L’industrie 4.0, c’est la puissance du numérique au service d’un projet technique et politique. Un projet technique car il s’agit d’intégrer en système technique les outils numériques actuels et futurs de R&D, de gestion de la production, des relations clients-fournisseurs, des flux logistiques, du suivi fonctionnel et de la maintenance des produits et des équipements vendus, et d’analyse de leur usage par les clients. Un projet politique car il reconstruit l’atelier de la manufacture, chère à Marx, en tant que creuset de la production capitaliste.
* Francis Velain est ingénieur
Révolution du calcul. Crise et sortie de l’ère industrielle
Sommes-nous à la veille de sortir de l’ère industrielle de la machine-outil et de son système technique ? Pour l’heure, là où le déterminisme mécanique échoue, l’automatisation butte. Il faut conserver l’homme, même sur des tâches a priori élémentaires, pré- visibles, quantifiables. Là où l’homme n’a ni loi mathématique ni modèle empirique, la machine-outil et son système technique restent inopérants. L’homme reste ainsi indispensable dans le travail malgré le processus d’exclusion drastique qui le frappe jusqu’à l’absurde.
Poursuivre avec cette machine-outil se révèle de plus en plus coûteux et insupportable. Aucun recul des acquis sociaux, aucune libération du capital et/ou de la concurrence ne peut résoudre ce problème, sinon temporairement. Même les réorganisations capitalistiques du capital et du tissu industriel n’y suffisent pas. Externalisation et essaimage d’activités, recours à la sous-traitance, nouvelles spécialisations capitalistiques pour construire des équipementiers ou sous-traitants universels, développement de groupes – structures capitalistes typiques – de PME-PMI, démantèlement des groupes monopolistiques publics et parfois privés, l’entreprise éclatée ne règle rien.
Mais les forces productives ne sont pas restées figées. Entre 1930 et 1950, elles furent l’objet d’une double révolution conceptuelle au moment où la machine-outil et son système technique approchaient des limites de leurs fondamentaux. En synthèse, cette révolution repose sur deux éléments :
1. La compréhension moderne du calcul mathématique : un processus systématique de la pensée qui peut faire l’objet d’un traitement mécanique. Cela rend possible une machine universelle (la machine de Turing).
2. La modélisation cybernétique de la commande et du contrôle des systèmes (Wiener). Là, cette machine à calculer universelle est en interaction, via un réseau, avec son environnement au passé déjà mémorisé, et son présent, mémorisé en temps réel – via une collecte de données – et sur lequel la machine universelle peut amener une machine-outil ou un homme à intervenir. Ce modèle rend donc compte du comportement du vivant comme des interactions des éléments de simple matière. Dans les deux cas, l’inattendu, l’inconnu peuvent être affrontés empiriquement, et cette confrontation peut être « apprise » et évaluée.
L’homme a donc à disposition une machine apprenante et un système technique potentiellement réactif, adaptatif à l’inattendu, voire à l’inconnu. De quoi faire face aux réalités et besoins du travail industriel et au-delà, bien au-delà, des apports de la simple puissance informatique de calcul et des performances des réseaux.

Où va l’entreprise ?…
L’industrie 4.0 a pour projet de prendre toute la mesure de cette double révolution. Les dernières décennies ont vu la grande entreprise éclater, l’industrie 4.0 la reconstruira. C’est déjà à l’œuvre dans les plus grandes. Les difficultés liées aux distances, à la sous-traitance, la coordination et l’avancement des projets ou de la production, et même le travail collaboratif entre groupes ou entreprises par ailleurs concurrents sont déjà largement sous contrôle. Une certitude: ces forces productives nouvelles appellent à faire politique. Le capital veut renouer avec la coopération du nombre, qui multiplie à lui seul la productivité du travail en unissant les capacités individuelles des salariés, sous les formes les plus diverses, en fonction des besoins et des possibles. Métiers, qualifications, échelles salariales seront bousculés, transformés. L’industrie 4.0 réinvente le travail et le travailleur moyen, crée en plus un partage une mutualisation inédite des moyens techniques et de leur puissance, et réimpose la loi de la valeur. Cette nouvelle manufacture n’est pas obligatoirement celle d’un seul capital individuel ou social, mais possiblement de plusieurs, dans le cadre de coopérations industrielles, plus ou moins ouvertes, plus ou moins durables, entre capitalistes plus ou moins égaux. Les grands groupes sont à la manœuvre en fonction de leur stratégie passée, leur actuelle organisation interne, leurs filiales, leurs pratiques avec leurs équipementiers et autres sous-traitants, et leurs clients. À condition d’avoir une taille capitalistique minimum, à tout moment des capitaux productifs peuvent coopérer, se séparer, se fondre. L’industrie 4.0, c’est le capital industriel qui se remet au centre du jeu ; c’est le capital producteur de la base matérielle de la société qui se réorganise et se réaffirme central.
… Et le travail ?
