Le 27 juin 2017, le quotidien britannique The Guardian a publiĂ© un important article sur le mode de fonctionnement que les maisons dâĂ©dition scientifique imposent aux chercheurs. Parce que la qualitĂ© de lâinformation et la pertinence des analyses illustrent lâappropriation de ce qui devrait constituer un patrimoine du monde scientifique, de lâhumanitĂ© mĂȘme, Progressistes vous en propose un compte rendu.
*Geoffrey BODENHAUSEN, spĂ©cialiste de la rĂ©sonance magnĂ©tique nuclĂ©aire, est professeur de chimie Ă lâĂcole normale supĂ©rieure (Paris).
** Evariste SANCHEZ-PALENCIA est mathĂ©maticien, membre de lâAcadĂ©mie de Sciences.
LâĂ©dition scientifique est une industrie comme aucune autre, avec des marges bĂ©nĂ©ficiaires qui rivalisent avec celles de Google. Elle a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e par lâun des magnats les plus connus de Grande-Bretagne : Robert Maxwell, mort en 1991.
Reed Elsevier, un gĂ©ant de lâĂ©dition multinationale, lâun des rares Ă©diteurs qui ont rĂ©ussi Ă gĂ©rer la transition vers Internet, est le chouchou des investisseurs. Ses revenus annuels dĂ©passent 6,6 milliards dâeuros, et un rĂ©cent rapport de lâentreprise prĂ©voit une nouvelle annĂ©e de croissance.
Le cĆur de lâactivitĂ© dâElsevier est constituĂ© par des revues scientifiques, des publications hebdomadaires ou mensuelles Ă travers lesquelles les chercheurs partagent les rĂ©sultats de leurs travaux. MalgrĂ© un public peu nombreux, lâĂ©dition scientifique est une entreprise importante. Si le volume du chiffre dâaffaires mondial total de lâĂ©dition scientifique â plus de 20 milliards dâeuros â se place entre celui des industries de lâenregistrement audio et celui de la vidĂ©o, elle est beaucoup plus rentable: en 2010, le secteur de lâĂ©dition scientifique dâElsevier a dĂ©clarĂ© 800 millions dâeuros de bĂ©nĂ©fices pour un peu plus de 2,2 milliards de chiffre dâaffaires, soit une marge de 36 %, supĂ©rieure Ă celle dâApple, Google ou Amazon cette annĂ©e-lĂ .
LE FONCTIONNEMENT DU SYSTĂME
Pour gagner de lâargent, un Ă©diteur traditionnel doit couvrir une multitude de coĂ»ts : il doit payer les auteurs des articles, il doit employer des Ă©diteurs pour passer commande puis vĂ©rifier les articles, et il doit payer les frais de la distribution du produit fini aux abonnĂ©s et aux dĂ©taillants. Tout cela coĂ»te cher, et les magazines les mieux vendus font gĂ©nĂ©ralement des bĂ©nĂ©fices aux environs 12 Ă 15 %.
La façon de gagner de lâargent Ă partir dâun article scientifique semble trĂšs similaire, sauf que les Ă©diteurs scientifiques parviennent Ă Ă©viter la plupart des coĂ»ts. Les scientifiques, qui sont en grande partie salariĂ©s par les Ătats, donnent leurs travaux gratuitement aux Ă©diteurs. De plus, la majeure partie du « fardeau » Ă©ditorial â la vĂ©rification de la validitĂ© scientifique, un processus connu sous le nom dâĂ©valuation par des pairs â est assurĂ©e par des scientifiques, salariĂ©s eux aussi par les Ătats, qui travaillent sur une base bĂ©nĂ©vole. Les Ă©diteurs vendent ensuite le produit aux bibliothĂšques institutionnelles et universitaires financĂ©es par les Ătats, pour les scientifiques, ceux-lĂ mĂȘmes qui, au sens collectif, ont créé le produit en premier lieu.
