LâidĂ©e dâĂ©quivalence entre la masse et lâĂ©nergie dans le roman de Jules Verne, la Chasse au mĂ©tĂ©ore, bien avant la diffusion des thĂ©ories dâEinstein, interpelle. Comment lâexpliquer ?
*Jacques CROVISIERÂ est astronome Ă lâObservatoire de Paris.
Il y a cent quatre-vingt-dix ans, le 8 fĂ©vrier 1828, naissait Jules Verne. Et il y a cent dix ans, trois ans aprĂšs sa mort, paraissait lâun de ses plus curieux romans, la Chasse au mĂ©tĂ©ore. Le lecteur peut ĂȘtre surpris dây dĂ©couvrir une allusion Ă lâĂ©quivalence masse-Ă©nergie. En effet, câest en 1905 quâAlbert Einstein a publiĂ© lâĂ©quation E =mc2 qui institue cette loi. Avant de devenir cĂ©lĂšbre, cette formule est restĂ©e longtemps confidentielle, connue seulement dâun petit nombre de spĂ©cialistes. Comment a-t-elle pu sâintroduire dans ce roman?
DEUX VERSIONS DE LA CHASSE AU MĂTĂORE
Ă la mort de Jules Verne, en 1905, sa rĂ©daction de la Chasse au mĂ©tĂ©ore Ă©tait presque achevĂ©e. Aux termes de son testament, son fils Michel (1861-1925) est chargĂ© dâachever les romans restĂ©s en suspens. Pour la Chasse au mĂ©tĂ©ore, une simple relecture aurait pu suffire. Mais Michel procĂšde Ă des modifications considĂ©rables : ajout de plusieurs chapitres, des dĂ©veloppements substantiels, et surtout introduction d’un personnage supplĂ©mentaire, ZĂ©phyrin Xirdal, un savant original manipulĂ© par un spĂ©culateur dĂ©nuĂ© de scrupule. Câest cette version remaniĂ©e qui paraĂźt en 1908, sous le seul nom de Jules Verne pour des raisons Ă©videmment commerciales. Ce nâest que vers 1978, aprĂšs la dĂ©couverte du manuscrit initial de Jules Verne, que lâon a pu se rendre compte de lâampleur des changements et ajouts. Le manuscrit original a alors Ă©tĂ© Ă©ditĂ© et publiĂ©, et câest cette version que lâon trouve maintenant couramment en librairie (1). Le monde des spĂ©cialistes de Verne sâest alors immĂ©diatement partagĂ© entre « julophiles » et « michellĂątres » (selon lâexpression du vernien François Raymond). Les puristes, outrĂ©s, ont dĂ©noncĂ© une dĂ©figuration de lâoeuvre de leur grand Ă©crivain.
Quant Ă moi, jâai choisi mon camp : je prĂ©fĂšre la version remaniĂ©e par Michel, que je trouve plus riche tant sur le plan scientifique que sur le plan dramatique. Mais je me rĂ©jouis de lâexistence des deux versions, car on peut apprĂ©cier les apports respectifs du pĂšre et du fils.
Les petits corps cĂ©lestes â astĂ©roĂŻdes et comĂštes â abondent dans les romans de Jules Verne, qui avait lu lâAstronomie populaire de François Arago avec passion. Ainsi, Hector Servadac (1877), lâun des plus fous des Voyages extraordinaires, se passe⊠à la surface dâune comĂšte. Lâastronome Palmyrin Rosette y effectue la premiĂšre exploration in situ dâun noyau comĂ©taire. Bien avant que lâAgence spatiale europĂ©enne nâenvoie sa sonde Rosetta (la coĂŻncidence des noms est remarquable, mais semble fortuite) vers la comĂšte Tchouriumov- Guerasimenko!
Dans la Chasse au mĂ©tĂ©ore, un objet insolite apparaĂźt dans le ciel. En fait, le titre est impropre et câest bien un petit astĂ©roĂŻde qui se trouve capturĂ© dans une orbite terrestre, et non un mĂ©tĂ©ore (ou bolide), phĂ©nomĂšne transitoire dĂ» Ă la dĂ©sintĂ©gration dâun tel corps lorsquâil traverse lâatmosphĂšre. Les deux astronomes amateurs qui lâont dĂ©couvert sâen disputent la paternitĂ© avec acharnement; le monde nâa pas changĂ© sur ce point ! Tout bascule lorsque lâon dĂ©couvre que lâastĂ©roĂŻde est composĂ© dâor pur et que lâon apprend quâil va chuter sur la Terre. La fiĂšvre gagne lâhumanitĂ©. La course pour sâemparer de la future mĂ©tĂ©orite sâengage. Les cours boursiers sâeffondrent. Mais lâastĂ©roĂŻde sâabĂźme dans la mer et se disloque en dĂ©bris irrĂ©cupĂ©rables. Les spĂ©culateurs en sont pour leurs frais.
