Astrophysicien et président des Utopiales, festival international de science-fiction, Roland Lehoucq témoigne de la façon dont il tente d’articuler son métier, la recherche scientifique, avec la science-fiction et la vulgarisation scientifique.
*ARNAUD VAILLANT est responsable de la rubrique « Science et technologie » de Progressistes.
« Ma marque de fabrique est d’utiliser l’imaginaire en général et la science-fiction en particulier pour parler du seul monde qui compte au fond, le nôtre. »
Progressistes : Commençons par un résumé de votre parcours…
Roland Lehoucq : J’ai passé une thèse en astrophysique, je suis également agrégé de physique. Je travaille au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) dans le département d’astrophysique du centre de Saclay. Je donne des cours sur la transition énergétique à Sciences Po Le Havre et des cours de physique à l’École polytechnique. Je suis très actif dans la diffusion des connaissances scientifiques, notamment en donnant des conférences ou en écrivant des articles de vulgarisation. J’ai aussi participé à l’écriture de 34 ouvrages : 13 ouvrages collectifs et 21 comme auteur ou coauteur.
Progressistes: Comment partagez-vous votre temps ?
R.L. : En dehors de mon temps familial, je consacre environ un tiers de mon temps à la recherche. Je travaille en collaboration avec quelques collègues, mais je ne dirige pas d’équipe. Le reste du temps est utilisé à la transmission des connaissances, via de l’enseignement, la formation, les conférences et l’écriture d’articles. Je donne des conférences depuis vingt ans, et au rythme d’environ soixante par an depuis quelques années. Cela va des conférences grand public aux interventions dans les festivals, mais aussi pour des élèves de primaire jusqu’à des étudiants de master 2. Je suis régulièrement sollicité par des enseignants.
Progressistes : Vous êtes aussi président du festival Utopiales.
R.L. : Oui, c’est un festival international de science-fiction qui se tient chaque année à Nantes. Ce sera la 19e édition en 2018, du 31 octobre au 5 novembre, avec la journée du 5 novembre dédiée aux scolaires. La SF y est présente sur tous ses supports (livres, BD, jeux vidéo, cinéma). J’en suis le président depuis 2012, succédant à l’écrivain de science-fiction Pierre Bordage. Ce qui est à mon avis le plus intéressant dans la SF, c’est qu’elle envisage les conséquences du progrès scientifique et technique sur les humains. Les éléments techniques d’une oeuvre prennent souvent l’aspect divertissant du sense of wonder (émerveillement procuré par la SF) mais permettent également de discuter de ses usages. Prenons l’exemple de Vingt Mille Lieues sous les mers. Jules Verne imagine un sous-marin électrique dans son roman après s’être documenté sur les sciences de son temps. À son époque, le sous-marin existe déjà (mais il est mû par la force musculaire) et l’électricité est au début de son expansion. Mais ce qui est aussi important c’est l’usage que le capitaine Nemo fait de son sous-marin : il peut couler impunément n’importe quel autre navire, et il devient ainsi le maître des océans. L’un des objectifs des Utopiales est que les visiteurs qui y viennent souvent pour se divertir, parfois déguisés, puissent en ressortir en ayant réfléchi et appris des choses. Avec les délégués artistiques successifs, j’ai mis un peu plus de sciences dans le festival, pour que le public puisse faire la part du réel, du plausible et de la fiction. Et nous utilisons la SF comme pédagogie du réel.
Progressistes : Comment vous est venue l’idée de la vulgarisation par la science-fiction ?
R.L. : J’ai lu les bouquins de SF de mon père quand j’avais treize ans, et cette passion ne m’a pas quitté depuis, avec en parallèle des lectures scientifiques. L’envie de transmettre les connaissances est venue lors de camps de jeunes de la Société astronomique de France, où j’étais animateur entre dix-sept et vingt-quatre ans pour gagner un peu d’argent tout en pratiquant ma passion astronomique. Le déclic de la vulgarisation est venu dans les années 2000 avec le lancement de la rubrique « Idées de physique » dans la revue Pour la science. Je l’ai tenue pendant quatre ans, avant de passer la main. J’ai continué à écrire des articles, puis un bouquin… puis on y prend goût. La question était de trouver comment parler de sciences. Il y avait déjà des pointures, comme Hubert Reeves, qui parlaient déjà très bien d’astrophysique. L’idée de la SF est venue d’un ouvrage écrit avec Robert Mochkovitch, un collègue de l’Institut d’astrophysique de Paris, sur le thème de l’astronomie dans Tintin. Prenons par exemple la question: est-il possible de déterminer la position du temple du Soleil à partir des informations de l’album? La réponse est oui. À l’aide d’une étude astronomique de l’éclipse de Soleil décrite dans l’album, on peut le placer dans une région d’une centaine de kilomètres carrés située en Amazonie brésilienne. On trouve ainsi une information qui n’était pas énoncée explicitement dans l’album. Il est donc possible de mener une enquête scientifique sur des mondes imaginaires pour montrer comment se pratique la recherche tout en s’amusant à répondre à une question légitime sur l’album. Cela a été une révélation.
