La marchandisation de la culture entraînerait une perte irréparable de savoir-faire, Clément Chabanne*

MOBILIER NATIONAL

Regard sur une confrontation entre la nécessité de respecter des traditions de formations artistiques dédiées à l’entretien, restauration et conservation d’objets d’art hérités du passé – débouchant aussi sur de la création – et le principe, érigé en système, d’éradication du statut de la fonction publique pour introduire à toute force concurrence et profit dans ce domaine.  

*Clément CHABANNE est étudiant en économie et responsable de la rubrique Travail de la revue Progressistes.


Le Mobilier national et les manufactures de tapis, de tapisserie et de dentelles sont les héritiers du garde-meuble royal et des manufactures fondées en 1664. C’est en 1936 que leurs missions de service public ont été définies, justifiant leur configuration actuelle et leur réunion. Ces missions sont au nombre de cinq d’après l’arrêté du 23 décembre 2002 : l’ameublement des résidences présidentielles et des hautes administrations de l’État; la création d’oeuvres d’art textile et de mobilier contemporain; la protection et l’entretien des collections du patrimoine mobilier de l’État ; la transmission des techniques traditionnelles et la mise au point de nouvelles techniques des métiers d’art correspondants ; la valorisation par tous moyens du patrimoine qui lui est affecté.

Le Mobilier national emploie quelque 350 agents pour réaliser ces missions, répartis à l’origine dans neuf ateliers : ébénistes; menuisiers en sièges; prototypistes bois; prototypistes métal; tapisserie décor; tapisserie garniture; lustriers-bronziers; restauration de tapis; restauration de tapisseries.
À ces neuf ateliers du Mobilier national s’ajoutent les manufactures, qui comptent trois ateliers : tapisserie de haute lisse aux Gobelins ; tapis à la Savonnerie (répartie sur deux sites, à Paris et dans l’Hérault), tapisserie de basse lisse à la manufacture de Beauvais (également présente sur deux sites : Beauvais et Paris).
Enfin, trois ateliers sont rattachés au Mobilier national : la dentelle au fuseau du Puy; la dentelle à l’aiguille d’Alençon et l’Atelier de recherche et de création d’Aubusson. Dans ces ateliers travaillent des centaines d’agents de la fonction publique et d’apprentis formés aux mêmes techniques en usage sous le règne de Louis XIV. Au total, ce sont quinze métiers d’art que perpétue le Mobilier national, dont trois sont classés au patrimoine immatériel de l’UNESCO (menuiserie en siège, dentelle d’Alençon et tapisserie de basse lisse).

LES MODIFICATIONS PROGRESSIVES DU CADRE ET DU FINANCEMENT

Longtemps sous tutelle directe de l’administration centrale, puis sous celle du CNAP (Centre National des Arts Plastiques), le Mobilier national acquiert le statut de SCN (Service à Compétence Nationale) en 2003, ce que le syndicat SEMM-CGT (syndicat des Manufactures et du Mobilier) salue comme une prise de responsabilité du ministère et la reconnaissance du Mobilier national comme service de l’État, utile à l’ensemble des ministères et des administrations. C’est la menace qui pèse sur ce statut de SCN qui fait aujourd’hui craindre aux agents une offensive particulièrement violente sur leur statut et leur savoir-faire, ainsi que sur le patrimoine national. Une circulaire du ministère de la Culture a en effet préconisé de transformer l’ensemble des SCN de moins de cent agents en établissements publics (EP). Si cette circulaire concernait à l’origine principalement des musées, le Mobilier national est aujourd’hui également menacé.

Ce changement de statut, s’il advenait, contraindrait le Mobilier national à vivre sur ses ressources propres. La constitution en Etablissement Public (EP) conduirait alors le Mobilier national à la recherche de l’équilibre budgétaire, donc nécessairement à la marchandisation de la culture dont il est dépositaire. Le projet de service défini il y a cinq ans posait déjà certaines bases de cette marchandisation de la culture. Alors que l’ensemble des productions actuelles et des réserves du Mobilier national est aujourd’hui à l’usage exclusif des administrations publiques, ce projet préconise la vente d’une partie des 100 000 œuvres des réserves du Mobilier national. Il propose également d’ouvrir la possibilité pour des collectionneurs et des marchands d’art privés d’acquérir les nouvelles créations qui sortent des ateliers.

Cela représenterait un marché de plusieurs millions d’euros, étant donné la rareté de ces œuvres. Les manufactures représentent le dernier site au monde de production de telles œuvres, et ont recours à des artistes internationalement reconnus pour la création des modèles de tapisseries, qui ne sont jamais reproduits plus de huit fois.

L’introduction d’une telle logique marchande changerait profondément le métier des agents des manufactures, qui craignent d’être contraints de travailler plus vite, sur des pièces plus petites, pour être capables de sortir des tapisseries rapidement mises sur le marché pour couvrir les besoins de financements de l’EP. Il serait envisageable de voir des techniciens d’art contraints d’abandonner les grandes créations qui constituent aujourd’hui le cœur de leur métier pour se consacrer à des petites pièces vendables en galeries, voire des échantillons destinés aux boutiques des musées. Cela fait peser un grave danger sur le savoir-faire conservé pendant des siècles entre les murs des manufactures.

