L’importance quantitative des aides à domicile, tant en nombre de salariés (550 000 aujourd’hui) que de bénéficiaires, place la profession au centre de nombreux enjeux sociaux : Comment financer ses services ? Comment en garantir la qualité ? Et, enfin, comment favoriser une organisation du travail correcte pour les salarié(e)s ?
*François-Xavier DEVETTER est professeur de sciences économiques, CLERSE, IMT Lille Douai.
LE PÉRIMÈTRE DE L’AIDE À DOMICILE AUJOURD’HUI
L’une des particularités – et non des moindres – de ce champ d’activité est de faire l’objet d’âpres débats relatifs à sa définition même. Longtemps restés dans des zones floues entre travail informel, bénévolat et travail associatif peu reconnu, les services d’aide à domicile accélèrent leur structuration dans les années 1990, et en 2002 obtiennent une reconnaissance institutionnelle majeure par la loi dite « de modernisation de l’action sociale ».
L’appartenance de l’aide à domicile au monde social et médicosocial semble alors pleinement reconnue. L’appellation désignant les travailleuses est modifiée: les aides ménagères laissent la place aux aides à domicile et aux auxiliaires de vie sociale.
Cette victoire sera cependant de courte durée, et le plan de développement des services à la personne (dit « plan Borloo », 2005) inscrira explicitement l’aide à domicile dans un vaste secteur des « services à la personne » dont le point commun, le domicile, ne constitue qu’un faible marqueur d’identité professionnelle. Les aides à domicile sont ainsi renvoyées à des activités avant tout domestiques, sans spécificité sociale marquée.
Depuis, l’aide à domicile – les structures prestataires comme les salarié(e)s – demeure ballottée entre deux logiques très différentes qui renvoient à des identités professionnelles opposées: s’occuper de personnes en perte d’autonomie et les accompagner durant leur vieillissement versus entretenir le domicile d’un ménage aisé. Or le sens accordé au travail tout comme la reconnaissance sociale qu’un(e) salarié(e) peut obtenir constituent des éléments majeurs de la qualité des emplois et un ressort fondamental pour faire évoluer l’organisation du secteur.
SOLVABILISER LA DEMANDE ET FINANCER CES SERVICES
La définition du champ d’activité et de public bénéficiaire est d’autant plus importante qu’elle n’est pas sans incidence sur les mécanismes de financement des services. De nombreuses études ont souligné que dans le champ des services à la personne la demande potentielle était très vaste et n’attendait que d’être solvabilisée…
Mais loin d’être uniforme cette demande doit être séparée en deux grandes branches. La première est issue des ménages actifs et repose sur une volonté d’externaliser les tâches domestiques que l’on ne veut plus faire pour des raisons de manque de temps ou parce qu’elles constituent des « corvées » ; la seconde correspond aux activités quotidiennes que l’on ne peut plus faire lorsque le vieillissement ou le handicap réduisent l’autonomie individuelle.
Ces deux types de demande n’ont finalement en commun que leur difficulté à s’exprimer : le premier en raison d’un faible consentement à payer de la part de clients qui arbitrent entre faire et faire faire; le second du fait d’un effort financier trop élevé au regard des revenus des personnes âgées. Au final ces deux « marchés » bénéficient de financements différents: défiscalisation et soutien
proportionnel à la dépense pour les services de confort, allocation attribuée en fonction de critères médicaux et sociaux pour l’aide aux personnes fragiles (principalement allocation personnalisée d’autonomie [APA] et prestation de compensation du handicap [PCH]). Pour autant d’autres financements publics sont moins marqués et entretiennent le flou entre ces deux champs d’activité. Plus encore, les sommes en jeu (6 à 7 milliards d’euros pour les services de confort, autant spécifiquement pour les services à domicile adressés aux personnes vulnérables et près de 4 milliards concernant indifféremment ces deux publics) créent une forme de concurrence entre ces deux politiques publiques.
Or ces mécanismes de solvabilisation sont déterminants pour les salariés du secteur. Tout d’abord parce qu’ils ont un impact essentiel sur l’identité professionnelle des salarié(e)s : alors que les mesures de défiscalisation entretiennent une consommation très inégalitaire et une forme de domesticité, les financements sur critères médico-sociaux permettent une démocratisation réelle du recours à ces services et renforcent ainsi leur logique de service d’intérêt général ; mais également parce que les financements accordés et leur durabilité, en partie liée à leur légitimité sociale, conditionnent les marges de manoeuvre dont disposent les employeurs pour améliorer les conditions de travail et de rémunération.
