Les humains se regroupent surtout en fonction de leur appartenance Ă telle ou telle catĂ©gorie sociale, et leur activitĂ© modĂšle le paysage et les territoires ; de ce fait, si lâorganisation de lâespace traduit dâabord les activitĂ©s et les niveaux de revenus, ceux-ci reflĂštent plus ou moins directement les classes sociales, et les classes dominantes imposent une vision de lâamĂ©nagement du territoire⊠à leur avantage.
*Jean-Claude CHEINET est géographe et ex-adjoint au maire de Martigues.
Dans les limites de cet article, il sâagit de rester Ă un niveau concret, dâillustrer et de rendre tangible une rĂ©alitĂ©. Elle sâobserve au niveau de la planĂšte dans une mise en valeur asymĂ©trique qui dĂ©savantage les pays pauvres ; elle sâobserve aussi au niveau national ou local, provoquant prise de conscience et luttes diverses.
Ă l’Ă©chelle nationale
La seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle rompt avec des politiques dâamĂ©nagement par la mise en relation de tous les dĂ©partements avec la capitale et entre eux, ce pour nâaider que quelques territoires Ă se dĂ©velopper. Le nom de cette politique a pu varier dans le temps, mais elle a Ă©tĂ© constante. DerniĂšrement, la mĂ©tropolisation dans le sens des choix ultralibĂ©raux a aussi introduit la concurrence entre mĂ©tropoles, qui font Ă©voluer le bĂąti pour y rĂ©pondre⊠Partout, les centres villes Ă©voluent vers une gentrification, avec requalification de lâhabitat, activitĂ©s culturelles, musĂ©es et fondations (CĂŽte dâAzur), etc. Câest lĂ que sont prioritairement mis en place les Ă©quipements innovants. Autour, on parle de zones « pĂ©riphĂ©riques » (habitat social ou zones pavillonnaires) dĂ©favorisĂ©es et dĂ©gradĂ©es, et surtout sous-Ă©quipĂ©esâŠ
Cet abandon dâun amĂ©nagement Ă©quilibrĂ© du territoire se traduit, Ă la SNCF par exemple, par la prioritĂ© accordĂ©e aux lignes TGV reliant les mĂ©tropoles, tandis que des lignes inter-citĂ©s sont promises Ă la fermeture ou Ă la prise en charge par les collectivitĂ©s, et prĂ©cisĂ©ment par celles qui ont le plus besoin dâaide. Il en est de mĂȘme des Ă©quipements de santĂ© ou dâenseignement, qui y sont peu Ă peu rabougris. Ce dĂ©clin des Ă©quipements paralyse le dynamisme de la sociĂ©tĂ© locale. Les activitĂ©s Ă©conomiques en dĂ©clin accompagnent lâexode rural des actifs et une dĂ©prise agricole avec des mises en valeur diffĂ©rentes, moins gourmandes en main-dâĆuvre (Ă©levage ou tourisme plutĂŽt que cultures) Lâensemble bouleverse lâĂ©conomie locale, la population, la mise en valeur de la rĂ©gion et les paysages par lâextension des friches ; on y voit aussi sâouvrir des dĂ©charges rebaptisĂ©es centres de stockage des dĂ©chets ultimes ou CSDU (La Motte du Caire [Alpes-de-Haute- Provence] ou en Corse) ou pour des installations Ă risques.
Des structures agraires diffĂ©renciĂ©es sâinstallent selon les rĂ©gions : la grande agriculture industrielle se signale par des paysages de villages en dĂ©clin, de grosses fermes hyper-Ă©quipĂ©es et de champs immenses. Lâagriculture familiale conserve des structures agraires plus traditionnelles et ses champs plus modestes; lâagroforesterie naissante, moyen de rĂ©sister pour lâagriculture familiale et de sâadapter aux changements climatiques, prolonge ces Ă©volutions. Lâenvironnement de rĂ©gions entiĂšres peut en ĂȘtre changĂ© et la rĂ©sistance Ă cette transformation est une base de rassemblement.
Au niveau local
Câest essentiellement de questions concrĂštes au niveau local que surgissent de multiples luttes qui mobilisent les populations.
Les plus riches ont achetĂ© des Ăźles au loin⊠Plus prĂšs de nous, les beaux quartiers sâopposent Ă lâhabitat populaire (ancien ou HLM ou pavillonnaire). Mais les « riches » dĂ©fendent leur prĂ© carrĂ©; ainsi a-t-on vu les manifestations hystĂ©riques dâhabitants du XVIe arrondissement de Paris pour empĂȘcher la construction dans le bois de Boulogne dâun bĂątiment destinĂ© Ă lâhĂ©bergement de sans-abri ou encore des groupes exercer des pressions pour faire abandonner le projet dâĂ©oliennes en mer, au large de Nice, alors que la CĂŽte dâAzur est mal reliĂ©e au rĂ©seau Ă©lectrique national.
