UNE ENTREPRISE ET DES COMPÉTENCES MENACÉES, Olivier Morvan*

*Olivier Morvan est est ingénieur et représentant CFE CGC à General Electric Steam.

Le découpage et la délocalisation d’une partie de la production de General Electric Steam Power à l’étranger fragilise la cohérence globale de son champs de compétence. Un cas d’école d’entreprise stratégique dont les savoir-faire seront difficiles à reconstituer.

GE produit a Belfort des alternateurs de nombreuses centrales électriques fonctionnant au nucléaire, gaz et charbon.

COMPÉTENCES ET EXPERTISES TECHNIQUES MENACÉES

La dernière restructuration de l’entité Steam de General Electric (GE) est lourde de conséquences, entre autres, pour l’économie globale de l’électricité hexagonale.

Cette entité est historiquement un intégrateur complet pour toutes sortes de centrales électriques (gaz, charbon, solaire) ainsi que l’îlot conventionnel des centrales nucléaires. GE a décidé de se replier sur les seules centrales nucléaires, et pour elles sur la « salle des machines », avec ces grands composants : alternateur, qui produit l’électricité ; turbine à vapeur, qui fait tourner l’alternateur grâce à la vapeur produite par le réacteur ; les grands échangeurs thermiques, comme le condenseur, les réchauffeurs, le sécheur-resurchauffeurs, qui permettent d’accroître le rendement de la centrale ; et de multiples pompes pour faire circuler les fluides et alimenter la chaudière en eau, qui y redeviendra vapeur. Ces composants sont reliés par des tuyaux. Des câbles servent aux alimentations électriques ou au contrôle de la centrale. Il faut dimensionner, définir le fonctionnement, agencer, bâtir… tout cela en interface avec la construction des charpentes et du reste du génie civil.

Toutes ces coordinations, que nous, travailleurs GE, assurons, impliquent de spécifier et de suivre correctement les contrats, afin d’éviter les avenants qui peuvent dégrader la marge, voire faire perdre de l’argent. Par exemple,des entreprises de génie civil font des offres au prix le plus bas possible pour être choisies, en espérant se rattraper ultérieurement sur les avenants coûteux. Ce sont donc des interfaces à maîtriser. En plus des techniques de l’ingénieur, il nous faut maîtriser les délais, la finance,les achats, les législations des pays clients et fournisseurs aux multiples cultures… La démarche qualité doit ainsi être partout présente.

Avec le renouveau du nucléaire, conformément aux normes, nous avons ainsi dû encore davantage renforcer les métiers de la cohérence documentaire et de la maîtrise des requis contractuels. Les projets nucléaires s’étalent en effet sur une longue période, allant de 5 à 10 ans, contre 3 à 5 ans pour les contrats liés aux centrales à cycle combiné (gaz) ou au charbon. Une personne qui commence un projet nucléaire n’est pas forcément celle qui le termine. Il faut être en mesure de s’affranchir de la mémoire humaine, du point de vue documentaire comme du point de vue de la méthode, avec des rigueurs et des vérifications supplémentaires. À chiffre d’affaires équivalent le ratio d’heures travaillées n’est pas du tout le même sur une centrale conventionnelle que sur une centrale nucléaire. Or, si on regarde rapidement les chiffres du plan de « sauvegarde » de l’emploi (PSE) proposé par la direction, on observe une baisse prévisionnelle de 1/3 du chiffre d’affaires lié à la fin du charbon. Le projet de PSE partait sur une diminution de 1/3 du nombre d’emplois liés à l’activité d’intégration, sauf qu’on a besoin de plus de monde sur un projet nucléaire que sur un projet conventionnel : gaz, charbon, voire solaire.

Lorsque nous construisions la totalité d’une centrale, nous construisions pour ainsi dire des cathédrales assumant un rôle d’architecte. Nous nous limiterons dorénavant uniquement à la salle des machines ; et dans certains cas à ne fournir que la ligne d’arbre, c’est-à-dire l’ensemble tournant constitué par la turbine et son alternateur, ainsi que des auxiliaires qui leur sont strictement nécessaires. La nécessité de construire le tout existera toujours, et nos métiers devront donc être recréés, par exemple par EDF qui aura le rôle de maître d’œuvre avec la coordination associée. Mais EDF n’a pas cette expérience de dizaines d’années à l’export que nous avons pu acquérir et qui nous a permis justement de maintenir nos capacités. Avec la suppression des emplois dans GE, EDF perd des compétences qui lui seraient certainement très utiles, des compétences dont l’absence ou la non-maîtrise coûte très cher en argent et retard.

EDF a rencontré certaines difficultés sur le chantier de Flamanville, où nous n’avons été sollicités principalement que comme constructeurs de turbines, puis intégrateur d’une partie de la salle des machines.

Vue satellitaire du parc éolien Horns Rev (Danemark) : contrairement aux centrales classiques, les éoliennes, afin de tourner au moindre vent, ont très peu d’inertie. Il faut donc prévoir des volants d’inertie en parallèle pour stabiliser la fréquence électrique du réseau.

LES DANGERS D’UN DÉCOUPAGE DE L’ENTITÉ GEAST

Dans le cadre du projet de revente de la filière nucléaire, on a une double incertitude : on ne connaît ni le périmètre du projet de revente ni le périmètre du futur repreneur. Mais une chose est sûre : une amputation de nos compétences peut nous affaiblir en limitant nos capacités d’adaptation aux marchés futurs.

Nos compétences peuvent s’exprimer ailleurs que dans le nucléaire. Notre cœur de métier ce sont les centrales neuves et la gestion de projet de rénovation complexe, avec de préférence un cycle eau-vapeur (que l’on retrouve partout où une source de chaleur permet de transformer de l’eau en vapeur). Nous avons commencé également une diversification vers le marché des compensateurs synchrones avec volant d’inertie. Ce marché, en croissance, offre moins de marge mais permet de conserver des compétences.