AMÉLIORER LA QUALITÉ DES EMPLOIS ET RÉDUIRE LA PAUVRETÉ LABORIEUSE
Car la situation des salarié(e)s demeure particulièrement préoccupante : rémunération mensuelle moyenne parmi les plus faibles de toutes les professions (moins de 920 €, contre une moyenne de 1838 € pour l’ensemble des salariés), taux de travailleurs pauvres parmi les plus élevés (près de 30 %), pénibilité physique du travail marquée et associée à des taux importants d’accidents du travail, importantes contraintes psychologiques et temporelles, faiblesse des opportunités de promotion…
Quelle que soit la dimension étudiée, la qualité de l’emploi des aides à domicile apparaît assez médiocre. Certes, des progrès ont été enregistrés depuis quinze ans : les salaires ont crû plus vite que la moyenne des autres professions employées ou ouvrières ; des éléments de classifications permettant des progressions, modestes, en termes de carrière se sont structurés ; les temps de déplacements et d’intervacation sont plutôt mieux pris en compte par les employeurs. Surtout, des conventions collectives (branche de l’aide à domicile associative en 2010, convention collective nationale des entreprises de services à la personne en 2012) ont été signées et garantissent de nouveaux droits pour les salarié(e)s.
Cela dit, ces progrès restent très insuffisants et soulignent le chemin qu’il reste à parcourir pour faire de ces emplois des emplois décents. La multiplicité des formes d’emploi (prestataire, mandataire, emploi direct) et des types d’employeurs (public, privé associatif, privé lucratif, particuliers) crée également une grande hétérogénéité dans les conditions de travail et d’emploi et nuit à l’organisation et à l’expression des revendications des travailleurs (-euses) concernées. Les avancées observées dans le secteur public ou associatif sont ainsi menacées par la concurrence des acteurs à but lucratif et du système de l’emploi direct.
En outre de l’analyse des conditions de travail il ressort qu’un des nœuds du problème demeure le calcul du temps de travail : la volonté de coller au plus près du « travail effectif » (construit comme le seul temps d’intervention) conduit à maintenir les salarié(e)s à temps partiel pour des activités dont l’emprise temporelle est de fait celle d’un temps complet. Les études convergent pour souligner qu’au-delà de 26 heures hebdomadaires la pénibilité du travail est insoutenable à long terme ; 26 heures est ainsi la durée moyenne observée dans le secteur…
Raisonner en temps partiel choisi ou subi n’a ici que peu d’intérêt : entre ce qui est subi en raison de contraintes familiales et ce qui est choisi pour épargner sa santé, la frontière est plus que mince. Or ce décompte du temps de travail est également directement lié aux modalités de solvabilisation du secteur qui répond à une logique de financement à l’heure prestée. La contrainte pesant sur les coûts retombe lourdement sur les salarié(e)s, mais également sur la façon de concevoir la qualité des services qui en retour affaiblit la position des travailleuses.
GARANTIR LA QUALITÉ DES SERVICES
En effet, l’aide à domicile est également traversée par deux conceptions de la qualité du service radicalement différentes.
D’un côté, la sélection des services de qualité est pensée comme pouvant résulter de la concurrence et du choix des consommateurs. Il s’agit alors de les informer correctement via des labels, des certifications ou encore des marques. Derrière cette conception, l’hypothèse formulée est celle d’une qualité du service située dans ou produite par l’organisation. Son amélioration passerait alors par plus de division du travail et de spécialisation des salarié(e)s.
Or cette logique est un moyen de déqualifier le travail des intervenant( e)s et, si possible, d’en accroître l’intensité. De l’autre côté, les appels à la professionnalisation des structures comme des intervenant(e)s renvoient une tout autre vision de ce qu’est la qualité de service: elle se situe dans la subjectivité de la coproduction avec le bénéficiaire et exige des compétences professionnelles bien plus larges en termes d’autonomie et de capacité d’adaptation. Le travail de l’aide à domicile n’est alors plus réductible à la succession des tâches exigées mais correspond à la logique du « prendre soin » nécessitant de multiples qualifications permettant, en retour, une meilleure reconnaissance sociale et financière du travail effectué.
Ainsi, l’aide à domicile demeure un territoire mal défini et en mouvement permanent. Soumis à des transformations technologiques et, surtout, réglementaires (1), régulé de manière très hétérogène par des autorités multiples tant nationales que locales et au cœur d’une concurrence intense entre opérateurs de statuts très différents, le secteur peine à se définir de manière cohérente et demeure ballotté entre une logique libérale de « services à la personne » et une logique d’action sociale qui aurait dû tendre vers la création d’un nouveau service public.
(1) Loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale de 2002, plan Borloo de 2005, loi 2015-1776 relative à l’adaptation de la société au vieillissement de 2015, pour ne citer que les trois principales.