Les tintinophiles reconnaĂźtront dans ce roman-catastrophe le scĂ©nario de lâĂtoile mystĂ©rieuse (1942), bien quâHergĂ© se soit toujours dĂ©fendu dâavoir lu Jules Verne.
LâĂQUIVALENCE MASSE ĂNERGIE DANS LE ROMAN
Lâapport essentiel de Michel Verne est lâintroduction du personnage de ZĂ©phyrin Xirdal, savant farfelu qui se met en tĂȘte de modifier lâorbite de lâastĂ©roĂŻde pour le faire chuter en un endroit choisi. Pour cela, il utilise un appareil de son invention, sorte de « rayon de la mort » qui prĂ©figure le laser. La description de son appareil est confuse, mais il apparaĂźt quâil est fondĂ© sur le principe de lâĂ©quivalence matiĂšre-Ă©nergie.
On lit en effet dans le chapitre X de la Chasse au mĂ©tĂ©ore : « La substance, Ă©ternellement dĂ©truite, se recompose Ă©ternellement. Chacun de ses changements dâĂ©tat sâaccompagne dâun rayonnement dâĂ©nergie et dâune destruction de substance correspondante. Si cette destruction ne peut ĂȘtre constatĂ©e par nos instruments, câest quâils sont trop imparfaits, une Ă©norme quantitĂ© dâĂ©nergie Ă©tant enclose dans une parcelle impondĂ©rable de matiĂšre. » Incidemment, ZĂ©phyrin Xirdal a aujourdâhui des Ă©mules qui envisagent de construire sa machine: on a en effet sĂ©rieusement proposĂ© dâexplorer lâexoplanĂšte rĂ©cemment dĂ©couverte autour de Proxima du Centaure (Ă 4,2 annĂ©es-lumiĂšre de distance de la Terre), ou de rattraper lâastĂ©roĂŻde interstellaire âOumuamua qui a traversĂ© notre systĂšme solaire Ă lâautomne 2017, par des sondes spatiales Ă©quipĂ©es de voiles, propulsĂ©es Ă partir de la Terre par la poussĂ©e du rayon dâun laser gigawatts, pouvant les accĂ©lĂ©rer Ă une fraction notable de la vitesse de la lumiĂšre.
Pas plus que son pĂšre avant 1905, Michel Verne avant 1908 ne devait connaĂźtre les idĂ©es dâEinstein, alors ignorĂ©es du public. Le principe dâune Ă©quivalence masse-Ă©nergie Ă©tait cependant dĂ©jà « dans lâair du temps », le gĂ©nie dâEinstein consistant Ă en dĂ©duire lâexpression numĂ©rique par le raisonnement. Mais oĂč Michel at- il pĂȘchĂ© cette idĂ©e ? La clĂ© de ce mystĂšre nous est peut-ĂȘtre livrĂ©e encore dans le chapitre X de la Chasse au mĂ©tĂ©ore, oĂč lâon lit : « Donc, en opposition avec lâaxiome classique âRien ne se perd, rien ne se crĂ©eâ, ZĂ©phyrin Xirdal proclame que âTout se perd et tout se crĂ©eâ. » Si lâaxiome est celui attribuĂ© Ă Lavoisier, la proclamation de Xirdal semble sortir tout droit de lâĂvolution de la matiĂšre (1905) de Gustave Le Bon, un livre largement diffusĂ© qui porte en Ă©pigraphe « Rien ne se crĂ©e. Tout se perd. » Câest lĂ que Le Bon expose ses vues sur lâĂ©quivalence masse-Ă©nergie (2).

