REMETTRE LA SATISFACTION DES BESOINS AU CŒUR DES STRATÉGIES ÉNERGÉTIQUES, François Dos Santos*

*François Dos Santos est ancien secrétaire du CCE d’EDF.

La composition du mix énergétique a rarement été aussi centrale dans le débat public. Or son traitement réduit bien souvent la question à celle de l’énergie nucléaire ou à des scénarios idéels, rêvant de sobriété en effaçant à dessein la problématique des besoins de la population. L’accès permanent à l’électricité, et plus généralement à l’énergie, reste pourtant d’une importance sociale et économique cruciale. Effacer cet enjeu nuit profondément à l’émergence de solutions viables.

S’il existe un sujet qui suscite nombre de controverses aujourd’hui, c’est bien celui de l’électricité : les technologies retenues, sa place dans le mix énergétique et ses externalités environnementales. Alors que la lutte contre le dérèglement climatique est devenue une priorité politique, notamment sous l’effet de la pression citoyenne, il paraît toujours aussi difficile d’avoir un dialogue serein sur la question, au point qu’un accord sur la formulation même de la problématique que nous devons collectivement résoudre semble inatteignable.

En effet, l’électricité joue un rôle primordial dans toute l’organisation de notre vie économique et sociale. Elle est omniprésente dans nos vies, et nous n’imaginons même pas qu’elle pourrait manquer, ni ce que cela impliquerait pour nos vies. Bien sûr, des coupures d’électricité surviennent parfois, pour quelques minutes, au pire quelques heures ; dans les cas les plus graves, elles durent une ou deux journées, notamment lors des tempêtes, et plus particulièrement en zone rurale. En fait, la plus grave coupure d’électricité en France ces cinquante dernières années s’est produite le 19 décembre 1978 à 8 h 27. Le journal l’Humanité titrait le lendemain « L’an 2000 à la bougie ? » et décrivait les conséquences immédiates à Paris de ce black-out : « interventions chirurgicales interrompues, trafic SNCF paralysé, rames de métro immobilisées en plein tunnel, arrêt des systèmes de réfrigération des entrepôts alimentaires ». France Soir indiquait pour sa part que le préjudice économique de cette seule journée sans électricité était de 3 milliards de francs (soit 1,6 milliards d’euros d’aujourd’hui).

Réparation de lignes haute tension. En France, les plus grandes coupures d’électricité surviennent en zone rurale lors de tempêtes.

RÉPONDRE À L’URGENCE SOCIALE

Ce rappel de bon sens d’une réalité concrète pour le bon fonctionnement de nos sociétés est parfois perçu comme une défense du productivisme. On peut regretter que même parmi ceux qui se réclament du pro-grès social une confusion s’opère entre réponse aux besoins sociaux et productivisme, comme si le progrès technique ne saurait être au service du progrès social. Certes, cela requiert absolument une vigilance accrue des citoyens.

Cette confusion est d’autant moins compréhensible qu’il reste beaucoup à faire pour que l’accès à l’électricité soit une réalité pour tous. En 2019, pas moins de 554240 abonnés se sont vu couper l’électricité ou réduire la puissance à laquelle ils avaient accès en raison d’un impayé1Médiateur de l’énergie, « Hausse des interventions pour impayés dans l’énergie en 2019 », communiqué de presse, 3 juin 2020 (https://www.energie-mediateur.fr/hausse-des-interventions-pour-impayes-dans-lenergie-en-2019/).. D’après l’Observatoire national de la précarité énergétique, 3,5 millions de ménages se trouvent en situation de précarité énergétique2Observatoire national de la précarité énergétique, « Tableau de bord de la précarité énergétique », 2e semestre 2020 (https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau-de-bord-de-la-precarite-energetique_2020_s2.pdf). et 5 millions de foyers sont bénéficiaires du chèque énergie. Les évolutions de notre système électrique généreront nécessairement des coûts échoués qui viendront probablement accroître ce phénomène. Et sortir le couplet de la rénovation thermique (bien que fondamentalement nécessaire pour une utilisation rationnelle des ressources) ne résoudra pas cette question sociale majeure. En effet, la plupart des études considèrent que si la rénovation énergétique diminue les consommations et, surtout, améliore la qualité de vie, elle ne baisse pas significativement la facture énergétique. D’après Matthieu Glachant et Gaël Blaise, qui ont réalisé une étude économétrique à ce sujet, 1000 € investis en travaux de rénovation énergétique entraînent une diminution de 8,3 € par an de la facture3Gaël Blaise, Matthieu Glachant, « Quel est l’impact des travaux de rénovation énergétique des logements sur la consommation d’énergie ? », in la Revue de l’énergie, no 646, sept.-oct. 2019 (https://www.larevuedelenergie.com/wp-content/uploads/2019/10/646-Impact-travaux-renovation-logements-consommation.pdf)..

