Les « experts » économiques de l’OCDE et la FAO ridiculisés par les spéculateurs ?, par GÉRARD LE PUILL*

Bernard Claverie Bien que des organisations internationales comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) tablent sur une stabilité des prix, les spéculations sur les denrées alimentaires continueront à alimenter des désastres économiques, sociaux et écologiques. Des solutions existent pourtant.

*Gérard Le Puill est journaliste.


 

Baisse des prix ou spéculation ?
Tandis qu’en cette année 2018 la sécheresse compromet les récoltes dans plusieurs pays de l’hémisphère nord et que certains pays exportateurs de l’hémisphère sud, dont l’Australie, connaissent une fin d’automne très sèche, le rapport annuel de l’OCDE et de la FAO consacré à l’évolution du prix des principales denrées alimentaires sur dix ans vient de paraître. Intitulé « Perspectives 2018- 2027», il promet au monde entier des prix en légère baisse pour les dix prochaines années. En attendant, la spéculation sur le blé a fait bondir son cours de 25 % en quelques semaines. Et nul ne sait ce qu’il en sera dans un ou deux ans.
Comme dans d’autres régions du monde, la pluie, la grêle, puis la sécheresse et la chaleur estivale ont mis à mal les agricultures des pays membres de l’Union européenne. D’est en ouest et du nord au sud, la baisse des récoltes céréalières et la transformation des prairies en paillassons vont avoir des conséquences durables sur les volumes de production et sur le revenu des paysans. Au point que les agriculteurs allemands ont, dès la fin du mois de juillet, demandé à leur gouvernement de déclarer l’état d’urgence pour leur profession avec un plan de financement de 1 milliard d’euros. Le constat fait en Allemagne est aussi valable pour la France et beaucoup d’autres pays. De la Suède à l’Espagne, en passant par l’Irlande et la Grande- Bretagne, la sécheresse a provoqué de sérieux dégâts. Il se peut aussi que le risque de pénurie fasse flamber les cours des denrées stockables au fur et à mesure que seront connus les chiffres définitifs concernant la récolte céréalière des pays de l’hémisphère nord. Cette spéculation a déjà commencé; ainsi, la tonne de blé tendre qui ne valait que 158 € rendue au port de Rouen au début du mois de mai était montée à 205 € à la fin du mois de juillet. La question est de savoir si cette spéculation sera temporaire ou prolongée. Le rapport « Perspectives 2018- 2027 » sera-t-il ridiculisé dès son année de parution? Cette montée rapide du prix du blé tendre est intervenue alors que l’OCDE et la FAO venaient de rendre public ce rapport, qui table sur une stabilité globale des prix agricoles pour les années à venir. Ce rapport, publié au début de l’été, tente de donner un éclairage aux décideurs politiques et économiques de la planète sur l’évolution des apports de nourriture et des prix alimentaires pour dix ans. Consultable sur Internet depuis quelques semaines, « Perspectives 2018-2027 » indique en introduction que « les projections ont été établies avec l’aide d’experts des pays et des produits, sur la base du modèle Aglink-Cosimo des marchés agricoles mondiaux mis au point par l’OCDE et la FAO. Ce modèle économique sert aussi à assurer la cohérence des projections de référence. Les projections reflètent à la fois la situation actuelle des marchés et une série d’hypothèses concernant l’environnement macroéconomique, les tendances démographiques et les politiques publiques ». On cherche en vain la moindre allusion aux aléas climatiques, de plus en plus nombreux.

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Dernier ouvrage paru de Gérard Le Puill : Réinventons l’économie dans un monde fini, Éditions du Croquant, mai 2018.