Progressistes: Un schéma que l’on retrouve dans vos conférences.
R.L.: Pour les conférences grand public, il faut partir de choses que les gens connaissent. On ne peut se permettre de perdre cinquante minutes à contextualiser et expliquer l’oeuvre, le but étant de parler de sciences et de les pratiquer. Il faut donc choisir une oeuvre populaire, et cinématographique car elle fournit des images à analyser. De ce point de vue Star Wars est incontournable. Il faut ensuite sélectionner les scènes ou les objets que l’on peut analyser, le sabre laser par exemple. L’important n’est pas tant de développer les arguments contre la réalité du sabre laser que de faire une enquête à son propos. Cela commence par imaginer un objet réalisable qui peut s’en rapprocher, et se poursuit par la détermination de sa puissance. Cela permet d’expliciter la pratique scientifique en la mimant sur un sujet plus simple que le réel des laboratoires. Au final, c’est une façon plus agréable et divertissante pour parler de sciences au public. Il y aurait peu de monde pour une conférence sur la démarche scientifique, mais il y a toujours du public pour une conférence sur Star Wars !
Progressistes: Tous les chercheurs ne font pas de la vulgarisation.
R.L. : En effet, il y a relativement peu de vulgarisateurs connus, mais bien plus qui oeuvrent localement. C’est une activité qui prend du temps, et il faut avoir envie de s’y consacrer même si la diffusion des connaissances fait partie des missions de la recherche. On ne peut se permettre d’arriver à une conférence sans avoir préparé son sujet. Quand deux scientifiques parlent ensemble, ils peuvent se comprendre, ils ont le même jargon. Mais pour un échange de scientifique à grand public une adaptation est nécessaire. Cela conduit à une recherche sur la façon d’exposer sa discipline, ses concepts et ses méthodes, et au-delà sur la façon de présenter les sciences.
Progressistes : La vulgarisation se développe sur Internet.
R.L. : Pour publier un livre, il faut un éditeur qui le soutienne. Pour donner des conférences, il faut y être invité. Mais sur Internet n’importe qui peut parler de ce qu’il veut et s’exprimer sans y avoir été invité. Le contenu scientifique étant de seconde main, la qualité peut être assez variable, quoique souvent de bon niveau. Mais il y a du travail de mise en forme qui est très réussi et un enthousiasme incontestable. Cela permet de toucher un public différent, plus jeune souvent, que celui des interventions de chercheurs. La vulgarisation sur Internet est donc complémentaire de celle plus académique. L’objectif est d’avancer ensemble pour élargir la diffusion des connaissances. C’est globalement positif. Un point appréciable est aussi la présence de femmes sur ces supports.
Progressistes: Quel est, selon vous, l’intérêt de la recherche ?
R.L. : Les objets techniques sont partout présents dans notre quotidien. Leur réalisation est fondée sur des recherches fondamentales qui n’avaient comme autre objectif que de mieux comprendre le monde. Ainsi, un simple système de géolocalisation est un concentré de physique quantique et de relativité générale, les deux plus grandes théories physiques du XXe siècle. Il est nécessaire de faire de la recherche fondamentale pour innover, dans tous les domaines, mais aussi pour garder la capacité d’accès aux connaissances déjà accumulées. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le progrès des sciences était globalement synonyme de progrès humain. Maintenant ce n’est plus le cas, et chacun doit pouvoir comprendre les enjeux des nouveautés scientifiques et techniques. On ne peut pas utiliser les techniques comme une baguette magique. Chacun doit pouvoir s’approprier ce qu’il utilise et avoir conscience des conséquences de cette utilisation car l’humanité co-évolue avec les techniques qu’elle produit. Il faut aussi comprendre qu’il existe des lois qui ne se décrètent pas et contre lesquelles nous n’aurons pas raison. Les théories scientifiques actuellement admises comme pertinentes résultent d’un long processus de discussions collectives, de validation et de confrontation au réel expérimental. Leur validité peut être remise en question, mais pas d’un simple claquement de doigts car le corpus actuel a mis deux mille ans à se construire. En revanche, ce qui est considéré comme scientifiquement faux le restera de toute éternité. Il est donc nécessaire d’utiliser les sciences pour éclairer certaines décisions politiques et éviter de graves ennuis. Ainsi, prétendre que l’on peut poursuivre la croissance économique dans le monde fini qu’est la Terre est une erreur qui sera fatale à notre civilisation. C’est pour permettre au public de comprendre cela que, dans ma pratique de la vulgarisation scientifique, j’explique comment les connaissances scientifiques sont produites. La science se définit plus par sa méthode et sa pratique que par ses sujets d’étude.
Progressistes : Une conclusion ?
R.L. : Les sciences permettent de comprendre le réel, et leurs sous-produits techniques modifient les sociétés humaines et leurs interactions avec leur environnement. En tant qu’unique littérature qui intègre explicitement les sciences et les techniques pour en envisager les conséquences sur l’humanité, la science-fiction est l’un des moyens de décrypter le présent pour éviter la catastrophe qui s’annonce.