Étudier scientifiquement le monde vivant et la dynamique existant au sein des espèces ou entre différentes espèces peut nous amener à des conclusions inverses de ce que le capitalisme tente d’imposer comme vision de la société.
*Evariste SANCHEZ-PALENCIA est membre de l’Académie des Sciences.
La société capitaliste nous pousse tous à la compétition, entre pays, entre régions, et même entre individus. L’idée selon laquelle la vie serait une lutte que seuls les plus méritants seraient dignes de gagner s’inscrit dans tous les schémas néolibéraux. Dès lors que ceux-ci sont contestés, un argument prédomine sur les faits : les animaux combattent pour leur survie et seuls les plus adaptés gagnent. Ce serait une loi naturelle, et donc immuable.
Pourtant, cet argument pseudoscientifique est faux. L’équilibre des espèces et des écosystèmes est en réalité bien plus complexe, comme nous l’illustrons ici.
ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
Contrairement à l’apparente stabilité qui se dégage des écosystèmes, la biosphère est source de changements permanents. Les modifications incessantes qui traversent tous les milieux ne génèrent pourtant pas de chaos ; bien au contraire, elles sont les garantes… de l’équilibre. Un équilibre s’établit sur un mouvement incessant, qui porte un nom : on parle d’
En effet, on le retrouve en mécanique, en thermodynamique, ou encore en chimie. Dans cette dernière discipline, on parle d’équilibre dynamique lorsqu’on fait référence à une réaction entre deux composants qui se produit dans les deux sens : la réaction entre deux réactifs s’opère incessamment pour donner des produits, et ces produits réagissent incessamment pour redonner les réactifs de départ. Pour un observateur extérieur, rien ne se passe, car la quantité de réactifs et de produits sera toujours la même. En revanche, chimiquement parlant, les deux réactions sont systématiquement en cours.
S’il est difficile de concevoir l’équilibre dynamique, on pourrait pourtant étendre ce terme à quantité d’exemples de notre quotidien. Ainsi le cerveau, qui est un grand consommateur d’énergie et qui, si celle-ci est disponible, ne s’arrête jamais (certaines de ses fonctions, parmi les plus importantes, s’effectuent pendant le sommeil, quand nous pensons nous reposer).
Ainsi une société industrielle avancée, dont l’activité même engendre possibilités et besoins, rend obsolètes des procédures et en développe de nouvelles ; son énergie motrice est constituée par les ressources naturelles, et ses leviers sont la force de travail des humains et la satisfaction de besoins (pas nécessairement des travailleurs, mais du moins de ceux qui détiennent le pouvoir de décision de l’appareil industriel).

L’ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DES ESPÈCES
Les différentes composantes des écosystèmes peuvent, elles aussi, présenter des équilibres dynamiques. Parmi ces composantes, on peut s’intéresser aux dynamiques très particulières des espèces. Une espèce à l’équilibre parfait serait une espèce dont le nombre d’individus ne varierait jamais. Même en ne variant jamais en effectifs, l’espèce serait en équilibre dynamique. Le nombre d’individu est stable, mais l’identité des individus qui composent l’espèce varie en fonction des naissances et des morts.
Dans le réel, le nombre d’individus qui composent une espèce n’est jamais parfaitement stable ; il varie selon des dynamiques qui lui sont propres. Pourquoi ? Parce que de nombreux facteurs peuvent affecter la dynamique d’une espèce, allant de son accroissement, éventuellement invasif, à sa diminution, voire à sa disparition. Ces phénomènes peuvent être d’ordre biologique, dus à l’interaction avec d’autres espèces, comme la prédation, la compétition, la solidarité, la symbiose ; ils peuvent être d’ordre abiotique, comme une modification en CO2 de l’environnement ; ils peuvent enfin être d’ordre évolutif, à savoir l’adaptation de l’espèce à de nouveaux environnements. Ce troisième point, par ailleurs, a permis la diversification et la croissance massive du nombre d’espèces depuis l’apparition de la vie sur Terre, quand bien même plus de 99,9 % des espèces ayant existé ont disparu depuis la naissance du vivant.
LES DYNAMIQUES ENTRE ESPÈCES
Équilibre proie/prédateur
Prenons l’exemple du phénomène de prédation. S’il y a des prédateurs et des proies, ces dernières peuvent vivre sans les prédateurs. Aussi, l’absence de prédateurs peut être considérée comme optimale pour les proies, alors que l’absence de proie serait dramatique pour les prédateurs. Et pourtant, en se nourrissant des proies, le prédateur court donc un risque : la disparition de la proie, qui signerait sa propre disparition. Du point de vue des prédateurs, l’avantage immédiat de la consommation des proies, si celle-ci est excessive, devient par la suite inconvénient médiat (on doit s’abstenir de tuer la poule aux œufs d’or).
Dans cet équilibre, l’optimisation, pour le prédateur, n’est donc pas la prédation la plus efficace, la plus acharnée. Car si un tel superprédateur existait et prenait le pas sur ses congénères, il signerait sur le long terme la fin définitive de sa propre espèce. Ce modèle, pourtant si commun dans le règne animal, est complètement occulté dans notre société humaine, où le capitalisme pousse à une optimisation maximale, à un pillage sans limite des ressources, et où l’efficacité, la surconsommation et la croissance à tout prix sont les valeurs les plus prônées, tant au niveau individuel que sociétal.