Les observateurs extĂ©rieurs font souvent preuve dâune grande incrĂ©dulitĂ© quand on leur dĂ©crit ce cycle de production. Un rapport du comitĂ© parlementaire britannique des sciences et de la technologie de 2004 sur lâindustrie a constatĂ© que, dans « un marchĂ© traditionnel, les fournisseurs sont payĂ©s pour les produits quâils fournissent ». Un rapport de la Deutsche Bank datant de 2005 a qualifiĂ© de « bizarre » ce systĂšme triple pay, dans lequel « lâĂtat finance la recherche, paie les salaires de la plupart de ceux qui vĂ©rifient la qualitĂ© de la recherche, puis achĂšte la plupart des produits publiĂ©s ».
Les scientifiques le savent bien: câest une mauvaise affaire pour eux. Lâentreprise dâĂ©dition est « perverse et inutile », selon Michael Eisen, un biologiste de Berkeley qui, dans un article paru en 2003 dans The Guardian, dĂ©clarait que « ce devrait ĂȘtre un scandale public ». Adrian Sutton, physicien de lâImperial College de Londres, a dit que les scientifiques « sont tous esclaves des Ă©diteurs. Quelle autre industrie reçoit ses matiĂšres premiĂšres de ses clients, utilise ces mĂȘmes clients pour effectuer le contrĂŽle de qualitĂ© de ces matĂ©riaux, puis vend les mĂȘmes matĂ©riaux aux clients Ă un prix excessif ? » Un reprĂ©sentant du groupe RELX, le nom officiel dâElsevier depuis 2015, a prĂ©tendu que cette maniĂšre de procĂ©der « sert la communautĂ© de la recherche en faisant des choses dont ils [les chercheurs] ont besoin et quâils ne peuvent pas faire eux-mĂȘmes, en facturant un prix raisonnable pour ce service ».
DES EFFETS PERVERS
Nombreux sont les scientifiques qui pensent que lâindustrie de lâĂ©dition exerce une trop grande influence sur ce que les chercheurs choisissent dâĂ©tudier, ce qui est Ă©videmment nocif pour la science elle-mĂȘme. En effet, comme les revues prĂ©fĂšrent des rĂ©sultats nouveaux et spectaculaires â aprĂšs tout, la vente dâabonnements est leur affaire â, les scientifiques, sachant quel type de travail a le plus de chances dâĂȘtre retenu pour publication, adaptent leurs articles en consĂ©quence.
Selon une Ă©tude de 2013, la moitiĂ© des rĂ©sultats de tous les essais cliniques aux Ătats-Unis ne sont jamais publiĂ©s. Les chercheurs peuvent ĂȘtre amenĂ©s Ă explorer inutilement des impasses que leurs collĂšgues scientifiques ont dĂ©jĂ reconnues comme stĂ©riles, uniquement parce que lâinformation sur des Ă©checs nâa jamais Ă©tĂ© publiĂ©e dans les pages des publications scientifiques.
Le « cas » Elsevier nâest nullement isolĂ©. Ce type de pratiques a conduit les travailleurs scientifiques Ă dĂ©velopper, grĂące en particulier Ă Internet, des « archives ouvertes » pour la communication de leurs travaux; mais ces publications sont souvent entachĂ©es de suspicion puisque non soumises Ă vĂ©rification, impactant ainsi la pratique mĂȘme de la recherche.
Depuis une trentaine dâannĂ©es, le monde de la recherche est gangrenĂ© dans lâexercice de son activitĂ© et lâorientation mĂȘme des travaux par une mainmise progressive du pouvoir de lâargent, qui revĂȘt des formes diverses et variĂ©es : contrats, bien entendu, mais aussi des outils plus sournois, tels que lâimpact factor et le classement de Shanghai, rĂ©guliĂšrement dĂ©noncĂ©s par les scientifiques, qui dĂ©naturent la production de connaissances.Â
MOULIA, B., CHILLIARD, Y., FORTERRE, Y., et al. Main basse sur la science publique: Le «coĂ»t de gĂ©nie» de lâĂ©dition scientifique privĂ©e. Journal of Sigmoidal Plant Hydraulics, 2013, vol. 1, p. e0005.