Pour comprendre ce nouveau besoin, il faut comprendre comment fonctionne un réseau de production et de distribution d’électricité. L’électricité ne se stocke pas en grande quantité ; en conséquence, la production doit toujours égaler la consommation. C’est l’énergie de rotation qui est transformée en électricité par nos alternateurs. Et pour rétablir le nécessaire équilibre lorsque les régulateurs détectent une différence entre production et consommation d’électricité, il faut disposer d’une réserve qui déstocke instantanément l’énergie requise ou stocke celle produite en trop. C’est le rôle de la réserve tournante, de toutes les lignes d’arbre constituées des turbines et alternateurs. Leur poids leur confère une inertie qui permet de stocker de l’énergie de rotation. Lorsque le réseau consomme davantage, il puise d’abord dans cette rotation, qui ralentit ; lorsque le réseau consomme moins, l’excédent va augmenter la rotation. Sans cela, il y aurait des coupures de courant générale dans toute l’Europe.

Or les éoliennes, afin de tourner au moindre vent, ont très peu d’inertie ; quant aux capteurs solaires, ils produisent de l’électricité sans rotation intermédiaire. Tant qu’il y a suffisamment de grosses lignes d’arbre en rotation (telle que celles des centrales nucléaires), le réseau est stable, mais s’il y a subitement trop de vent ou s’il vient à manquer ou encore, s’agissant du solaire, si un nuage passe… alors la production d’électricité subit des à-coups. En attendant qu’une production conventionnelle d’électricité prenne le relais, il faut davantage de réserve tournante. C’est pourquoi l’Europe, où ce type d’énergie renouvelable occupe une place de plus en plus importante, voit son besoin en réserve tournante augmenter alors même que la part croissante de productions éolienne et solaire fait chuter la réserve. Le marché est donc en Europe. Mais ce genre de marché est soumis à forte concurrence, car un volant d’inertie est facile à construire. Les marges sont donc faibles. GE, qui n’aime pas les gagne-petit, a décidé de ne plus construire en France, ni en Europe, ces équipements destinés au marché européen.

Ce volant d’inertie est allié à un autre équipement qui sert à stabiliser les réseaux électriques : le compensateur synchrone. Pour comprendre la fonction de ce dernier, il faut comprendre les effets d’un courant alternatif sur les consommateurs de courant, et les effets en retour sur la stabilité du réseau électrique. Le courant électrique alternatif est un flux et reflux d’énergie électrique. Ce flux et reflux peut être stocké puis déstocké en énergie magnétique (exemple : les bobines des moteurs électrique) ou en énergie électrostatique (exemple : les capacités des circuits électroniques). Ces stockages et déstockages d’énergie provoquent en retour des flux et reflux supplémentaires d’énergie électrique, qui peuvent provoquer des surintensités de courant ainsi que des sur- et des sous-tensions sur le réseau électrique. Celles-ci peuvent conduire à des destructions d’appareils électriques ou à un effondrement du réseau.

On compense ces phénomènes par un stockage/déstockage contraire, et ainsi on empêche des catastrophes. L’alternateur (machine qui tourne en synchronisme avec le réseau) permet de compenser ces phénomènes perturbateurs. On dit alors que l’alternateur « fonctionne en compensateur synchrone ». Les compensateurs synchrones permettent également (en limitant les afflux et reflux de courant supplémentaire) de limiter la taille des équipements du réseau (transformateurs, nombre de lignes, section des câbles, etc.) et les pertes liées à un transport de courant inutile à l’utilisateur final. De plus, l’alternateur a l’avantage d’être moins cher que les dispositifs électroniques que l’on peut adjoindre à une éolienne ou à un capteur solaire.

GE produit à Belfort des alternateurs qui peuvent assurer cette fonction. Les marchés européens, où la part d’énergies renouvelables s’accroît au détriment des solutions conventionnelles qui intégraient la compensation dans l’alternateur principal, réclament de telles machines. Mais à nouveau, parce que les marges bénéficiaires sont faibles (alors que nos concurrents européens comme Siemens s’y maintiennent), GE décide de localiser en Inde cette activité destinée au marché européen. Ces marchés européens réclament également un intégrateur de l’ensemble de l’installation (compensateur synchrone + volant d’inertie + auxiliaires + ingénierie électrique et supervision du génie civil) : prestation que GE ne veut plus vendre.

Schéma de volant d’inertie à rotation lente de la société AER. Source:https://www.connaissancedesenergies.org

LES PARTENARIATS INTERNATIONAUX DE STEAM

Par l’intermédiaire de notre co-entreprise russe, nous construisons des centrales nucléaires avec un réacteur russe (VVER) en Finlande, en Hongrie, en Turquie, en Égypte. Cela en plus de notre implication sur les EPR de Flamanville et Hinkley Point. Nous espérons par ailleurs des contrats en Inde et en Pologne. Nous proposons également notre savoir-faire pour l’îlot conventionnel, associé à d’autres types de réacteurs nucléaires. Framatome peut également être impliqué sur des projets russes à l’international. Il y vend des compétences et apprécie la qualité de notre travail complémentaire. Nous sommes donc tout à fait compatibles, même sans EPR. Notre turbine complète très bien les réacteurs de grande puissance de Framatome, mais nous sommes capables de travailler avec d’autres réacteurs.

Pour avoir des marchés suffisamment grands, il ne faut pas s’enfermer dans les limites d’un seul réacteur. Cela dit, il faut une souveraineté française pour pouvoir privilégier la solution française sur des équipements français.

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