Culture de bactéries
Certaines bactéries offrent un autre exemple. Escherichia coli est une bactérie très commune que l’on trouve dans l’intestin des animaux à sang chaud (comme l’homme). Cette bactérie est le modèle bactérien le plus utilisé dans les études scientifiques. Il y a une grande diversité de souches d’Escherichia coli, qui diffèrent entre elles par leurs propriétés, notamment leur capacité à assimiler les ressources, et par conséquent les taux de croissance.
La culture bactérienne consiste à déposer une ou plusieurs populations ou espèces, que l’on qualifie de « souches », sur un substrat riche en sucres et autre composants qui permettra leur croissance. Si l’on fait une culture de plusieurs souches sur un même substrat, on trouve souvent une des souches avec un taux de croissance plus élevé que les autres pour ce substrat. Au bout d’un certain temps, cette souche à l’expansion rapide prend le dessus sur l’ensemble du milieu de culture, et le substrat ne possède plus que cette colonie. Les autres ont disparu. La souche la mieux adaptée aux ressources disponibles a pris le dessus sur les autres. Pour une partie des cultures isolées avec chacune des souches sur le même substrat on vérifie que, effectivement, la souche survivante est celle qui a le taux de croissance le plus élevé.
Mais d’autres facteurs que le taux de croissance peuvent entrer en jeux. Dans certains cas1, en cultivant plusieurs souches sur un même substrat, dix par exemple, on retrouve à la fin non pas une mais deux souches. Désignons ces deux souches par A et B, les autres par 1, 2, …, 8. Plus remarquable, les proportions finales de A et B sont bien déterminées, quelles que soient les proportions initiales. On pourrait penser, tout simplement, que les souches A et B ont le même taux de croissance pour ce substrat. Mais ce n est pas la bonne explication : des cultures isolées montrent que le taux de croissance de la souche A est plus élevé que celui de toutes les autres, dont B. Que s’est-il passé ?
Une étude des mécanismes physiologiques en jeu montre que les individus de la souche B disposent d’une capacité pour se nourrir non seulement du substrat, mais aussi de substances qui apparaissent dans les déchets produits par ceux de A. Cela donne un avantage aux B, mais qui est d’une nature très différente des taux naturels de croissance. En effet, cet avantage ne se manifeste qu’en présence des A (c’est pour cela qu’il n’apparaissait pas dans les tests de croissance isolée) et dépend fortement de la proportion entre les A et les B : plus il y a de A par rapport aux B, plus cet avantage des B sur tous les autres sera grand. Il est par ailleurs clair que les B tirent avantage des A, lesquels à leur tour ne subissent pas de préjudice de la part des B. Dans ce cas, on parle d’une « demi-prédation », que l’on nomme commensalisme.
On comprend que les 1, 2, …, 8 disparaissent à terme. Mais qu’en est-il des A et B ? S’il y a beaucoup de B par rapport aux A, l’avantage des B dont on vient de parler sera petit, et donc ne permettra pas de surmonter l’effet du taux de croissance des A plus grand que celui des B, si bien que la proportion des B par rapport aux A diminuera. Le contraire se produit naturellement, s’il y a peu de B par rapport aux A. Le tour est joué ! Il y aura une certaine proportion des A et des B donnant un équilibre entre les deux souches. Qui plus est, cet équilibre sera stable, puisque nous venons de voir que si la proportion des B par rapport aux A est plus petite, cette proportion augmentera, et inversement.
Les systèmes dynamiques se caractérisent par le fait que les effets ne suivent pas instantanément les causes, comme se nourrir mieux n’implique pas une augmentation instantanée de la population, mais un bienêtre et une augmentation de la natalité, dont les effets se feront sentir plus tard. Les systèmes dynamiques ne tendent pas en général vers l’optimisation d’une propriété ; cela peut arriver dans certains cas, mais en général ils tendent… vers l’attracteur (affirmation parfaitement tautologique !), qui peut être un point d’équilibre, un cycle périodique ou même d’autres structures plus complexes (les fameux attracteurs étranges).
Commensalisme, mutualisme, symbiose…
Les dynamiques inter-espèces peuvent en fait prendre de nombreuses tournures. Comme vu précédemment, on parle de commensalisme lorsque l’association entre deux espèces est avantageuse pour l’une sans affecter l’autre. On parle de mutualisme lorsque deux espèces interagissent en s’apportant des bienfaits réciproques. On parle même de symbiose lorsque les deux espèces deviennent parfaitement dépendantes l’une de l’autre.
CE QUE LA NATURE NOUS APPREND
Par le biais de quelques exemples, qui ne témoignent par ailleurs que d’une infime partie des mécanismes naturels et des équilibres dynamiques, nous comprenons donc qu’il n’est pas un seul modèle de « réussite » pour une espèce.
Dans notre société capitaliste, le discours dominant tend à nous faire penser que la compétition et le combat individuel pour la réussite sont des lois naturelles immuables de la nature. Or un tel schéma est réducteur et, au-delà, il est faux. L équilibre du vivant ne résulte nullement du triomphe dans je ne sais quel tournoi entre configurations possibles, mais de l’issue (l’attracteur !) d’un processus défini de façon déterministe par des lois qui décrivent la mortalité naturelle et la croissance démographique issue des ressources disponibles, sans intentionnalité aucune.
1. Le Gac et al., « Ecological and evolutionary dynamics of coexisting lineages during a long-term experiment with Escherichia coli », PNAS, 2012, 109 (24), p. 9487-9492.