L’AVANCÉE DE LA PRIVATISATION

Est même sur la table le projet de sous-traiter la confection des tapisseries au privé, le Mobilier national et ses agents étant alors réduits au rôle de conseillers et de formateurs apportant la réputation de l’institution à des productions extérieures. Ce problème de la sous-traitance concerne déjà un certain nombre de métiers du Mobilier national, au premier rang desquels les installateurs, monteurs d’objets d’art et dessins, fonctionnaires formés au transport et à l’installation des objets d’art du Mobilier national, de plus en plus souvent remplacés par des transporteurs privés moins bien formés, avec un risque croissant pour les œuvres transportées, et un risque de disparition d’un métier du service public indispensable pour une culture indépendante des intérêts privés.

Assortie à la sous-traitance, la contractualisation et la perte du statut menacent les métiers du Mobilier national. Ce SCN est en effet associé à l’un des ministères les plus touchés par la contractualisation; en effet, sur les 25 000 agents du ministère de la Culture, 14 000 sont des contractuels.
Le passage d’un statut de SCN à celui d’EP renforcerait ce risque de contractualisation.
Aujourd’hui, le statut de SCN oblige le Mobilier national à ouvrir l’accès au concours de la fonction publique à tout contractuel au bout de deux ans. Ce ne serait plus le cas avec le passage en EP.
Les jeunes en formation ont déjà subi une dégradation de leur statut : alors qu’ils étaient formés sous un statut de contractuels qui leur ouvrait ensuite le droit au concours, ils sont depuis deux ans formés en apprentissage; ils passent ainsi leur CAP, puis leur diplôme des métiers d’art au bout de quatre ans de formation, sans certitude aucune de pouvoir accéder à un poste de la fonction publique.

L’assurance de débouchés pour les jeunes est pourtant primordiale pour la conservation de métiers et de savoir-faire si rares.

L’OUVERTURE À LA CONCURRENCE

Profondément lié au projet de service, et toujours dans le cadre d’un projet de marchandisation de la culture, le schéma directeur publié en 2015 modifie en profondeur les affectations des bâtiments du Mobilier national, dont la manufacture des Gobelins et le bâtiment Perret, symbole de la fondation de l’institution en 1936. Ce schéma prévoit de réduire la place dédiée aux ateliers pour libérer les locaux historiques des activités créatives et en faire un show-room de luxe et les destiner aux visites des réserves au tarif prohibitif de 25€, dont une partie sert à rémunérer le prestataire privé Cultival, chargé d’organiser les visites.
Les locations des bâtiments historiques pour des événements privés se multiplient, au détriment de l’exposition au public des créations des ateliers du Mobilier national, et parfois sans le respect élémentaire dû aux lieux et aux objets exposés.
Le syndicat CGT rapporte que lors de ces événements privés des repas sont pris sans protéger les tapisseries exposées. Des dégradations à l’intérieur des galeries ont également été constatées lors d’une visite du CHSCT.
Le transfert des activités hors des locaux actuels fait craindre pour la qualité des créations, puisque les nouveaux locaux n’ont pas été conçus pour laisser entrer assez de lumière naturelle, ce qui contraindrait les agents à travailler sous lumière artificielle, modifiant sensiblement la perception des couleurs.
L’espace réduit réservé aux ateliers selon ce schéma laisse aussi craindre des suppressions de postes, en tout cas il ne permet pas de conserver l’ensemble des équipements utilisés actuellement.

DES ATTAQUES VIOLENTES

En plus de ces menaces sur leur statut et leur savoir-faire, les agents du Mobilier national et des manufactures ont dû subir en février 2019 la publication d’un rapport insultant émanant de la Cour des comptes, sobrement intitulé « Le Mobilier national et les manufactures nationales des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie : une institution à bout de souffle ».

Ce rapport réussissait l’exploit de cumuler de fausses allégations sur le temps de travail, les salaires, les congés maladies et des accusations d’alcoolisme et de travail dissimulé. Le ministre Frank Riester avait d’ailleurs été amené à prendre position contre ce rapport après une action syndicale impliquant 80 agents du Mobilier national et ayant abouti au blocage des issues du ministère de la Culture. Frank Riester s’était par la suite déplacé pour une réunion avec le personnel, où il a dénoncé le rapport de la Cour des comptes, sans toutefois renoncer à mener la politique préconisée dans ledit rapport.

Le député En Marche de l’Hérault Philippe Huppé a également produit un rapport sur les métiers d’art. Il y préconise la fusion avec la manufacture de Sèvres, qui est également une ancienne manufacture royale mais qui dispose d’un musée où la production de la manufacture est vendue et qui est déjà passée au statut d’EP, avec pour conséquence de faire travailler les agents de plus en plus pour des événements privés.

La présentation du rapport en séminaire au bâtiment Perret a donné lieu à un envahissement de la séance par le syndicat CGT. Le syndicat multiplie depuis les actions à destination des agents et du public : il a déjà distribué des milliers de tracts pour alerter sur les risques de marchandisation de la culture et recueilli plus de 1000 signatures sur sa pétition lors des Journées européennes du patrimoine.

 

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