La question pourrait d’ailleurs être élargie au reste du monde. Alors que les pays développés organisent une transition pour eux-mêmes, quitte à faire de la surenchère dans les objectifs pour faire bonne figure face à leurs voisins, 57 % de la population d’Afrique n’a toujours aucun accès à l’électricité.

UN ATOUT POUR LE TISSU INDUSTRIEL

Du côté des entreprises, la facture électrique joue un rôle important pour leur compétitivité. Une variation de 50 % du prix de l’électricité générerait une hausse globale des coûts de production dans l’économie française de 1,5 %. Mais le cas particulier des industries électro-intensives (secteurs de la chimie, de l’aluminium, du papier-carton ou encore la sidérurgie…) rend la question encore plus sensible4Une étude de l’INSEE rappelait que ces entreprises concentrent 96891 emplois et qu’elles sont aussi celles qui exportent le plusLes entreprises électro-intensives,concentrées dans quelques secteurs, sontstratégiques pour l’économie, DGCIS, 2013(https://www.entreprises.gouv.fr/files/directions_services/etudes-et-statistiques/etudes/industrie/4P-n25-_ECTRO-INTENSIVE.pdf).. Une note du Conseil d’analyse économique de 2013 indique qu’une hausse de 10 % du prix de l’électricité en France réduirait la valeur des exportations de 1,9 %5Conseil d’analyse économique, « Énergieet compétitivité », 2013 (https://cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-note006.pdf) en moyenne. Ce sont des raisons déterminantes qui vont conduire certaines entreprises à s’implanter d’un côté ou de l’autre du Rhin ou à procéder à des délocalisations encore plus lointaines. À noter également que la SNCF est un des premiers consommateurs d’électricité français : 9,5 TWh, soit l’équivalent de la production de 1,5 réacteur nucléaire. Rappelons enfin que la France est le premier exportateur d’électricité européen, avec un solde positif de 55,7 TWh en 2019, représentant 2 milliards d’euros6Commissariat général au développement durable, « Bilan énergétique de la France en2019 – Données provisoires », avril 2020 (https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2020-04/datalab-essentiel-211-bilan-energetique-provisoire-2019-avril2020.pdf)..

La SNCF est un des premiers consommateurs d’électricité français : 9,5 TWh, soit l’équivalent de la production de 1,5 réacteurs nucléaires.

POUR LE MIX ÉNERGÉTIQUE DE DEMAIN

L’aspect compétitivité est déterminant pour les transferts d’usage que l’on souhaite réaliser. L’électricité bas carbone est une des clés pour sortir le fioul des habitations ou les carburants fossiles des véhicules. Or les transferts seraient découragés si l’option électrique coûtait aussi cher,voire plus cher que le produit pétrolier. Et l’utilisation du levier fiscal pour réduire la part des énergies fossiles risque de mettre les Français les plus précaires au pied du mur : l’épisode de la taxe carbone a montré que sans subvention massive du renouvellement des véhicules ou de la rénovation de l’habitat on génère un sentiment d’étranglement. C’est ce qui a donné naissance au mouvement des Gilets jaunes.

