Soitec, STMicroelectronics : construire un « airbus » de la microélectronique à l’échelle européenne ?

En ce début de cette troisième décennie du xxie siècle, nous parlons de plus en plus de la « société du numérique ». Avec l’importance grandissante des nouvelles technologies du numérique, la filière industrielle microélectronique revêt de plus en plus évidemment un caractère de souveraineté nationale et de service public, afin d’assurer que toutes et tous profitent des avancées technologiques.

Si l’économiste Paul Boccara parle dès les années 1980 de « révolution informationnelle », les choses s’accélèrent considérablement dans la dernière décennie du siècle dernier. Dans le domaine du commerce, c’est l’essor des ventes en ligne et des applications de toutes sortes. Dans l’industrie, ce sont de nouvelles générations de machines-outils encore plus productives, et des progrès considérables dans la logistique. Et à l’échelle de l’individu, le smartphone a modifié en profondeur le rapport au monde. Les réseaux sociaux prennent leur essor à partir du milieu de la première décennie des années 2000, en même temps que toute une variété d’applications allant de l’utile (gestion de son compte bancaire, horaires de transports en temps réel, messageries…) au ludique (jeux, vidéos, musique…).

La société du numérique est bel et bien là, et nous ne sommes qu’au début des évolutions qu’elle sous-tend. L’« Internet des objets » n’en est qu’à ses débuts, et il représente la phase suivante de ce développement technologique sans précédent.

Avec cette révolution, des débats légitimes surgissent, notamment autour de la sécurisation des données, elles-mêmes devenues marchandises dans ce qu’on appelle désormais le big data.

LA MATIÈRE PHYSIQUE DERRIÈRE LA DONNÉE

Si les enjeux autour de la société du numérique sont souvent abordés, celui de l’industrie microélectronique l’est beaucoup moins. Pourtant, derrière toutes ces « applications », toutes ces « données », toutes ces « informations », il y a un support physique essentiel : des composés électroniques. La fabrication de ces composés est donc un enjeu stratégique majeur.

Le conflit entre les États-Unis et l’entreprise Huawei est venu illustrer avec force ce constat : le seul moyen d’être sûr de la sécurité des données, c’est de maîtriser la conception des composants électroniques.

POLITIQUES INDUSTRIELLES LIBÉRALES : LES SHADOKS AU POUVOIR

Les pouvoirs publics sont bien conscients de l’enjeu que représentent ces industries… pour la sphère financière. En effet, si un soutien public conséquent s’organise pour ce secteur nécessitant de forts investissements capitalistiques, il ne s’accompagne de strictement aucun contrôle auprès des entreprises concernées, aucun contrôle de l’utilisation des fonds ni des critères de gestion de l’entreprise.

Dans le cas de Soitec, l’histoire est emblématique. Cette entreprise est issue d’un laboratoire du CEA, donc de la pépinière que représente la recherche publique. En 2015, suite à des erreurs stratégiques de la direction (voir encadré), l’entreprise doit être sauvée par l’État via la Banque publique d’investissement (BPI). La BPI prend même temporairement la présidence du conseil d’administration. Le hic : au passage, une trentaine de dirigeants historiques récupèrent 5 % du capital de l’entreprise sous forme d’actions… actions dont la valeur s’envole une fois la situation économique rétablie. Résultat : en 2019, c’est près de 160 millions d’euros que ces dirigeants – pourtant en partie responsables de la situation de 2015 – empochent. Et comme si cela ne suffisait pas, le comité exécutif et un certain nombre de ces dirigeants déménagent à Singapour, officiellement pour s’ouvrir au marché asiatique. Mais quand on sait que la cité-État est un paradis fiscal reconnu, on saisit le sens de leur démarche : un des gros avantages est que ces millions ne seront pas imposés en France.

La CGT avait alerté dès le départ sur les conséquences de cette distribution de capital aux dirigeants, en vain…

Le cas de STMicroelectronics (voir encadré), sans être aussi excessif, n’est pas en reste. L’entreprise qui compte près de 6 000 salariés en Isère touche chaque année plusieurs centaines de millions d’euros par le biais du crédit d’impôt recherche et du CICE. Si près de 40 % de sa production sort des usines françaises, par un jeu d’« optimisation » les bénéfices remontent aux Pays-Bas, et les actionnaires encaissent chaque année de juteux dividendes.

En résumé, les pouvoirs publics arrosent le secteur d’aides financières, mais la gouvernance des entreprises reste assurée exclusivement par des directions dont le seul indicateur est le profit à court terme.

