Par Jérémy Roggy, chimiste et historien des sciences
Depuis des années, le journalisme scientifique est la dernière roue du carrosse au sein des grandes rédactions en quête d’audience immédiate. La crise qui ronge la presse et la concurrence acharnée que se livrent les médias ont amplifié la tendance de relégation des rubriques scientifiques jugées peu vendeuses. Quitte à s’offrir, à la place, pour certains les services de charlatans maniant le verbe avec habileté pour parler de sujets scientifiques auprès du grand public. Il est grand temps d’agir pour partager plus largement les connaissances scientifiques, pour mettre en débat finement et ouvertement les questions vives qui agitent les sciences et les techniques.
La pandémie actuelle a mis en lumière les limites criantes d’un système médiatique qui ne saisit pas suffisamment les enjeux scientifiques et techniques. En dépit du travail de vérification des informations effectué par nombre de chercheurs, de médiateurs scientifiques et par une poignée de journalistes, la défiance envers l’expertise au sens large et la recherche de figures anti-système sont réelles. Elles sont symptomatiques de modèles de communication institutionnelle éculés et d’un manque prégnant de considération pour les sciences par de nombreuses rédactions qui ne datent pas d’aujourd’hui et qui se sont aggravées. Un remède supposément miraculeux est mis en avant pour guérir les malades du covid-19 et c’est tout un monde qui s’enflamme et s’enthousiasme : LA solution efficace est là, appliquons-là résolument sans attendre, et celles et ceux qui s’y opposent sont de fait inhumains et prêts à laisser mourir d’autres du virus.
Normalement, c’est là que doivent entrer en jeu les institutions de contrôle de la science en train de se faire : les sociétés savantes, les académies scientifiques, leurs journaux scientifiques revus par les pairs, par les chercheurs et les chercheuses qui maitrisent leur domaine de travail. Puis dans la foulée, c’est tout un travail de popularisation et d’explications claires par celles et ceux qui font de la médiation scientifique leur travail et leur passion qui est nécessairement à l’œuvre, notamment à l’échelon local. Et dans le même mouvement, ce sont des journalistes chevronnés en sciences qui donnent des clés plus approfondies pour le public, en puisant leurs affirmations dans des articles scientifiques vérifiés et tempérés dans leurs conclusions. En réalité, la machine s’est totalement grippée.
Paradoxalement, les sciences constituent actuellement un sujet de niche pour le journalisme français alors que leurs industries et leurs applications envahissent notre vie quotidienne, et qu’elles sont le socle de la révolution numérique à l’œuvre et de la possibilité d’une transition écologique planifiée. Pire encore, une science comme la chimie est traitée soit de manière manichéenne, soit euphémisée au rang de rubrique « matière » voire pire diluée dans une rubrique « physique », alors qu’elle implique légitimement des questions vives qui doivent être mises en débat de manière fine et approfondie. En effet, elle est pleinement adossée à une industrie capitaliste et à des laboratoires de recherche qui font vivre bon nombre de personnes à travers le monde, qui est ancrée dans une matérialité totale qui modèle nos territoires et nos usages et qui soulève de fait des enjeux économiques, sociaux, politiques, sanitaires, écologiques et stratégiques de premier plan.
À cela s’ajoute le rôle des institutions scientifiques. Au travers de leur communication parfois tapageuse, elles ont aussi leur part de torts dans la crise de confiance qui sévit. Les affirmations extraordinaires requièrent des preuves extraordinaires, et pourtant à partir d’une seule publication scientifique à l’origine d’une de leurs équipes de recherche, certaines de ces institutions sont prêtes à sur-interpréter de manière exagérée et hâtive les conclusions des travaux de leurs chercheurs et chercheuses. Et ce, pour valoriser la réputation et la force de l’institution elle-même, en concurrence ouverte avec les autres. Quant au système de publications scientifiques, il est dominé par des éditeurs vautours obnubilés par leur marges énormes, ces dernières étant rendues possibles par le travail gratuit de chercheurs et de chercheuses ainsi que des accords financiers conclus avec les consortiums publics tel que Couperin pour la France. Le système actuel de publications scientifique est marqué par l’opacité au travers d’un modèle archaïque qui cloisonne les connaissances derrière le mur de l’argent pour le plus grand nombre.
