*Jean-François Bolzinger est ingénieur, ancien secrétaire général de l’UGICT-CGT.

Progressistes reprend ici un article paru en octobre 2020 dans Silomag.

Article paru dans le numéro 32 de progressistes (avril-mai-juin 2021)

La pandémie de covid-19 et la manière dont elle est gérée ont changé nos modes de vie et de travail. S’il est difficile de prévoir la sortie de la crise sanitaire, l’épisode ne sera, quoi qu’il en soit, pas une parenthèse et la situation ne reviendra pas à ce que l’on connaissait auparavant.  Les bouleversements qui impactent le travail sont bien sûr liés à la nécessité de se protéger de la pandémie. Ils sont marqués également par la stratégie du choc que pousse le capital, notamment dans la mise au pas numérique de toute la société, ainsi que par les aspirations et réactions individuelles et collectives qui se manifestent pour que santé, social, environnement et économie marchent de pair.

PENDANT LA PHASE DE CONFINEMENT  

En termes d’emplois ou de conditions de travail, les différentes catégories ont toutes été touchées, même si les modalités peuvent être différentes. Les ouvriers et employés – à l’arrêt pour près de la moitié – sont pratiquement tous sur site quand ils sont en activité. Les professions techniciennes et intermédiaires ont continué à travailler massivement, pour 80 % d’entre elles, et ont exercé à 48 % leurs activités à l’extérieur du domicile. Chez les cadres, l’essor des technologies numériques a induit une évolution majeure du travail du fait du travail à distance et de la flexibilité horaire qui l’accompagne. En matière d’emploi, la pandémie de covid-19 accentue la tendance à ce que le diplôme, fortement lié à la fonction occupée, protège davantage de la rupture d’activité. Il en est de même pour le statut de l’emploi (CDI ou fonctionnaire) au regard des statuts précaires (CDD, stage, intérim). C’est chez les femmes que la pandémie a le plus accentué les clivages. Emploi, télétravail et conditions de travail : la situation des femmes se dégrade à tous les niveaux.  

LA RÉALITÉ DU TRAVAIL DANS L’APRÈS-CONFINEMENT

Même si la situation actuelle peut paraître temporaire – tant que sévit la crise sanitaire –, il n’en reste pas moins que se structurent des éléments de plus long terme. La présence fluctuante des salariés en présentiel est une réalité difficile à vivre. On ne sait pas qui va être là demain, qui va être en télétravail, en arrêt covid, comment s’organiser ? Une réalité nouvelle s’impose également à tous : le port du masque obligatoire. Aucune zone de l’entreprise, à l’exception des bureaux individuels, n’échappe aux protocoles mis en place par le gouvernement. 

Les bienfaits, les dommages et les limites du travail à distance sont apparus en vraie grandeur avec des différences notables tant pour le vécu des salariés que pour l’efficacité du travail. 

Les visioconférences sont certes bien pratiques, mais ont des limites amenant beaucoup d’insatisfactions.  Des entreprises voient l’opportunité de réduire les surfaces de bureau en développant le télétravail. D’autres réfléchissent à des espaces de travail plus flexibles, à des bureaux modulables. Les restaurants d’entreprise, eux, ne peuvent plus être relégués dans les sous-sols.  Pour les salariés, le temps moindre passé à l’entreprise doit être un temps d’échanges, un temps pour se retrouver. Évacuée par la porte du fait des modes de management fondés sur l’individualisation forcenée et l’exclusion, l’aspiration à la socialisation dans l’entreprise se réexprime avec netteté.  Les bienfaits, les dommages et les limites du travail à distance sont apparus en vraie grandeur avec des différences notables tant pour le vécu des salariés que pour l’efficacité du travail. Avec le travail à distance, l’absence de lien social se fait vite ressentir : ne pas avoir de collègues pour discuter au quotidien fait que chacun se trouve livré à lui-même. Travailler seul produit une augmentation de la pression et du stress.  La réalité vécue a rendu inopérantes les tentatives initiales de division du salariat présentant le télétravail comme un privilège qui protège des risques sanitaires et bénéficie davantage aux cadres. Le télétravail, que le patronat traîne à réglementer pour laisser libre cours au travail à distance débridé et improvisé, s’exerce aujourd’hui dans des conditions inégales, en fonction du lieu de vie, de la position sociale du ménage et du sexe.    