Augmentation prévue de la consommation de viande et de poisson
Dès lors, les deux organismes nous certifient que « dans les dix ans à venir, la croissance économique devrait atteindre 1,8 % par an dans les pays de l’OCDE ». Il nous est ensuite dit qu’au niveau mondial « la consommation de viande et de poisson devrait augmenter de 15 % dans les dix prochaines années, tandis que la consommation par habitant ne progresserait que de 3% ». Du coup, la demande de grain pour la nourriture du bétail augmenterait d’environ 18 %. Il s’agirait surtout de maïs, d’orge, de sorgho et de tourteaux protéiques. La consommation d’huile végétale passerait de 21 à 23 kg par habitant sur cette période de dix ans.
Voilà qui risque de se traduire par beaucoup de déforestation, cette réduction du « piège à carbone » venant accélérer le réchauffement climatique. Mais le sujet n’est jamais évoqué dans les 80 pages du rapport, qui nous dit aussi que les pays en développement « contribueraient pour 84 % à la demande supplémentaire d’éthanol au cours des dix prochaines années ». Ce rapport indique que « la production mondiale de soja restera dominée par les États-Unis et le Brésil […]. Les États-Unis et le Brésil demeureront les principaux producteurs mondiaux de viande, moyennant une extension de leurs cheptels. La hausse de la production anticipée est de 17 % pour le boeuf et le porc, de 16 % pour la volaille et de 9 % pour le mouton. Les produits animaux, tels que le lait et les oeufs connaîtront une croissance semblable » (p. 48), ajoutent les « experts » des deux organismes.

Occultation des conséquences écologiques et climatiques
Dans cette analyse, les conséquences écologiques et climatiques des choix économiques impliquant une accélération de la déforestation ne sont pas prises en compte. On note seulement que « la spécialisation des régions s’intensifie ». Est ainsi reprise la vieille théorie conceptualisée par David Ricardo au début du XIXe siècle sur les avantages comparatifs pour localiser les productions agricoles, le commerce mondialisé devant ensuite suffire pour que le consommateur solvable mange à sa faim. À leur manière, les « experts » de l’OCDE et de la FAO reprennent ce refrain dans un monde peuplé de 7,5 milliards d’humains, soit sept fois plus que du temps de Ricardo, alors que beaucoup de terres agricoles ont depuis perdu toute fertilité et que d’autres ont été « mangées » par l’urbanisation.
Le rapport qui trace les perspectives entre 2018 et 2027 se contente de noter que « les disparités climatiques et géographiques, notamment la disponibilité en terres agricoles de bonne qualité, déterminent la structure de l’avantage comparatif dans la production de différents produits agricoles ». Les pays disposant encore d’avantages comparatifs importants doivent, selon les rapporteurs, pouvoir répondre à la demande mondiale en toutes circonstances. Dès lors, les rapporteurs affirment que « les prix réels de la plupart des produits agricoles devraient baisser » au cours des dix ans à venir. Le maïs, le blé, le riz, le soja, les huiles végétales, les tourteaux protéiques, le sucre blanc, la volaille, la viande porcine, la viande bovine, la viande ovine, le beurre, la poudre de lait écrémé, l’éthanol et le biodiesel sont les produits phares pour lesquels les conjoncturistes de l’OCDE et de la FAO tracent une ligne régulière signifiant une légère baisse des prix entre 2018 et 2027 sur les marchés mondiaux. Cette ligne est toutefois ornée d’une petite zone grisée qui laisse entrevoir une hausse possible des prix, voire une baisse plus forte pour certains de ces produits.
Depuis quatre ans, l’offre de produits agricoles parmi les plus consommés (blé, riz, maïs, viandes bovine, ovine, porcine et de volailles) a toujours dépassé en volume la demande solvable. C’est également vrai pour les produits laitiers depuis la fin des quotas européens en 2015, tandis que la fin des quotas sucriers cette année voit le prix du sucre baisser sensiblement. Mais rien ne prouve que cette situation puisse se prolonger pendant encore dix ans.

