L’industrie du futur : vers une révolution industrielle ?, Simon Descargues*

Usine du futur, industrie du futur, chaîne de valeur, quatrième révolution industrielle, cyber-révolution : autant de termes qui traduisent un renouveau dans le système de production et de consommation rendu possible par les nouvelles technologies… La situation ne manque pas de poser de nouveaux problèmes, donc de nouveaux défis. 

*Simon DESCARGUES est sociologue du travail.


Chaîne de valeur et essor des technologies du numérique

Les deux dernières décennies sont marquées par l’émergence et la diffusion massive de nouvelles technologies et de nouvelles machines. Il en va ainsi, par exemple, de la multiplication des robots, dont le nombre devrait passer de 1,035 milliard en 2008 à 3,053 milliards à l’horizon 2020 selon la Fédération internationale de robotique. Ces évolutions ne sont pas sans conséquence sur l’évolution des chaînes de valeur des entreprises. Pour Michael Porter1, créateur du concept, une chaîne de valeur regroupe l’ensemble des étapes déterminantes pour une entreprise afin de créer de la valeur dans un domaine d’activité stratégique. La valeur doit être ici entendue comme valeur perçue par le client, c’est-à-dire la somme qu’il est prêt à dépenser pour un bien ou service 2.

Dans une logique concurrentielle, une entreprise a besoin de construire des avantages durables pour se distinguer des autres entreprises présentes dans le même domaine d’activité. La construction et l’analyse de la chaîne de valeur permet à une entreprise de trouver les moyens de se différentier d’une autre entreprise vis-à-vis d’un client, que celui-ci soit une autre entreprise (b to b) ou un consommateur (b to c). Par exemple, si les produits de deux entreprises peuvent être quasi identiques, l’une peut se distinguer de l’autre par un meilleur service de livraison ou encore un meilleur service marketing. De nombreux changements sont intervenus sur les chaînes de valeur au cours de ces dernières années. Bien souvent, ceux-ci ont été accompagnés de nouvelles technologies numériques ou se sont appuyés sur de nouveaux environnements et opportunités crées par elles.

Il en va ainsi, par exemple, de l’organisation des fonctions supports des grands groupes. Le développement de l’informatique et des ERP3 a ainsi facilité la centralisation et la gestion à distance d’une grande partie de ces fonctions. Alors que les filiales disposaient de fonctions supports sur site (comptabilité, ressources humaines, services achats, services clients, etc.), le développement et la fiabilité des systèmes informatiques ont permis de réaliser des économies d’échelle en externalisant dans des filiales étrangères ou des entreprises sous-traitantes des services auparavant internalisées dans les filiales. Les années à venir semblent orientées vers la propagation d’une mosaïque de technologies numériques touchant l’ensemble du système de production. Dans ce contexte, la notion d’industrie du futur met en débat les modifications importantes, voire radicales, qui pourraient en résulter.

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La chaîne de valeur

Une mosaïque technologique

Big Data et analytics
La présence de capteurs sur les machines et les produits permet de collecter d’importantes sommes de données. Avec les bons outils de traitement et d’analyse, ces données permettent d’optimiser la chaîne de production en identifiant de manière très fine les problèmes qui surviennent ; elles permettent d’également d’accroître la connaissance sur les habitudes et préférences des consommateurs.

Robotisation
On sait aujourd’hui créer des robots travaillant de façon autonome, plus flexibles et en plus grande coopération avec les opérateurs.

Simulation
La simulation 3D de produits, matériaux ou procédés s’étend à l’ensemble de la chaîne de production ; l’acquisition de données réelles permet de l’affiner.

Systèmes d’information horizontaux et verticaux
Les systèmes d’information doivent faciliter l’intégration et la communication intra- et interentreprises. Ils aident à l’automatisation des chaînes d’approvisionnement, de production et de distribution, mais aussi à la création de liens plus étroits entre les différents départements des entreprises afin de répondre au mieux à leur demande.

L’Internet industriel des objets
Grâce aux capteurs sur les machines et les objets en cours de fabrication, les machines peuvent connaître l’historique de production de l’objet ainsi que la demande finale correspondante en vue d’y répondre de manière automatisée ou via un poste de contrôle central. On peut aussi, grâce à l’Internet des objets, collecter des données pendant l’utilisation du produit afin d’apprendre quelles fonctionnalités sont utilisées et découvrir les modes de défaillances.

Cybersécurité
La diffusion du numérique et l’augmentation des communications qui l’accompagne font de la cybersécurité un enjeu majeur pour les entreprises industrielles. De nombreux fournisseurs de matériel 4.0 ready se sont ainsi rapprochés de spécialistes de la cybersécurité afin de proposer des offres intégrant cet aspect.

