Sciences médiévales en terres d’islam, Sylvie Nony*

L’apport de la civilisation arabo-musulmane concernant la compréhension de la physique nous éclaire sur les liens entre science et islam au XIIe siècle, dans un contexte philosophico-religieux spécifique.  

*Sylvie NONY, professeure agrégée de sciences physiques, est membre du laboratoire Sphère, UMR 7219 (CNRS).


Les débats sur les relations entre science et islam errent parfois entre une « islamophobie savante », niant l’apport de la civilisation arabo-musulmane aux sciences en la cantonnant à une transmission – on se souvient de la controverse autour de l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim (1) – et une « islamophilie savante », consistant à lire les travaux de l’époque médiévale comme autant de précurseurs de ce qui adviendra plus tard en Europe. Les présupposés de ces deux attitudes sont parfois orthogonaux, mais ils ont en commun de courtcircuiter l’examen scientifique des sources. Il semble plus raisonnable de partir des thèses que contiennent les textes qui nous sont parvenus, d’examiner leurs arguments pour les mettre en réseau et les confronter à leurs propres contextes.

AVICENNE ET ABū AL-BARAKāT
Un moment assez particulier de l’histoire de ces relations entre science et islam a lieu aux alentours du XIIe siècle, en Orient. En sciences de la nature – la partie de la philosophie centrée sur la physique –, cette période est celle où s’est largement diffusée l’oeuvre d’Avicenne (mort en 1037), consacrant l’autorité scientifique de celui que l’on appelle le Maître suprême, d’Ispahan à Bagdad, en passant par Hamadan.

Au siècle suivant, un autre médecin philosophe – juif converti tardivement à l’islam – Abū al- Barakāt al-Baghdādī (mort en 1152), a entrepris une critique radicale des thèses de son prédécesseur, notamment en physique, critique qu’il expose dans son ouvrage le Livre de la réflexion personnelle. Il y défend, contre l’orthodoxie avicennienne, la possible existence du vide et renouvelle totalement l’analyse du mouvement des projectiles.

La doctrine aristotélicienne – largement admise à l’époque – ne peut en effet expliquer le ralentissement du projectile lancé en l’air qu’en invoquant le rôle du milieu. Dans le vide – qu’il soit réel ou simplement envisagé comme potentiel –, il faut construire une autre explication. Abūal-Barakāt invoque la présence de deux « inclinations », en compétition dans le mobile: une à aller vers le haut (c’est l’inclination forcée, due au lanceur), mais qui s’épuise peu à peu, et une à aller vers le bas (c’est l’inclination naturelle). C’est la seconde qui, selon lui, est responsable de l’épuisement de la première, et Abū al-Barakāt met à mal au cours de sa démonstration plusieurs dogmes aristotéliciens : celui qui postule qu’un mouvement se fait toujours d’un contraire à un autre; celui qui affirme une discontinuité entre les deux mouvements contraires de la pierre, au point qu’il soit nécessaire d’imaginer un temps d’arrêt en haut de la trajectoire ; celui qui affirme que le « moteur » d’un mouvement, sa cause, doit être extérieur au corps et unique.

Le renouvellement de l’analyse du mouvement qui est proposé alors permet, pour la première fois dans l’histoire des sciences, une approche théorique des variations de vitesse. Comme le mobile enchaîne sans discontinuité le mouvement de descente avec le mouvement montant, l’inclination violente s’épuise d’abord sous l’effet de l’inclination naturelle, et cette dernière accumule ensuite ses effets sur le mobile, dont la vitesse ne cesse d’augmenter. Cette thèse de l’accumulation de l’inclination – déjà évoquée par Avicenne – s’inscrit ici dans un cadre théorique radicalement différent.

Abū al-Barakāt assimile l’espace tridimensionnel des géomètres à celui de la physique, abolissant une frontière entre les deux sciences, consacrée depuis des siècles (et qui ne vacillera en Occident qu’au XVIIe siècle). Il défend en outre l’existence, au moins potentielle, de l’infini spatial et de l’infini temporel, tout en contestant les démonstrations des philosophes à propos de l’éternité du Monde. Son oeuvre apparaît donc comme une construction majeure qui permet de reconsidérer la place de la physique arabo-musulmane dans l’histoire de la discipline.