La surcharge domestique avec le télétravail se surajoute au travail scolaire des enfants et devient source de dégradations de vie importantes.   

Il est davantage pratiqué dans les métropoles, chez les diplômés, mais c’est aussi là que l’exiguïté des logements rend vite des situations familiales invivables. La surcharge domestique avec le télétravail se surajoute au travail scolaire des enfants et devient source de dégradations de vie importantes. Taux d’emploi, baisse de revenus, lieu de travail, exposition aux risques sanitaires, conditions de travail… le pouvoir a beau jeu d’accentuer les clivages pour les transformer en divisions et empêcher une mobilisation d’ensemble imprimant une logique solidaire. L’enquête de l’UGICT-CGT réalisée avec la DARES[1]« Le travail sous épidémie (TrEpid) », rapport d’enquête réalisé par l’UGICT-CGT et les statisticiennes et statisticiens CGT de la DARES et de la DREES, mai 2020. auprès de 12000 personnes révèle : – l’absence de mise en place d’un droit à la déconnexion, à 78 % ; – l’absence de définition des plages horaires pendant lesquelles le salarié doit être joignable, à 82 % ; – une augmentation de la charge de travail pour 40 % des cadres ; – le développement des risques psychosociaux, avec 33 % des encadrants qui notent une anxiété inhabituelle ; – l’absence de mise à disposition d’équipements de travail ergonomique (fauteuils, repose- pieds…), à 97 %; et l’absence de prise en charge des frais de connexion et des logiciels, à 84 %. L’encadrement négocié du télétravail apparaît aujourd’hui comme un besoin impérieux. 

INTERVENIR SUR L’EMPLOI AVEC LES LUNETTES DU GENRE

La crise économique est partie pour provoquer un désastre sur l’emploi. Les populations les moins qualifiées et les plus précaires en seront les premières victimes, mais l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) souligne les difficultés qui pointent aussi chez les cadres.  C’est cependant pour les femmes que la situation se dégrade le plus. La pandémie et la crise économique qu’elle a engendrée accentuent les écarts avec les hommes, après un demi-siècle de réduction des inégalités entre les sexes. Selon une étude du cabinet McKinsey parue en juillet 2020[2]Anu Madgavkar, Olivia White, Mekala Krishnan, Deepa Mahajan, Xavier Azcue, « COVID-19 and gender equality: Countering the regressive effects » (Covid-19 et l’égalité des sexes : contrer les effets régressifs), McKinsey Global Institute, 15 juill. 2020., le risque de perdre leur emploi est 1,8 fois plus important pour les femmes que pour les hommes. Cela pour plusieurs raisons :  – elles sont surreprésentées dans des secteurs où l’activité recule le plus (hôtellerie, restauration, commerce) ;  – leur part augmente dans le suivi des enfants et l’accompagnement des personnes âgées vulnérables ;  – les biais sexistes qui amènent à prioriser le travail de l’homme sont puissants. McKinsey alerte sur les conséquences économiques : si rien n’est fait, l’économie mondiale pourrait perdre 1000 milliards de dollars de PIB d’ici à 2030.  Rien qu’en France, il y aurait 0,3 % de différence de croissance selon que des mesures particulières soient prises ou pas. Au plan mondial, une politique planétaire en faveur de l’égalité professionnelle pourrait créer jusqu’à 13 000 milliards de dollars de PIB d’ici à 2030.  

Non-respect du droit à la déconnexion, surveillance, perte de sociabilité ont fait augmenter les risques psycho-sociaux.