Cloud
Le cloud est déjà répandu pour la gestion de logiciels et de données. La plus grande interconnexion des sites de production et des départements au sein de l’entreprise requiert un partage de grandes quantités de données, rendue plus facile grâce au cloud.

Fabrication additive
Cette technologie suscite de nombreux espoirs. Au-delà de la production de prototypes, la fabrication additive permet déjà la production en petites séries de pièces complexes, de pièces de rechange, et même d’outils personnalisés. La vitesse et la précision de l’impression devraient augmenter et permettre la production à plus grande échelle.

Réalité augmentée
Une utilisation possible vise à fournir à l’opérateur de maintenance des informations sur les techniques de réparation d’une pièce, par exemple via le port de lunettes de réalité augmentée. Cette technologie peut également être utilisée pour faire de la formation, ou rendre des étapes de conception moins abstraites afin d’y associer plus de parties prenantes4.

L’émergence des systèmes cyber-physiques de production
L’ensemble de technologies émergentes peut donner l’image d’une forte hétérogénéité. Disparates au premier abord, ces éléments convergent, s’articulent et s’intègrent de plus en plus entre eux. L’on doit à la National Science Foundation la définition de cette évolution au travers de la notion de systèmes cyber-physiques (SCP), laquelle désigne la possibilité pour un réseau de machines de gérer de manière autonome des informations issues de l’environnement physique les concernant. L’autonomie s’entend ici comme la capacité de ces machines à échanger entre elles et avec d’autres appareils leurs informations. Les SCP sont ainsi en capacité d’enregistrer, de tracer et de transmettre des données physiques qu’elles convertissent en valeurs numériques.

Dans le sillage du développement des SCP, l’émergence des systèmes cyber-physiques de production (SCPP) annonce une poursuite des évolutions que connaissent les chaînes de valeur des entreprises. Les SCPP « consistent en des entités et sous-systèmes autonomes et coopérantes, connectés au travers d’une relation contextualisée, au sein et au travers de la production, du process aux réseaux logistiques »5. Il s’agit donc de la combinaison de différents systèmes cyber-physiques. Cette conversion permet également des échanges d’information avec d’autres entreprises. Par exemple, une chaîne d’embouteillage pourrait être en capacité d’envoyer des informations sur le niveau de stock de matière première disponible et ainsi déclencher une demande d’approvisionnement. En parallèle, elle pourrait avertir les services de livraisons d’un possible retard dû à des pannes tout en analysant les raisons de celle-ci de manière qu’elles ne se reproduisent plus. Ce possible nécessite au préalable que les filiales, les entreprises sous-traitantes, les fournisseurs et les clients puissent communiquer dans un environnement informatique partagé, voire commun6.

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Par systèmes cyber-physiques (SCP) on entend la possibilité pour un réseau de machines de gérer de manière autonome des informations issues de l’environnement physique les concernant.

Le développement des SCP et SCPP pose la problématique de la place des travailleurs dans ces systèmes de régulation. Si l’usine sans salarié relève pour l’heure plus de la science- fiction que de la réalité, le profil du travailleur de demain interroge. La question de la formation comme celle des marges de manœuvre pour agir sur ces nouvelles formes de pro- duction sont un enjeu majeur des années à venir. Cette place du tra- vailleur fait apparaître un enjeu majeur, celui des perspectives laissées à l’intervention humaine : le SCP peut limiter l’action humaine à un rôle de supervision du SCP, qui prend la totalité de ses décisions sans l’in- tervention ou, à l’inverse, réduire le SCP à un rôle d’informateur, laissant les travailleurs prendre la totalité des décisions.

Les niveaux de cybernétisation
Pour l’heure, on distingue plusieurs niveaux de cybernétisation de ces réseaux de machines que le chercheur Olivier Cardin7 distingue de la manière suivante :

Connexion :
Le SCP opère sur un réseau Plug&Play et utilise des données envoyées par un réseau de capteurs. Conversion : le SCP traite l’information et la retranscrit en informations de plus haut niveau.

Cyber :
Le SCP a une connaissance des autres SCP de l’environnement et peut interagir avec eux pour enrichir son propre traitement de l’’information.

Cognition :
Le SCP est capable d’établir un diagnostic sur la base des simulations de son propre comportement et une analyse différentielle des données recueillies par des capteurs.

Configuration :
Le SCP peut s’adapter seul en cas de défaillance, se reconfigurer ou ajuster de manière autonome ses paramètres afin de revenir à un comportement nominal.