Des criminels de guerre économique qui s’ignorent
« Il importe de noter que cet intervalle grisé [la petite zone grisée évoquée plus haut] ne rend pas compte de toutes les incertitudes entourant les prix projetés, mais seulement les incertitudes liées aux variables prises en compte dans l’analyse stochastique », peut-on lire en page 62 du rapport. Il nous est par ailleurs précisé en page 60 de ce même texte que « cette analyse stochastique simule la variabilité des marchés agricoles en réalisant 1 000 simulations différentes pour des variables entre autres macroéconomiques, telles que le prix du pétrole, la croissance économique, le taux de change et les chocs de rendements ».
En dépit de toutes leurs simulations, de précédents rapports de la FAO et l’OCDE, portant aussi sur dix ans, n’avaient pas vu venir les émeutes de la faim provoquées par la spéculation sur les denrées de base en 2007- 2008 face au risque de pénuries. À la lecture de leur dernier rapport, il apparaît que les experts de ces deux organismes n’ont tiré aucune leçon de ce qui s’est passé voilà une bonne dizaine d’années. Que valent 1000 simulations différentes quand on oublie l’essentiel ?
Mais il y a plus grave. La publication des « Perspectives 2018- 2027 » est intervenue trente mois après la conférence de Paris sur le climat et quelques semaines seulement avant la publication annuelle du rapport de l’organisation non gouvernementale Global Footprint Network, lequel nous indique que cette année le monde entier vit à crédit dès le 1er août, dans la mesure où il a, du début de l’année à cette date, consommé autant de ressources que la planète peut en renouveler sur douze mois. En tenant un raisonnement économique selon lequel l’offre mondiale de denrées alimentaires doit pouvoir répondre en permanence à la demande solvable via le marché mondialisé soumis à la loi libérale des avantages comparatifs, les économistes de l’OCDE et de la FAO militent pour une accélération de la déforestation afin de cultiver toujours plus de terres, ce qui conduit à émettre de plus en plus de gaz à effet de serre pendant que les forêts et les prairies capables de stocker du carbone ne cessent de reculer en superficie. De fait, les auteurs de ce rapport annuel produit par l’OCDE et la FAO sont devenus des criminels de guerre économique qui s’ignorent.

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Non-labour et agroforesterie : des solutions d’avenir
Les meilleurs agronomes du monde sont aujourd’hui d’accord pour considérer que l’agriculture doit développer d’urgence des pratiques agronomiques qui préservent et améliorent la qualité des sols en augmentant la matière organique qui permet de stocker le carbone et de réduire les apports d’intrants chimiques. En France, les pluies soutenues, orageuses ou pas, de janvier et de la fin du printemps sur les terres pentues et fraîchement labourées ont, par ruissellement, fait descendre dans les vallées des quantités considérables de terre fertile. Dans notre pays, il suffit d’ailleurs d’observer après labour les parcelles en pente pour voir la couleur de plus en plus claire de la terre retournée, signe de son appauvrissement en matière organique que les céréaliers tentent de compenser par des apports massifs d’engrais azotés pour tenter de maintenir les rendements. Les monocultures de rente, comme le blé, le maïs et le soja produits pour le marché mondial sur fond de concurrence mortifère, accélèrent la dégradation des sols.
Pour que les agricultures participent au freinage du réchauffement global tout en assurant la nourriture des peuples, il faut retrouver de la proximité et des bonnes pratiques agronomiques avec des rotations longues. Le non-labour, pratiqué depuis plus d’un quart de siècle par certains de nos paysans, fait partie des solutions. Cette pratique réduit considérablement la perte de matière organique imputable aux pluies et permet de faire proliférer les vers de terre, dont les galeries, qu’ils creusent verticalement pour venir consommer des débris végétaux en surface, favorisent la pénétration de l’eau de pluie dans le sol. L’agroforesterie, consistant à planter une cinquantaine d’arbres par hectare, est reconnue comme une technique d’avenir après des tests réalisés durant un quart de siècle par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Les mélanges de graminées et de légumineuses dans les praires donnent davantage de fourrages tout en réduisant les apports d’engrais.
Les solutions sont nombreuses et supposent souvent de sortir progressivement de la dépendance vis-à-vis de l’agrochimie. Il y a là une voie d’avenir possible pour la nouvelle réforme de la politique agricole commune dont l’Europe doit débattre prochainement pour une mise en œuvre à partir de 2021. Mais il demeure également possible que pas un seul ministre et pas un seul membre de la Commission européenne ne soit capable de porter et de défendre une telle politique. Eux aussi sont souvent aussi déconnectés des réalités du terrain que les « experts » de l’OCDE et de la FAO.

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