Pourtant, face à la raréfaction des énergies fossiles, et surtout à leur contribution à l’effet de serre, il est indispensable de procéder à une transformation des usages. Des controverses existent, là aussi, sur la place des différentes énergies dans ce cadre. Côté chauffage, on évoque un potentiel de 1 à 3 millions d’équivalents logements via le chauffage urbain. Quant au gaz naturel, les hypothèses des professionnels du gaz évoquent environ 100 TWh de gaz « vert » en 20357GRDF, Terega, GRT Gaz et SPEGNN, « Perspectives gaz 2018 », (https://www.grtgaz.com/fileadmin/plaquettes/fr/2019/Perspectives-Gaz-2018-synthese.pdf)., pour 500 TWh de gaz fossiles consommés chaque année actuellement. D’aucuns évoqueront les dernières innovations, notamment l’hydrogène, mais il paraît peu raisonnable de miser sur des technologies naissantes, dont l’impact économique à échelle industrielle n’est pas connu, pour construire le mix énergétique de demain. Sans compter les conflits d’usage potentiels,car l’hydrogène est déjà utilisé dans certains procédés industriels (ammoniac, raffinage du pétrole) et la priorité devrait être de « verdir » cet hydrogène avant de le déployer sur d’autres usages. Peut-être que ces technologies naissantes seront celles d’après-demain pour un déploiement massif. En attendant, l’électricité aura indéniablement une place croissante dans le mix énergétique et il faudra se donner des points de rendez-vous, dans dix, vingt ou trente ans, pour adapter notre mix énergétique aux réalités techniques et économiques.Vouloir en préjuger aujourd’hui est à la fois faire preuve d’un excès de confiance et mettre en danger l’avenir énergétique du pays.

L’ÉLECTRICITÉ LA PLUS PROPRE D’EUROPE

S’agissant de la question environnementale, l’électricité française est une des moins émettrices de CO2 d’Europe, notamment du fait de son recours aux énergies renouvelables (EnR), principalement l’hydroélectricité, et au nucléaire. Malgré des controverses récurrentes, en méconnaissance des données scientifiques, les émissions des EnR et du nucléaire sont du même ordre de grandeur. Le débat est clos, en dépit de certaines tentatives d’ONG environnementalistes qui continuent d’affirmer que « le nucléaire n’est pas une solution pour le climat » tout en développant des arguments qui ne concernent pas le climat mais plutôt d’autres externalités environnementales ou des questions de maîtrise industrielle. Il ne s’agit pas de dénier la question de l’acceptabilité des technologies,mais simplement d’éclairer la population sur les enjeux plutôt que de créer de la confusion.

Sur le plan du système électrique, la principale différence, bien connue, entre le nucléaire et les EnR est l’intermittence (certains préfèrent parler de « variabilité »). À la différence d’une centrale nucléaire ou hydraulique qui peut s’adapter aux variations de consommation en produisant à la demande, une éolienne peut avoir un facteur de charge allant de 1 % à 100 % selon les jours ou les heures, et le solaire produit davantage en été qu’en hiver, et uniquement en journée. Cette production peut être décorrélée de la consommation, et donc générer des excès d’électricité à certains moments et des pénuries à d’autres. Il a donc souvent été indiqué qu’une centrale pilotable devait être toujours disponible pour prendre le relais lorsqu’il n’y a pas de soleil ou de vent. D’un côté, certains nient cette intermittence, ou plutôt pensent qu’elle n’est pas un problème insurmontable ; de l’autre, l’archétype de la centrale à gaz prenant le relais des éoliennes est couramment brandi. Ces deux postures cherchent probablement à simplifier des problèmes complexes pour le grand public, mais n’aident pas toujours à y voir plus clair.

Le premier argument utilisé pour « dépasser l’intermittence » est de parler de prévisibilité. Dit autrement, si l’on sait à l’avance qu’il n’y aura pas de vent, on pourra s’adapter. Cet argument semble spécieux car savoir quelques jours à l’avance qu’il y aura peu d’électricité ne règle le problème qu’à la marge, en particulier si l’absence de production EnR se prolonge sur plusieurs jours consécutifs. C’est à qu’intervient le second argument, celui du développement des « flexibilités » : centrales d’appoint (donc pourquoi pas à gaz, comme en Belgique, en substitution partielle au nucléaire, ce qui serait mauvais pour le climat), stockage d’électricité, pilotage de la consommation. Cette flexibilité est parfois présentée sous le vocable de « sobriété », manière de politiser cette question et de rendre « raisonnable » l’adaptation de l’homme aux contraintes du système électrique.

La « sobriété » vantée dans les scénarios 100 % EnR risque de correspondre à une augmentation de la précarité énergétique : un « management » par la pénurie.

UN MIX À DOMINANTE ENR : UN « MANAGEMENT » PAR LA PÉNURIE ?