De l’usine à l’industrie du futur

C’est dans ce contexte d’émergence de nouveaux systèmes sociaux tech- niques que sont apparues les notions d’usine intelligente ou d’usine du futur. La Fédération française des industries mécaniques définit l’usine du futur comme « une réponse à plusieurs transitions simultanées : énergétiques, écologiques, numérique, organisationnelle et sociétale.Chacune de ces transitons fait appel à de nombreuses nouvelles technologies ou modes d’organisations arrivant à maturité en cours de développement ou à concevoir»8.

Néanmoins, il est rapidement apparu que limiter l’analyse des évolutions en cours aux frontières de l’usine ne rendait pas suffisamment compte de l’ampleur de ces changements au sein des modèles productifs. Allant dans ce sens, le gouvernement allemand de la chancelière Angela Merkel donnait officiellement, dès 2011, le coup d’envoi à une initiative nationale, rassemblant industriels et laboratoires de recherche avec le soutien de la puissance publique. Pour le gouvernement allemand, il s’agissait de sauvegarder et d’accroître le leadership de l’Allemagne en identifiant les principales tendances internationales en matière de modes de consommation et en réfléchissant à la possibilité d’y répondre, et de créer de nouveaux besoins, via les technologies numériques à disposition immédiatement ou à moyen terme. La notion d’industrie 4.0 était née, et elle sera reprise en France sous le vocable d’industrie du futur. Ainsi, plus que la question de l’efficacité productive, c’est bien sur le possible développement de nouveaux modèles d’affaires que se porte le regard. Si ceux-ci sont différents d’une entreprise à une autre, en fonction de leur taille ou de leur secteur, cette réflexion sur la réorganisation des filières de production incite à parler d’industrie du futur plutôt que d’usine du futur.

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Le salar d’Uyuni, en Bolivie, renfermerait 40% des réserves mondiales de lithium. L’industrie du futur peut être l’expression d’une concurrence féroce entre les États pour mettre la main sur des ressources rares.

En plaçant au cœur de la réflexion sur l’industrie du futur la question du consommateur, il faut aborder les changements sociétaux induits par la large diffusion du recours aux numériques au sein de la société. La miniaturisation des composants tout comme la diffusion des connexions sans fils ont accru le recours aux objets connectés dans notre quotidien (selon les recensements effectués par Statista9, on en dénombrait plus de 15 milliards en 2015 et l’on estime qu’il y en aurait quelque 75 milliards en 2025).

Les bouleversements des usages qui en résultent sont autant d’opportunités pour les industriels de se repositionner dans leur domaine d’activité en tentant de se différencier de leurs concurrents. L’intégration des capteurs remontant des informations sur l’utilisation des produits permet d’améliorer leur qualité ou leur fonctionnalité. Il favorise en outre la possibilité d’intégrer les clients à la conception de ceux-ci dans le b to b comme dans le b to c. Au-delà du produit manufacturé en lui-même, l’apparition du numérique dans le quotidien permet de construire des offres de services associés à leur vente. Le smartphone est à ce titre un cas d’école, puisqu’il représente une mine d’offres de services : maintenance, paramétrage personnalisé, applications, créations et échanges de données…
Au-delà des machines, on vend des solutions. L’industrie du futur comporte une dimension servicielle accrue. On vend les conseils, les para- métrages et les logiciels associés. L’on perçoit alors clairement l’enjeu économique qui sous-tend cette évolution : le suivi et les services associés permettent de construire de nouvelles manières de se différentier et de générer des rentes de revenus moins perméables aux fluctuations économiques.

Une quatrième révolution industrielle ?
La notion d’industrie du futur repose ainsi sur la numérisation croissante de la production et la manière dont l’Internet des objets, des données et des services va modifier les processus de production, la logistique et, plus généralement, l’organisation du travail.

En effet, la capacité à récolter et à partager des données issues de l’environnement permet d’accroître l’efficacité productive et aussi d’être économe en matières premières10. Cela permet, d’une part, de gérer au plus juste des intrants et, d’autre part, d’améliorer l’efficience des chaînes de production, notamment en organisant la maintenance. À cela s’ajoute l’intégration dans la conception des lignes de productions de demandes de plus en plus spécifiques. L’on voit poindre la possibilité de la personnalisation accrue de l’offre tout en conservant des coûts unitaires bas. Ainsi, l’enjeu majeur de l’industrie du futur serait celui du passage de la production de masse à celui de la personnalisation de masse.