Inversement, Ă Marseille, les habitants pĂ©titionnent et manifestent pour empĂȘcher que lâon abatte les arbres de la place Jean- JaurĂšs, dite de La Plaine, emplacement dâun marchĂ© populaire depuis le XVIIIe siĂšcle, oĂč la municipalitĂ© veut rĂ©aliser une opĂ©ration immobiliĂšre qui ne manquera pas dâĂ©loigner les classes populaires du centre-ville. On commence par les arbres et on continue par le dĂ©but de la campagne des municipales ! Ă Marseille, lâopposition quartiers nord/quartiers sud est connue : habitat collectif plus ou moins bien entretenu au nord et villas parfois avec parc au sud. La CĂŽte dâAzur a aussi ses Ăźlots riches, tandis que les salariĂ©s vivent tout autour dans des villes-dortoirs ou certains quartiers (Nice); les stations de sports dâhiver « people » de Savoie (MegĂšve) sont en altitude, tandis que les vallĂ©es sont industrielles avec les centres anciens des communes et leurs habitats collectifs plus ou moins dĂ©gradĂ©s du fait des difficultĂ©s gĂ©nĂ©rales de lâhabitat social. Lâensemble se complexifie lorsque les actifs ayant une pluriactivitĂ© (perchman en hiver et paysan Ă©leveur les autres mois, donc plus aisĂ©s) rĂ©novent les maisons de semi-altitude donnant des hameaux pimpants (route vers Les Karellis). Dans tous ces cas de figure, le niveau de revenus et la place des uns et des autres dans la sociĂ©tĂ© conduisent Ă des choix de localisation et Ă des amĂ©nagements qui modifient les territoires. LâĂ©conomie et les paysages, lâenvironnement des vallĂ©es en sont transformĂ©s faisant Ă©merger de nouveaux problĂšmes, comme les pollutions de lâair dues Ă la circulation automobile (vallĂ©e de Chamonix). De mĂȘme, les terres agricoles autour de Paris, moins chĂšres, sont convoitĂ©es pour y Ă©tablir des dĂ©charges (le stockage des dĂ©chets rapporte plus) puis, lorsque lâurbanisation les rejoint, pour y lotir de lâhabitat pavillonnaire, tous projets auxquels sâoppose souvent la population. Lâensemble est rĂ©gulĂ© par le « marchĂ© », câest-Ă -dire en fonction de la spĂ©culation fonciĂšre qui survalorise certaines zones au dĂ©triment des autres.
Ce mĂ©canisme conduit, en fonction des plans dâoccupation des sols (POS) ou des plans locaux dâurbanisme (PLU) de chaque commune, au grignotage/mitage de la forĂȘt ou des terres agricoles par un habitat dispersĂ© ou pavillonnaire. En rĂ©gions mĂ©diterranĂ©ennes, cela accroĂźt le caractĂšre catastrophique des incendies (arriĂšre-pays de la CĂŽte dâAzur Ă lâĂ©tĂ© 2017). Il conduit ailleurs Ă une ultra-spĂ©cialisation agraire, comme celle qui dĂ©sertifie la Beauce par la grande culture industrielle ou celle qui fait de la Bretagne une usine Ă viande porcine, avec pour rĂ©sultat les algues vertes dĂ©gageant des gaz toxiques dans les baies. La division de la sociĂ©tĂ© et de lâespace selon les profits escomptĂ©s et les choix des classes dominantes se lit dans les paysages, entraĂźnant des problĂšmes et des actions diverses. Ă lâinverse, ceux dont les revenus sont limitĂ©s ou qui ont des activitĂ©s peu valorisantes (commerces, PMEâŠ) sont amenĂ©s Ă se concentrer dans des zones de moindre valeur marchande. Les risques associĂ©s sont divers : inondation (zones commerciales oĂč le terrain est moins cher, comme Ă Trans-en-Provence), pollutions ou risques dâaccident industriel. Ă La Tranche-sur- Mer (VendĂ©e), il a fallu lâaccord dâun Ă©lu â intĂ©ressĂ© ? â pour construire des pavillons en zone inondable par tempĂȘtes et grandes marĂ©es. Ceux qui avaient des revenus confortables avaient fait bĂątir ailleurs.
AprĂšs lâexplosion dâAZF, Ă Toulouse, on sâest aperçu que la ville sâĂ©tait rapprochĂ©e de lâusine prĂ©existante par construction⊠dâun habitat collectif et populaire. Devant le risque technologique la rĂ©ponse technocratique du gouvernement consiste Ă instituer des rĂšglements dâurbanisme (PRI ou des PPRT) qui ont la particularitĂ© de mettre les travaux nĂ©cessaires Ă la charge des habitants en lieu et place de ceux qui causent le risque.
Des questions ouvertes et des débats
Invoquer lâenvironnement revient trop souvent Ă rĂ©clamer le dĂ©part des activitĂ©s industrielles au lieu de lutter pied Ă pied pour une industrie sĂ»re et propre qui maintienne notamment la France comme pays industrialisĂ©. La demande est certes inĂ©gale selon les zones, mais la spirale spĂ©culative introduite par le « marchĂ© » renforce ces tendances. En face, une Ă©cologie du refus pur et simple est nĂ©gative alors que chĂŽmage et dĂ©sindustrialisation ravagent le pays, que les besoins des plus fragiles ne sont pas couverts. Lâusine Alteo de Gardanne, fabriquant de lâaluminium, met au point un procĂ©dĂ© pour diminuer ses rejets en mer ; et câest au nom de lâenvironnement que certains rĂ©clament sa fermeture sans attendre que le nouveau procĂ©dĂ© se mette en place. LâĂ©cologie peut devenir, si notre action ne lui donne pas un sens progressiste de construction dâun monde nouveau, un facteur cimentant les reculs idĂ©ologiques et sociĂ©taux. Reste quâen ces domaines une gestion Ă coups de dĂ©crets, dâarrĂȘtĂ©s ou de normes est nĂ©cessaire comme guide mais que, seule, elle est dĂ©passĂ©e. La responsabilitĂ© citoyenne de tous et de chacun est engagĂ©e, et les dĂ©cisions de niveau local ne peuvent venir que de constructions locales sous le contrĂŽle conjoint des Ă©lus et des populations. Cette perspective dâĂ©conomie durable et circulaire, bref de nouvelle sociĂ©tĂ© hors du profit immĂ©diat, ne sera apportĂ©e que par lâengagement de tous.