Ce sujet a été au cœur des travaux réalisés par l’Agence internationale de l’énergie et le gestionnaire de réseau RTE8RTE-AIE, « Étude sur les conditions d’un système électrique à forte part d’énergiesrenouvelables en France à l’horizon 2050 » (https://www.rte-france.com/actualites/rte-aie-publient-etude-forte-part-energies-renouvelables-horizon-2050)., qui ont cherché à examiner les conditions de faisabilité d’un mix très majoritairement EnR à l’horizon 2050. Leur étude a été souvent très mal comprise, voire sur-interprétée par les différents commentateurs non dénués d’arrière-pensées politiques. Le rapport indique qu’un scénario très majoritairement EnR est possible « à quatre ensembles de conditions techniques strictes », renvoyant à des investissements massifs sur le réseau de transport et de distribution ; au développement de « flexibilités », c’est-à-dire le pilotage de la demande ; au stockage à grande échelle ; à des centrales de pointe et à des interconnexions avec l’étranger renforcées. Cette « flexibilité » représenterait 40 à 60 GW d’ici à 2050, soit l’équivalent de la puissance installée de nos centrales nucléaires actuelles. Bref, la conclusion est cocasse : la France peut construire un mix sur la base de production intermittente,mais elle ne remplace pas de manière significative la production pilotable. L’autre dévoiement de cette étude est de faire croire que ce qui est techniquement possible est souhaitable ou faisable. RTE précise que les évaluations économiques et sociales, notamment la question épineuse de l’acceptabilité, feront l’objet d’une évaluation ultérieure. C’est là que le bât blesse : Que lest le réel potentiel de stockage et sur quelle durée ? Quelles sont les externalités environnementales de ce stockage ? Combien cela coûte-t-il ? Si un particulier peut consentir à couper son chauffage pendant trente minutes pour soulager le réseau, est-il prêt à le faire pendant plusieurs heures ou jours s’il n’y a absolument pas de vent ? Est-il prêt à flexibiliser d’autres usages (four, informatique, éclairage, eau chaude…) ? Combien coûteront les équipements pour piloter ces usages ? Combien de centrales en pointe devrons-nous garder ? Combien vont coûter les renforcements du réseau de transport d’électricité ? Tant de questions qui ne sont pas l’objet de cette phase de l’étude RTE mais qui paraîtront à l’automne prochain.Chacun aura compris qu’il ne s’agit pas d’efficacité énergétique ici, mais d’adapter les consommations aux contraintes du système électrique,contraintes que nous aurons nous-même créées.

Cette critique n’est pas pour autant un plaidoyer anti-flexibilités. Si une flexibilité indolore, peu contraignante ou peu coûteuse peut faire faire des économies au système électrique, et donc baisser les tarifs de l’électricité et/ou les émissions de CO2, il n’y a pas de raison de s’y opposer. Par contre, un « management » de la population par la pénurie ou la gestion d’un système en flux tendu n’est pas nécessairement un progrès social, ou en tout cas il mérite un débat avec la population. C’est un sujet politique majeur, peut-être bien plus politique que « pour ou contre le nucléaire ». Étrangement, les conditions de vie de la population sont souvent les grandes oubliées des discussions de tribune et de salon, où le mix est traité comme enjeu politique, comme une fin en soi… alors que le sujet politique important, totalement oublié, est la vraie finalité de l’énergie, c’est-à-dire ce à quoi elle sert : satisfaire les besoins économiques, sociaux et environne-mentaux de la collectivité.

Une réflexion sur “REMETTRE LA SATISFACTION DES BESOINS AU CŒUR DES STRATÉGIES ÉNERGÉTIQUES, François Dos Santos*

  1. Excellent article. Il faudrait le compléter par une approche du mix électrique qui serait opportun pour la France concernant l’action pour le climat, le coût de la production de l’électricité et donc son prix au particulier, la sécurité d’approvisionnement et l’impact environnemental. Pour moi, le mix dans le cas spécifique de la France devrait reposer essentiellement sur nucléaire et hydraulique (grande expérience qu’il faut valoriser). Il faudrait arrêter le développement de l’éolien et du photovoltaïque (occupation de l’espace, destruction des paysages, gêne pour les riverains des parcs, voire impact sanitaire, mise en cause de la biodiversité, coût extravagant pour une électricité intermittente qui en soi n’a aucune valeur d’usage).

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