L’ensemble de ces changements dépasse largement le cadre technique. L’industrie du futur comporte des dimensions économiques et sociales importantes. Elle pose la question du renouveau industriel, de son tissu, des investissements à faire, et également la question de l’évolution des formes d’emplois et de la formation. Elle questionne enfin le triptyque « citoyen-producteur-consommateur » dans la mesure où elle rend poreuses les frontières entre ces rôles. Dans la foulée du développement de la notion d’industrie du futur, de nombreux industriels et chercheurs n’hésitent pas à parler de quatrième révolution industrielle : tout comme la machine à vapeur devenait le symbole de la première révolution industrielle, les SCP seraient celui d’une nouvelle révolution industrielle à l’œuvre. Celle-ci donnerait naissance à une nouvelle configuration dans l’organisation et le pilotage de la production et de la distribution, structurés autour des systèmes cyber-physiques de production.

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Les révolutions industrielles

« Cyber-domination » ou « Cyber-révolution »?
Ni réalité ni fantasme, la notion d’industrie du futur revêt avant tout une dimension prospective. Celle-ci se nourrit des possibles qui émergent des convergences technologiques et des avancées probables de la recherche et développement. Au- delà des gains de productivité et d’une meilleure gestion des coûts, elle exprime aussi l’idée d’un possible bouleversement des modèles économiques. En ce sens, elle revêt une dimension sociétale qui interroge l’évolution des rapports sociaux de production.

La technologie n’est pas bonne ou mauvaise en soi. Elle n’est pour autant pas neutre. Comme à chaque étape de l’histoire du capitalisme, l’évolution des modèles productifs s’accompagne et se construit dans des rapports de classe. Il importe en effet de garder en mémoire cette proposition centrale du matérialisme historique : l’histoire est, en dernière instance, l’histoire de la lutte des classes. L’industrie du futur est l’occasion de renouveler la réflexion sur la manière dont nous produisons. Les systèmes cyber-physiques de production rendent possible le contrôle de la quasi-totalité du processus productif par un petit nombre de décideurs. L’industrie du futur peut être l’expression d’une concurrence entre les grandes entreprises, ou encore entre les États pleinement engagés dans le développement de leur industrie11 pour mettre la main sur les ressources matérielles afin d’en assurer le développement. Il pourrait s’ensuivre une amplification des agressions impérialistes, des pillages et des dégradations de notre environnement. Pour les pays occidentaux, comme la France, cette cyber-domination pourrait également accélérer le phénomène de paupérisation de la population en répartissant le travail entre emplois sous- qualifiés et sous-payés, d’une part, et emplois extrêmement qualifiés et aliénants, de l’autre.

À l’inverse, cette cyber-domination pourrait se transformer en cyber-révolution. Elle pourrait être un levier pour mettre en adéquation notre mode de production avec les urgences écologiques auxquelles nous faisons face12, mais également avec nos aspirations les plus progressistes : baisse significative du temps de travail et organisation collective de la production, notamment. Pour cela, rompre avec le fatalisme ambiant13 est un passage obligé. À l’époque de la montée en puissance des mouvements altermondialistes, le slogan « Agir local, penser global » faisait florès. Peut-être y a-t-il aujourd’hui une unité du salariat à construire autour de l’idée suivante : « Face à la crise écologique : gérer nos entreprises, construire notre industrie. »

1. M. Porter, l’Avantage concurrentiel, Dunod (trad. Philipe Lavergne), 1997.

2. Elle ne se confond donc pas avec le concept marxiste de valeur.

3. L’ERP (enterprise eresource planning) est un système d’information qui permet de suivre au quotidien l’ensemble des données des services d’une entreprise.

4. Source : The Boston Consulting Group, « Industry 4.0. The Future of Productivity and Growth in Manufacturing Industries », avril 2015 (traduction : La Fabrique de l’industrie).

5. http://ims2.cran.univ-lorraine.fr/sites/ims2.cran.univ-lorraine.fr/files/inline-files/Olivier_Cardin-les_CPPS.pdf

6. Cela pose la question de l’intégration via des systèmes informatiques communs ou du moins partagés et, en corollaire, celle de la gestion de la sécurité de ces systèmes.

7. Olivier Cardin, «Contribution à la conception, l’évaluation et l’implémentation de systèmes de production cyber-physiques».

8.http://industriedufutur.fim.net/wp-content/uploads/2015/11/Guide_pratique_UDF.pdf

9. https://fr.statista.com/statistiques/584481/internet-des-objets-nombre-d-appareils-connectes-dans-le-monde-2020/

10. Notons également que les données collectées deviennent une forme de matière première dont l’exploitation ouvre de nouvelles perspectives.

11. États-Unis d’Amérique, Chine, Corée du Sud et Allemagne notamment.

12. Au-delà de la question climatique, c’est l’aune des changements globaux que doit s’évaluer la crise écologique que nous traversons.

13. Que la multiplication des scénarios dystopiques illustre bien.

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