L’industrie 4.0 est en quelque sorte une reproduction, à travers des machines et l’initiative privée, de la construction politique réussie de l’industrie européenne de l’espace et de l’aéronautique à l’échelle de multiples entreprises et établissements disséminés sur le continent. Cette fois, pour des raisons et objectifs de pure rentabilité financière. Le maître mot est intégration en temps réel de toutes les activités et interactions. Plus seulement à travers des réunions, mais même sur les postes de travail. L’industrie 4.0, c’est le fonctionnement en mode projet, en permanence et en (presque) totale transparence. Cela touche tous les aspects du travail, y compris l’analyse des futures conditions de travail. Des simulateurs peuvent vérifier qu’un soudeur d’une certaine taille et corpulence, droitier ou gaucher, saura souder dans le recoin inaccessible de la coque d’un navire. Ici, l’enjeu du développement de mécaniques ayant les capacités adaptatives du corps humain prend un certain sens, puisque leur commande pourrait se faire par les performances de la machine « apprenante ». Le défi 4.0 du robot autonome humanoïde va au-delà des enjeux éthiques de simulation des sentiments humains auprès des enfants ou des personnes âgées. En attendant, le soudeur se formera virtuellement (ou pas) à l’art de la soudure, y compris pour les endroits les moins accessibles et produira de la donnée pour d’éventuels automates apprenants plus ou moins humanoïdes. Les entreprises aiment bien montrer des salariés travaillant « ensemble » sur des maquettes virtuelles. Mais la transparence vaut (déjà parfois) aussi pour le respect des jalons, des indicateurs, pour la capacité de répondre aux sollicitations des collègues et de la hiérarchie. C’est cela aussi l’atelier 4.0 de la fabrique du nouveau monde. Votre employeur en saura beaucoup sur votre personnalité par les données recueillies de vos interactions avec vos collègues. Tous les repères concrets bien connus qui aident au développement d’une conscience d’intérêts revendicatifs communs ou convergents vont être remplacés par de nouvelles réalités. Rien n’est plus urgent que de reforger les repères du « travail abstrait » : Pourquoi ne sert-il à rien – ou à presque rien – de se demander si la machine est bonne ou pas pour le travailleur ? Pourquoi, lors de l’introduction de machines nouvelles, le capital veut-il augmenter le temps de travail tout en rendant plus nombreux les travailleurs considérés comme « surnuméraires » ? Certains entendent échapper à la contradiction capital/travail du salariat grâce à quelques nouvelles machines individuelles que pourrait leur proposer l’industrie 4.0. Au XIXe siècle, le capital réinventa parfois un temps le travail à domicile, ou quasi indépendant, artisanal, du petit entrepreneur libre en promouvant de telles machines, comme la machine à coudre. Mais les formes de propriété réinventées à cette occasion ne résistèrent pas longtemps face à la manufacture en marche vers la grande entreprise. Y compris à cause des lois sociales que celle-ci se voyait imposer. Le monde va continuer à se peupler d’ateliers, mais ouverts à bien d’autres. Avec des salariés mieux éduqués qu’au début du XIXe siècle, car la maîtrise de la nouvelle machine et son système oblige à introduire, comme l’a avancé Marx, « l’enseignement pratique et théorique de la technologie dans les écoles du peuple […] en contradiction avec le mode capitaliste de l’industrie et le milieu où il place l’ouvrier ». La notion d’ouvrier n’y fera guère sens d’ailleurs. Celle de prolétaire à statut salarial, le salarié, sera plus pertinente. Le travailleur exploité sera plus collectif que jamais, et le mode de production capitaliste se présentera comme une immense accumulation de marchandises. Dans le monde de l’industrie 4.0, le travailleur collectif producteur de la richesse matérielle sociale passera plus de temps à produire des machines pour d’autres machines, pour le capital donc, que pour les besoins spécifiquement humains. À l’exemple des objets connectés. En attendant de gentils robots, d’autres capitalistes feront profit en embauchant des travailleurs pour aider l’ensemble des hommes à dépenser leur richesse, fût-elle limitée. Que sont en effet les emplois d’aide à la personne sinon une déclinaison moderne des emplois domestiques repérés par Marx? Là aussi l’industrie redevient centrale dans le débat politique. Principale source possible de la réduction du temps de travail ou pas ?
L’industrie 4.0 et la cité
L’industrie 4.0 n’est pas seulement manufacture intégrante et inscrite dans un système technique. Elle est inscrite dans la vie de la cité, les pratiques et aspirations des hommes. D’où la collecte des données pour tracer l’environnement et l’usage des richesses consommées par les hommes. L’industrie 4.0 se nourrit de la vie, des pratiques individuelles et sociales des « clients ». Cela vaut pour les équipements industriels, les soins, jusqu’au beurre du frigo et aux pratiques culturelles et de loisirs. Le modèle de l’usine 4.0 est universel. Toutes les activités de travail social se plieront à son organisation du travail et à l’usage de son système technique. L’hôpital, le tourisme, l’industrie culturelle et du spectacle… et la fonction publique. Les promesses de la machine universelle sont universelles. Le petit ou grand peu qu’elle tiendra aura d’immenses conséquences. Là aussi l’appel au politique va s’amplifier.