La bataille ferroviaire est au cœur des luttes actuelles pour le maintien et le développement des services publics sur les territoires, pour ne pas laisser les affaires du monde entre les mains du monde des affaires.
*Henry Wacsin est secrétaire fédéral à la fédération CGT des cheminots.
Conduite unitairement par les organisations syndicales, l’action dans le conflit actuel à la SNCF, bien qu’ancrée dans les réalités économiques et sociales du secteur ferroviaire, n’en revêt pas moins une dimension politique incontestable. Elle répond à une attaque frontale du pouvoir en place contre un élément constitutif de la solidarité nationale : le service public. Appuyé sur une verticalité rarement constatée à ce niveau de responsabilité et doté d’une volonté maintes fois affirmée de relancer une construction européenne en panne en faisant de la France un « État start-up », le président Macron s’est engagé dans un processus brutal de « révolution » néolibérale auquel répond le mouvement, syndical par l’action et plusieurs propositions.
L’Europe en roue libre… et sans guidon
La boulimie de quelques anciens dirigeants européens à étendre le périmètre géographique de l’Union, sans lui donner le sens et les moyens démocratiques et politiques de conduire les affaires d’une communauté librement définie et solidaire, a éloigné une part de plus en plus importante de la population européenne du processus de construction communautaire. Le dernier exemple en date est révélé par la situation en Italie, où on a vu se créer un attelage gouvernemental dont le seul liant se résume dans la mise au pilori des structures de l’UE. La multiplication de ce genre de situations est d’autant plus compréhensible que les Européens ne se sentent pas protégés par les différentes instances arcboutées sur des références budgétaires et économiques, et entièrement dévolues aux quelques bénéficiaires de la mondialisation financière, ceux dont notre président dit qu’« ils n’ont pas besoin de gouvernement ».
C’est en effet le contexte idéologique d’austérité budgétaire européen et de création d’un grand marché « libérateur » qui trace les grandes lignes des politiques nationales : libéralisation et privatisation des grands monopoles publics et des services publics, réduction des budgets publics, recours au secteur privé… Principe fondateur de la construction européenne, renforcé à chaque nouveau traité, ceux-ci étant parfois ratifiés sans l’accord des peuples, le recours au grand marché intérieur et à ses extensions internationales noie l’intérêt général dans un grand bouillon où nos cuisiniers néolibéraux en font une réduction pleine d’amertume, somme de quelques gros intérêts particuliers.
L’actualité ferroviaire nous en révèle un avatar supplémentaire. Entamée depuis le milieu des années 1980, notamment avec la ratification du traité de Maastricht, la libéralisation des transports, avec plus particulièrement la déstructuration du secteur ferroviaire, se poursuit à marche forcée sous l’action commune de la Commission et du Parlement européens, mais aussi du Conseil, et donc des États membres. Alliant paresse intellectuelle et manque de courage politique, les gouvernements nationaux successifs ont abandonné toute ambition industrielle et innovatrice pour leurs chemins de fer, et plus généralement pour des services publics, qu’ils réduisent bien souvent à un filet de sécurité. Ils ont en revanche laissé dans les mains de la technostructure bruxelloise l’organisation des lambeaux de solidarités nationales et communautaires. Celles-ci se réalisant aux dépens de la dimension territoriale propre à chaque pays.
Déménagement des territoires et métropolisation
En effet, au prétexte de rationalisation économique et financière, l’actuel pouvoir restructure complètement nos territoires, notamment ruraux, pour affecter les moyens disponibles aux grandes métropoles et à leurs aires d’influence. Une vaste opération de déménagement des territoires est entamée, « délestant » ces derniers de leurs classes, leurs hôpitaux, leurs tribunaux, leurs services préfectoraux et fiscaux, etc. Le sujet des « petites lignes », terme très connoté remplacé depuis au sein de la technostructure SNCF par celui de « lignes d’intérêt local », est la contribution ferroviaire à cette opération. Elle renvoie à une vision de l’organisation de la société qui vise à concentrer l’ensemble des forces productives sur certains sites au seul profit du capital. Celui-ci met ainsi en place, avec l’aide de l’État, les conditions matérielles de concentration des moyens de production, ne rechignant pas à mobiliser les moyens publics – financiers et matériels – pour financer celle-ci (CICE, crédit d’impôt recherche…). Cette opération se double d’une captation rapide des missions actuellement gérées par des structures publiques. Cela soit en s’insérant avec des groupes privés sur des marchés ouverts par la puissance publique (c’est le cas de la réforme ferroviaire actuelle), soit en prenant possession de tout ou partie du capital d’entreprises publiques.