GUSTAVE LE BON, UN PERSONNAGE TOURMENTĂ
Qui Ă©tait Gustave Le Bon (1841- 1931) ? CâĂ©tait un autodidacte en mal de reconnaissance (3). Actuellement, on se souvient surtout de sa Psychologie des foules (1895), un des ouvrages fondateurs de lâidĂ©ologie fasciste qui a inspirĂ© certains rĂ©gimes totalitaires. Mais ce polygraphe toucha tour Ă tour Ă lâanthropologie, la sociologie, la photographie, la physique⊠Il avait son propre laboratoire de physique et publiait ses travaux dans les Comptes rendus de lâAcadĂ©mie des sciences et la Revue scientifique. Il tenait un salon oĂč il rassemblait des intellectuels triĂ©s sur le volet. Il a dirigĂ© la BibliothĂšque de philosophie scientifique, collection Ă©ditĂ©e par Ernest Flammarion oĂč furent publiĂ©s, entre autres, des ouvrages de Henri PoincarĂ© (1854-1912) comme la Science et lâhypothĂšse (1902), et bien sĂ»r plusieurs livres de Le Bon lui-mĂȘme, qui a trouvĂ© lĂ une affaire lucrative.
Il est un peu lâimage de ces savants paranoĂŻaques, en conflit avec la science universitaire et officielle, tels quâon en rencontre dans les romans de Jules Verne et ailleurs. Avec ses livres et ses articles de vulgarisation largement accessibles, Gustave Le Bon a fait un temps illusion, mĂȘme parmi les scientifiques de son Ă©poque. Les faiblesses de son argumentation scientifique ont cependant Ă©tĂ© dĂ©noncĂ©es en 1907 par Jean Perrin, qui a soulignĂ© « un orgueil sans limite », un langage « dâune inimaginable imprĂ©cision », « lâaisance dogmatique de certaines affirmations », « des rĂ©clamations de prioritĂ©, toujours vagues dâailleurs » (4). PlutĂŽt que dâutiliser un formalisme thĂ©orique pour Ă©tablir lâĂ©quivalence matiĂšre-Ă©nergie comme lâa fait Einstein, Le Bon sâest fondĂ© sur une interprĂ©tation intuitive de la radioactivitĂ©. Son estimation nâĂ©tait pas E=mc2 mais 1/2 mv2, oĂč la vitesse v nâĂ©tait que le tiers de la vitesse de la lumiĂšre: le compte nây Ă©tait pas. Plus tard, en 1922, il revendiquera pourtant la paternitĂ© de E =mc2 auprĂšs dâEinstein. Ses lettres deviendront de plus en plus agressives, se teintant dâantisĂ©mitisme et de xĂ©nophobie.
Einstein finira par lâĂ©conduire⊠et la physique de Le Bon est maintenant bien oubliĂ©e.
La science des romans de Jules Verne est restĂ©e ancrĂ©e dans un XIXe siĂšcle oĂč les techniques Ă©lectriques commencent Ă supplanter les machines Ă vapeur. La radioactivitĂ© et la TSF, apparues au tournant du siĂšcle, nây ont pas trouvĂ© place. Son fils Michel Ă©tait plus ouvert aux nouveautĂ©s scientifiques de sa gĂ©nĂ©ration : nâavait-il pas tenu une chronique de vulgarisation scientifique dans certains journaux? On comprend donc quâil ait cherchĂ© Ă moderniser le roman de son pĂšre. Il ne pouvait alors y introduire les idĂ©es dâEinstein, qui ne parviendront Ă atteindre le grand public que vers les annĂ©es 1920. Mais il semble sâĂȘtre laissĂ© sĂ©duire par celles de Gustave Le Bon (5).
(1) La version de la Chasse au mĂ©tĂ©ore de 1908, difficile Ă trouver en librairie, est accessible sur Gallica(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6517517v?rk=21459;2). La version reprise de lâoriginal de Jules Verne a Ă©tĂ© publiĂ©e en 2004 par Folio/Gallimard.
(2) Lâinfluence de Gustave Le Bon dans la Chasse au mĂ©tĂ©ore a Ă©tĂ© avancĂ©e par Jacques Payen (1989, Culture technique, vol. XIX, p. 309-317) et par Guy Desloges (1992, Bulletin de la SociĂ©tĂ© Jules Verne, no 103, p. 14-15).
(3) Sur Gustave Le Bon, on peut lire : BenoĂźt Marpeau, Gustave Le Bon : parcours dâun intellectuel, 1841-1931, CNRS Ăditions, Paris, 2000.
(4) La critique de Le Bon par Jean Perrin est parue le 10 novembre 1907 dans la Revue du mois.
(5) Dâautres aspects de la Chasse au mĂ©tĂ©ore sont Ă©voquĂ©s sur http://www.lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_CM.html
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