La pandémie a néanmoins mis en lumière de manière forte et très visible la science en train de se faire, notamment au travers de preprints, ces articles en attente de validation par des spécialistes du domaine abordé et publiés en ligne par des équipes de recherche sur des serveurs ouverts. Si les preprints ont un poids croissant dans le système de publication scientifique – au contraire de blogs, voire de Dropbox, comme semble le suggérer un fantasque chercheur marseillais – il n’en demeure pas moins que leur devenir est à mettre en de bonnes mains. Les sciences et les techniques présentent résolument des aspects primordiaux qui doivent être mis à la connaissance de toutes et tous. Face au flot massif d’informations venant de toute part, pour tirer le bon grain de l’ivraie, le rôle des journalistes scientifiques est crucial pour mettre en lumière les réelles avancées possibles, les incohérences notoires, pour répondre aux attentes de celles et ceux qui découvrent les découvertes scientifiques mises en exergue ici et là, pour permettre un débat constructif.
Cela suppose une véritable ambition nationale pour le journalisme scientifique en France. Il faut rompre avec des décennies de relégation des sciences dans les rédactions qui préfèrent de plus en plus le clickbait, les scoops sensationnels et invérifiésà l’information étayée et sourcée. Cela peut passer par une batterie de mesures ambitieuses pour renverser la vapeur, et ainsi redonner ses lettres de noblesse au journalisme scientifique. Tout d’abord, au même titre que l’Agence France-Presse qui traite de l’actualité générale, il y a nécessité de fonder une agence nationale de presse consacrée aux sciences et aux techniques, avec une ligne éditoriale claire et identifiée, et de lui faire nouer un partenariat avec l’Agence Science-Presse, l’agence canadienne francophone de presse scientifique. Loin de la communication hâtive, ce serait une source d’informations scientifiques fiables à destination des rédactions journalistiques au travers de dépêches régulières, de supports graphiques et vidéo et d’articles long-format.
Ensuite, la création d’une école nationale de journalisme scientifique intégrée au système universitaire est essentielle pour centraliser les formations déjà existantes, afin de les rendre gratuites et d’adosser un salaire étudiant qui reconnait le travail pendant les études des futurs journalistes scientifiques. Mais aussi de créer de nouvelles formations cadrées nationalement en licence et en master, avec des antennes locales de cette école nationale de Poitiers à Perpignan, de Lille à Marseille, de Bordeaux à Dijon. De telles formations pourraient inclure bien évidemment des cours pour maitriser les exigences propres au journalisme scientifique avec une mise en exergue du rôle de la recherche et du système de publications, des éléments d’histoire et de philosophie des sciences, ainsi qu’une connaissance fine des acteurs et actrices de la recherche, de l’industrie et de la médiations scientifiques. À terme, il peut également s’agir de faire émerger une école nationale universitaire de journalisme, publique et gratuite, mettant en avant réellement le journalisme scientifique tout en étant ancrée localement pour former les journalistes de demain.
Également, le développement d’un pôle rédactionnel dédié aux sciences au sein du service public audiovisuel est primordial. À la fois pour permettre un recrutement massif de journalistes scientifiques, une formation des journalistes généralistes sur les enjeux scientifiques et techniques, et surtout pour encourager la création de nouveaux programmes variés à la radio et à la télévision qui soient consacrés aux sciences au sens large, de la chimie à la sociologie, de l’archéologie à la biologie, de la physique à l’anthropologie. Qui plus est, il est impératif de ne pas soumettre de tels programmes à des logiques d’audience à court-terme tout en mettant l’accent sur la qualité des contenus proposés.
Par ailleurs, un apport d’aides publiques et de garanties économiques, sous des conditions précises, aux magazines scientifiques pour assurer leur pérennité et leur audience s’avère incontournable. Il s’agit là encore d’assurer la stabilité des conditions de vie et de travail des journalistes scientifiques, pour leur permettre de développer des articles de fond, des formats variés, des contenus éclectiques et sourcés. La création d’une plateforme numérique publique permettant des abonnements groupés à de tels magazines, au travers de tarifs préférentiels, est en outre une piste envisageable pour encourager l’adhésion aux contenus proposés et assurer une source supplémentaire de revenus pérenne. Enfin, des aides publiques supplémentaires pourraient être accordés aux médias généralistes de manière ciblée, afin de les encourager à développer des rubriques scientifiques dignes de ce nom et pour recruter des journalistes scientifiques avec la garantie d’un statut salarié stable. Même s’il est encadré et peut être en partie source de libertés professionnelles, le statut de pigiste doit devenir l’exception pour les journalistes scientifiques et non la règle commune. Plus que jamais, il est nécessaire de faire des sciences et des techniques une part de la culture au sens propre, de les partager et de les mettre en débat. C’est tout le sens d’un journalisme scientifique adapté aux enjeux de notre siècle.
Jérémy Roggy est chimiste et historien des sciences de formation.