Libéralisation, financiarisation et privatisation des services publics
Ce mouvement de fond, déjà engagé dans d’autres pays, s’appuie sur le principe idéologique de base qui considère la gestion privée plus vertueuse que celle publique et que la concurrence revivifie un secteur d’activité en perte de vitesse. Exemples et contre-exemples existent qui peuvent être portés au débat. Il est d’ailleurs consternant de constater la faiblesse et la partialité des arguments présentés pour porter cet objectif. Celui-ci doit cependant s’extraire de cette fixation opportunément polémique pour examiner la finalité de ces stratégies de libéralisation et de privatisation : la captation d’une rente avec un investissement moindre ! L’ouverture à la concurrence du transport régional de voyageurs, largement financé par des subventions publiques, est de cette dimension. La possibilité de quelques grands acteurs multi nationaux de capter ces contributions financières et de les maximiser en jouant simultanément sur le dumping social et sur l’asymétrie d’informations existant entre l’opérateur et l’autorité organisatrice est un objectif non déclaré des décideurs.
Tous les pays où la concurrence a été introduite dans le ferroviaire ont connu des revers de fortune similaires : augmentation des tarifs pour les usagers et des contributions publiques, abandon de lignes d’aménagement du territoire, report sur le mode routier, remise en cause des garanties collectives des salarié(e)s… Un constat que nous pouvons faire sur d’autres secteurs d’activité, comme l’énergie. C’est également dans cet objet de priorité donnée au privé que l’État a ouvert le capital de EDF et de GDF, a ouvert les autoroutes à des concessions privées, ouvre actuellement à des dispositions similaires Aéroports de Paris, et ne tardera pas à les ouvrir pour Gares et Connexions, service et bientôt filiale, chargée de la gestion, l’exploitation et la maintenance des grandes gares ferroviaires. Ce dernier exemple est symptomatique de ce qu’un sujet d’organisation présenté comme interne à l’entreprise a des interactions fortes sur les politiques d’aménagement urbain. En effet, alors que les collectivités territoriales financent largement le développement et la modernisation des gares, il faudrait laisser à quelques acteurs, souvent d’envergure multinationale et non implantés localement, la gestion et l’utilisation d’installations qui sont des portes d’entrée dans la ville.
Nous avons là un sujet éminemment politique, qui dépasse largement le monde cheminot. Ce sujet n’est pourtant jamais venu dans les différents débats ou présentations médiatiques durant ces dernières semaines où la propriété publique de la SNCF a été réaffirmée sans cesse, mais sans préciser les contours de celle-ci. Gares et Connexions, filiale d’une SNCF Réseau lestée d’une dette qui n’est pour le moment que partiellement reprise, est d’ores et déjà promise à quelques acteurs privés. Il faut par ailleurs préciser que le contexte législatif actuel permet à la puissance publique de céder des parties entières du réseau ferré national à quelques acteurs privés spécialistes des concessions. Plutôt que de traiter de ces sujets qui interrogent notre démocratie, la sphère médiatique, poussée par le pouvoir politique, s’est focalisée sur le statut des cheminots.
