Le capital, ce n’est pas l’automatisation mais l’imbrication, Dmytri Kleiner*

Lors de la présentation de Nick Dyer-Witheford sur #PlatPol11, la question du remplacement par le capital du travail productif s’est invitée dans le débat et a continué à faire l’objet de discussions informelles. L’automatisationmènerait-elle le capitalisme à sa fin ? Sans doute que non.

*Dmytri Kleiner est Senior Architect à Red Hat Open Innovation Labs. Traduction de Madeleine Grant



Ce que le capitalisme automatise, comme l’a remarqué Nick, ce ne sont pas les emplois inférieurs non qualifiés, mais plutôt en règle générale les emplois qualifiés. Au lieu d’un futur où des usines complètement automatisées de robots étincelants produiraient d’incalculables richesses pour des êtres humains menant une vie de loisir et d’élévation mentale, une vision plus réaliste de l’automatisation capitaliste est celle de jeunes répondant dans l’affolement et sans savoir où donner de la tête aux divers bips, alertes et lumières clignotantes de la cuisine d’un fast-food.
Jusque dans les années 1950, les repas et les collations rapides étaient l’affaire de cuisiniers spécialisés dans ce type de préparation, qui trouvaient facilement des emplois dans l’industrie de la restauration alors florissante. Exerçant un métier recherché, les bons spécialistes de la restauration minute étaient parfois difficiles à trouver, et il fallait leur verser un salaire relativement élevé. Insta- Burger King, créé en 1953 à Jacksonville (Floride) par Matthew Burns et Keith J. Kramer, trouva le moyen de vendre les hamburgers meilleur marché en éliminant le recours aux cuisiniers qualifiés, remplacés par de la main- d’œuvre non qualifiée grâce à leur nouveau gril, l’Insta-Broiler. Carl N. Karcher, fondateur de Carl’s Jr., lui emboîta le pas et remplaça lui aussi ses cuisiniers par des aides de cuisine sans qualification et un équipement de cuisine automatisé.
Ce mouvement n’est pas limité à l’industrie de la restauration rapide : des centres d’appels aux aéroports, des hôpitaux aux usines, la déqualification a remplacé le travail qualifié par l’introduction de technologies mises en œuvre par des travailleurs non qualifiés ou peu qualifiés. Le travail continue à être au centre de la création de valeur, il est simplement de plus en plus incorporé à une superstructure capitaliste automatisée et autoritaire de contrôle et d’encadrement. Ce n’est pas le travail que le capital remplace, mais bien plutôt le capital humain, soit, selon Wikipedia, « l’ensemble des aptitudes, talents, qualifications, expériences accumulées par un individu et qui déterminent en partie sa capacité à travailler ou à produire pour lui-même ou pour les autres ». Pour comprendre ce processus, l’automatisation ne suffit pas, il faut plutôt évoquer la déshumanisation du capital, l’intégration des compétences humaines dans l’équipement et du travail humain dans l’automatisation.

Box bureau
Comme pour les centres d’appel, dans les aéroports, les hôpitaux, les usines, la déqualification a remplacé le travail qualifié par l’introduction de technologies mises en œuvre par des travailleurs non qualifiés ou peu qualifiés.

Les technologies employées dans la production déqualifiée sont bien sûr elles-mêmes produites, et leur conception requiert une ingénierie de plus en plus complexe, qui fait appel à des travailleurs hautement qualifiés. Le travail qualifié n’est pas remplacé mais déplacé de la production directe de biens de consommation à la production indirecte de biens d’équipement, ce qui produit un effet de dépolitisation. La capacité de négociation des masses de travailleurs de la production directe, où se crée la valeur ajoutée, et soustraits à l’appropriation de la valeur ajoutée.
Les techniciens ne se considèrent généralement pas comme victimes de l’exploitation. Ne travaillant pas d’arrache-pied à la production de biens de consommation ou de services, ils se sentent souvent mis en avant, et non exploités par le capital. Ils produisent des idées, des projets, des prototypes parfois, mais jamais des produits offerts à la vente. Les capitalistes leur donnent la possibilité de réaliser leurs visions techniques, ils ne leur prennent rien directement. Lors de sa communication sur #PlatPol11, Chris Chesher a présenté un robot serveuse, commercialisé lors d’un salon en Corée. Il a été observé que les serveuses sont payées au salaire minimum, et qu’il était par conséquent hautement improbable de voir se généraliser un tel produit puisqu’il serait beaucoup plus coûteux d’assurer l’entretien d’une équipe de robots serveuses que de serveuses en chair et en os. L’industrie des technologies peut bien prendre plaisir à exhiber des robots animaux de compagnie et des robots domestiques, il n’empêche que les vrais moyens sont alloués au développement des robots militaires, conçus pour tuer.

L’ autonomisation ne mènera pas le capitalisme à sa fin
Le capitalisme ne va pas éliminer la main-d’œuvre, il n’essaiera même pas d’aller dans cette direction. Il va en revanche créer une main-d’œuvre déqualifiée, toujours plus dépendante du capital pour être à même de produire, et divisée, privée d’une conscience prolétarienne collective, dispersant ainsi son pouvoir de classe. Et quand le mécontentement social explosera, il automatisera les forces meurtrières indispensables pour réprimer les soulèvements. Le droïde antiémeute aux méthodes de répression brutales est plus viable que le gentil robot domestique.
Un système qui oriente la production vers la création de valeur d’échange a de fortes motivations pour créer du contrôle, puisque la capture de ressources rares est au cœur de la formation de la valeur d’échange; il a en revanche de faibles motivations pour créer l’abondance pour tous. Seule une société de travailleurs égaux dans la production comme dans le partage aurait intérêt à atteindre l’abondance, puisque tous profite- raient de l’augmentation des richesses et de la diminution du travail.

Le capital ne se sert pas de son appareil technologique pour libérer le travail, mais pour y enfermer et y contenir à la fois la vie humaine et le travail, à coup d’atteintes à la vie personnelle, de harcèlements, d’extorsions. L’extraordinaire pouvoir de la technologie pour produire des richesses ne peut réellement réduire le labeur qu’avec l’abolition du salariat et l’élimination des classes. C’est alors seulement que l’innovation et la détermination issues du peuple pourront faire en sorte d’utiliser la technologie pour réduire le travail et augmenter les loisirs. En attendant, il ne s’agit que d’un mirage de science-fiction.

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