DU NUMÉRIQUE À HAUTE DOSE

Le développement des outils numériques qui a permis le télétravail même en mode dégradé pose également de sérieuses problématiques en matière de libertés individuelles et d’efficacité économique. Les dispositifs de contrôle des salariés ont connu une forte augmentation. Aux États-Unis, l’achat de logiciels de surveillance a été multiplié par 50 de janvier à avril 2020. Il est manifeste que se développe un surcontrôle des salariés au détriment de la confiance au travail. Le développement et l’utilisation de tels outils et équipements numériques font passer du simple contrôle hiérarchique à une surveillance intrusive, à un véritable espionnage des salariés.

La loi française stipule que tout dispositif de contrôle doit, pour être valable, respecter les libertés et droits fondamentaux des salariés, au premier rang desquels leur vie privée. De plus, le comité social et économique doit être saisi en amont pour examiner le dispositif de contrôle et ses conséquences.

L’absence de confiance au travail est contre-productive : elle pousse au désinvestissement et à la démobilisation dans le travail lui-même. Aussi, le passage d’une culture du contrôle à celle de la confiance prend une dimension de combat renouvelée.

Le développement et l’utilisation de tels outils et équipements numériques font passer du simple contrôle hiérarchique à une surveillance intrusive, à un véritable espionnage des salariés.

Le droit à la déconnexion devient également un enjeu crucial dans le contexte actuel. Par crainte de ne pas répondre aux attentes des manageurs et d’être accusé de ne pas réellement travailler, le salarié se rend parfois entièrement disponible, induisant une situation de connexion subie, voire d’hyperconnexion. Les risques sur la santé ne sont pas négligeables. Dès lors, l’organisation doit mettre en place des systèmes d’alerte sur le non-respect de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, y compris sur la perméabilité accrue entre elles. La responsabilité du respect du droit à la déconnexion incombe à l’employeur et lui demande d’intégrer les aspects préventifs dans son management. De telles demandes revendicatives émergent aujourd’hui avec une force accrue.

PRENDRE L’OFFENSIVE

L’hybridation entre travail présentiel et à distance est sans doute une donnée clé pour la période à venir. Dès lors que le travail et la vie tout entière s’entre mêlent davantage, il en est de même pour le rapport entre le salariat et l’ensemble de la population.

La dimension politique des choix patronaux devient de fait un objet de combat beaucoup plus prégnant.

La dimension politique des choix patronaux devient de fait un objet de combat beaucoup plus prégnant. Utilisant le numérique pour orienter les bouleversements à venir dans le sens de ses intérêts, le capital pousse d’ores et déjà sur plusieurs volets majeurs :

– remettre en cause la RTT en faisant exploser les plages de travail. À partir du moment où un salarié s’organise comme il veut, c’est la notion même de temps de travail que le patronat cherche à faire disparaître. Cela se heurte à la réalité que certaines entreprises ont déjà connue. IBM, par exemple, a abandonné le télétravail depuis plusieurs années, car il ne contribuait pas à rendre les équipes innovantes et créatives ;

– revenir sur des évolutions récentes en faisant régresser l’égalité femmes-hommes, ce qui ne peut que se heurter à des mobilisations sociales et sociétales d’ampleur ;

– pousser plus loin le Wall Street management en multipliant les procédures numérisées pour chaque acte de travail dont il veut extirper le profit. Là encore, il va se heurter aux limites d’efficacité du travail et au besoin de socialisation croissant ;

– pousser la division du salariat. Or la conscience salariale a progressé et donne objectivement des raisons de développer des luttes convergentes pour une unité d’ensemble.

Dans une période qui a confirmé et accentué des tendances lourdes en matière d’inégalités à tous les niveaux, rien n’est joué d’avance pour le devenir du travail et de la société. Ce n’est pas le monde d’hier qu’il faut défendre, c’est celui de demain qu’il s’agit de forger, et cela se joue aujourd’hui dans les contradictions d’un système qui explosent les unes après les autres.  

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