Le lien de subordination remplacé par un lien d’allégeance
Le sujet de l’abandon du statut des cheminots s’inscrit dans la poursuite de la réforme du Code du travail, qui a connu un épisode important avec les ordonnances Macron. Mais c’est aussi une pierre lancée dans le jardin des promoteurs du statut des fonctionnaires et des défenseurs de leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Derrière cette remise en cause se trouve en fait un vieux projet patronal et du camp conservateur qui est celui de substituer des liens d’allégeance au lien de subordination contrebalancé par des garanties collectives.
Certes, le terme de « lien d’allégeance » n’apparaît jamais dans les expressions. Il est remplacé par des éléments de langage de type novlangue. Une grande publication numérique, Parlons RH, informait ainsi ses lecteurs, le 12 juin 20181, que les recruteurs ne privilégiaient plus les diplômes pour embaucher, leur préférant des compétences comportementales : capacité à s’organiser et à prioriser les tâches, capacité d’organisation et autonomie. L’article se terminant par la phrase suivante : « Les nouveaux talents doivent donc miser sur le développement des compétences comportementales qui les aideront tout au long de leur parcours professionnel, sans un risque d’obsolescence. » Parler d’obsolescence pour des salarié(e)s ne manque pas d’une savoureuse indécence! L’individualisation des conditions sociales et salariales, le recours aux compétences personnelles, le transfert des protections vers le secteur assurantiel au lieu des systèmes de solidarité…, tous ces éléments d’actualité concourent à la construction d’une relation de type vassal/suzerain, très éloignée de nos objectifs syndicaux CGT d’émancipation par le travail en se réappropriant son contenu, son sens, sa finalité. Ce mouvement de fond n’est pas étranger à la conception qu’a notre président de la République de la gestion managériale des affaires publiques.
Une réponse syndicale qui s’inscrit dans le champ politique
Emmanuel Macron a en effet deux piliers sur lesquels il appuie sa politique : l’individu producteur-consommateur et l’entreprise. Entre les deux, rien ne subsiste! Associations, mutuelles, syndicats, l’ensemble des corps intermédiaires constitués sont considérés comme non contributifs à l’intérêt collectif, dont M. Macron se définit comme le seul dépositaire. Retour historique violent en ce qui concerne l’intervention syndicale. Car nous affrontons aujourd’hui un retour mielleux aux dispositions de la loi Le Chapelier, qui, à l’aube de la révolution industrielle, interdisait les regroupements professionnels. L’actuelle remise en cause de l’action collective syndicale est réalisée alors que nous vivons une nouvelle révolution industrielle, numérique, pleine d’inconnues et d’incertitudes, qui nécessite de renforcer les protections solidaires et collectives, par l’intervention des salarié(e)s. C’est tout le sens de la double besogne qui est dans l’ADN de la CGT. L’actuelle situation politique, économique, sociale, environnementale oblige en effet les salarié(e)s à se réapproprier les enjeux d’organisation de la société et des luttes de pouvoir qui s’y déroulent. « Ne pas laisser les affaires du monde au monde des affaires » est une formule déjà utilisée par un dirigeant syndical, mais qui, dans le contexte actuel, trouve sa pertinence renforcée. Lutter pour la transformation sociale tout en oeuvrant à l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates est cette double besogne que nous portons justement à l’occasion du conflit en cours imposé aux cheminots… et qu’il nous faut élargir. Politiquement, la séquence qui se déroule actuellement a déjà donné des résultats tangibles en termes de qualité des débats tenus avec l’ensemble des cheminots, mais aussi avec la population, pas seulement celle qui utilise le train.
Ces divers déploiements et initiatives ont contribué et contribuent encore à l’élévation de la conscience politique. Ils permettent d’aborder les grands sujets au-delà de la présentation partiale et partielle qui en est faite par les médias, voire par certains appareils politiques qui n’ont pas intérêt à voir s’ouvrir ce genre de débats, préférant le cantonner à la définition des têtes de listes. Toujours dans le conflit en cours, il nous reste maintenant à travailler à l’amélioration immédiate du sort des salarié(e)s. Parce que la grande victoire politique de cette période doit se fixer sur un objectif central : rendre l’espoir.