L’« AIRBUS DE LA MICROÉLECTRONIQUE », UNE ALTERNATIVE STRATÉGIQUE

Nous le voyons, la politique actuelle mène la filière dans le mur, car les actionnaires sont aujourd’hui incapables d’une vision industrielle de long terme. Pis, les entreprises européennes n’ont aucun plan de coopération globale, aucune logique de filière autre qu’un lobbying pour obtenir toujours plus de financements publics. Pourtant, une alternative existe, celle de la coopération industrielle et de la gouvernance publique.

Les syndicats CGT défendent ce contre-modèle, s’inspirant de ce que le groupe Airbus peut incarner dans le domaine de l’industrie aéronautique. L’idée est simple : que la puissance publique reprenne la main pour regrouper les entreprises du secteur dans un vaste consortium à gouvernance publique. C’est le seul moyen d’engager une stratégie globale et cohérente, de la conception à la mise en service des technologies ; le seul moyen de retrouver une souveraineté technologique répondant à tous les enjeux, de sécurité notamment.

Pour ce faire, le Parti communiste propose que les aides publiques, en plus d’être conditionnées à des objectifs sociaux et stratégiques, soient transformées en participation au capital des entreprises. Ainsi, en quelques années, le poids relatif des actionnaires privés sera réduit d’autant, mécaniquement. Ce plan est à porter à l’échelle nationale et européenne, mais les élus locaux peuvent aussi avancer, en mettant en place des commissions de suivi des aides publiques et en y associant les représentants des syndicats de salariés.

En parallèle, il est impératif d’imposer à court terme l’application de l’amendement « Carlos Ghosn », défendu par les parlementaires PCF, qui impose aux entreprises et à leurs dirigeants de déclarer leurs revenus en France : l’évasion fiscale n’est pas acceptable !

————————————————–

SOITEC, DES DIRIGEANTS RÉCOMPENSÉS POUR DES MAUVAIS CHOIX INDUSTRIELS

En 2009, Soitec décide d’investir massivement dans la fabrication de systèmes de production électrique photovoltaïque en parallèle de son activité principale, la fabrication de plaques de silicium sur isolant (SOI), qui viennent supporter les puces électroniques.

Fin 2014, l’activité solaire de Soitec avait englouti près de 700 millions d’euros, en partie financés par les marchés financiers et l’État français, actionnaire historique de l’entreprise, via la BPI. Alors que l’activité microélectronique de Soitec se portait plutôt bien, en particulier grâce aux substrats RF-SOI (téléphonie), l’entreprise était au bord du dépôt de bilan.

C’est là que l’État intervient. Le ministère de l’Économie met en œuvre un plan de sauvetage financé par l’État français via la BPI, le CEA et un nouvel actionnaire chinois, NSIG.

La nouvelle stratégie consiste à recentrer l’activité de Soitec sur les fondamentaux, à savoir les plaques SOI pour la microélectronique, pour lesquelles les marchés associés offrent de très bonnes perspectives. Rien de bien révolutionnaire, puisque les produits concernés, vendus aujourd’hui massivement (RF-SOI, Power-SOI, FDSOI…), étaient en production ou dans un état très avancé de développement dès 2014.

Le rebond de l’entreprise n’est donc nullement dû au « génie entrepreneurial » des dirigeants, mais bien au contraire au travail quotidien de tous les salariés. Pourtant, ce sont ces dirigeants qui empocheront quelques années plus tard les juteux résultats du plan, au travers des actions qu’ils auront récupérées au passage…

———————————————————-

STMICROELECTRONICS, UN GÉANT MONDIAL QUI VIT SUR SES ACQUIS

En 2017, STMicroelectronics intègre le CAC 40. « L’aboutissement d’une histoire », diraient certains, pour cette entreprise de fabrication de puces électroniques issue du mariage de deux sociétés pionnières du secteur, l’une française, l’autre italienne, toutes deux à dominante publique à l’origine.

Aujourd’hui, les États italien et français conservent chacun 13 % du capital, une minorité de blocage.

Si l’entreprise fait partie des leaders mondiaux du domaine, les représentants syndicaux alertent : l’essentiel du chiffre d’affaires est aujourd’hui issu de technologies maîtrisées, mais le développement de nouvelles technologies est au point mort. Au point que si rien n’est fait il est à craindre que, dans quelques années, l’entreprise perde son avance sur ses principaux concurrents.

Pourtant, les subventions publiques abondent, notamment via les plans « Nano » (2012, 2017, 2020…) impliquant l’Union européenne, l’État, mais aussi la région, le département, les intercommunalités…, sans qu’aucune condition, tant sur l’emploi que sur la stratégie industrielle, ne soit imposée en contrepartie.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.