LE CONTEXTE PHILOSOPHICO-RELIGIEUX
Si l’on cherche une rupture théorique comparable parmi les thèses qui ont précédé celles de Galilée et de Descartes, dans le monde latin ce sont les travaux d’un jésuite italien du XVIe siècle qui présentent le plus de similitudes. Benedetti a produit une même mise en cause de l’unicité du moteur, de son externalité, une démonstration de la possibilité du mouvement dans le vide et un refus de la discontinuité entre mouvements « contraires ». Enfin, il a théorisé l’accélération comme une accumulation des impetus (c’est ainsi que Benedetti nommait, à la suite de Jean Buridan, l’inclination interne au mobile). Quatre siècles séparent le jésuite du médecin de Bagdad, et aucun indice ne nous permet d’imaginer qu’il s’agit d’une reprise de la théorie d’Abū al-Barakāt dont la transmission, y compris dans le monde arabe, reste à explorer.

Arrêtons-nous sur cette originalité de la philosophie naturelle arabe et interrogeons-nous sur son contexte. La vigueur avec laquelle ce médecin juif dénonce les paralogismes de ses confrères est étonnante. Est-il protégé par son statut de médecin, tour à tour attaché au service du calife abbasside ou du sultan seldjoukide? Ces derniers n’exercent pourtant pas d’autorité scientifique, même lorsqu’ils s’intéressent aux sciences de leur temps. Il n’y a pas, sur cette période et le siècle qui a suivi, de cas de persécution en dehors de quelques mystiques.

Comment Abū al- Barakāt a-t-il pu trouver tant d’audace ? Comment a-t-il pu, seul et en dehors de toute école, s’autoriser une telle mise en cause de l’édifice avicennien ?

Une partie de l’explication réside dans le contexte philosophico-religieux de son époque. Ce XIIe siècle est celui d’un nouveau développement de la théologie rationnelle, celle que l’on nomme le kalām, qui se développe à côté de la philosophie. Les mutakallimūn (ses sectateurs) ont de nombreux débats que nous pouvons reconstituer aujourd’hui. Une partie porte sur des questions purement théologiques, liées à la révélation. C’est ainsi qu’est né l’asharisme au Xe siècle, contre le mutazilisme. D’autres débats ne relèvent que de l’approche rationnelle sur des questions comme le mouvement des corps, l’infinie divisibilité de la matière, l’existence du vide ou la composition du ciel. Les mutakallimūn sont d’ailleurs souvent, et contrairement à l’immense majorité des philosophes, défenseurs d’une conception atomiste de la matière.

Al-Ghazālī (Algazel pour les Latins, mort en 1111), théologien asharite, a entrepris à la fin du XIe siècle une sévère critique des « démonstrations des philosophes » et de leur tendance à « l’imitation ». L’imam enseigne à la Niẓāmiyya de Bagdad, où il fait autorité. Ses motivations sont clairement religieuses, en particulier – on s’en doute – sur la question de l’éternité du Monde. Mais ce sont des arguments philosophiques très étayés qu’il emploie dans Incohérence des philosophes, où il critique, à partir de leur propre corpus et sans concession, la logique scientifique employée par ces derniers, notamment par Avicenne.

Les démonstrations d’Abū al- Barakāt, son contemporain, ne sont traversées par aucune considération religieuse explicite. Elles prétendent au même universalisme que celles d’Avicenne. La démarche d’exploration critique que mettent en oeuvre les pages du Livre de la réflexion personnelle (le titre est déjà tout un programme) n’en produit pas moins une mise en cause inédite et radicale des raisonnements d’Avicenne. Les termes employés tout au long des démonstrations – elles ont fait l’objet de plusieurs études – ont de nombreux points communs avec ceux utilisés par al-Ghazālī.

Abū al-Barakāt accuse notamment ses collègues philosophes d’imitation et de pratiquer des démonstrations falsifiées, comme celle sur la composition du ciel, qui requiert un cinquième élément « hors nature » pour rendre compte de sa perfection alors que certaines irrégularités comme les taches de la Lune mettent en cause l’unicité de substance. Abū al-Barakāt croit pourtant à l’éternité du Monde, croyance qu’il expose ailleurs (dans son Traité de l’âme), mais ce sont les constructions ad hoc des philosophes, reprises depuis des siècles, qu’il pourfend. La critique ainsi enclenchée va se poursuivre tout au long du XIIe siècle, pendant lequel les autorités (calife et sultan) continuent de soutenir le rationalisme asharite tout autant que celui des philosophes. Au tournant du XIIIe siècle, le théologien Fakhr al-Dīn al-Rāzī (mort en 1210) prolonge ce rapprochement entre kalām et philosophie et reprend même certaines thèses d’Abūal-Barakāt sur le vide, l’espace et le temps tout en bénéficiant, lui aussi, de la protection du pouvoir califal.

La dynamique brièvement esquissée ici entre science et théologie rationnelle musulmane contraste avec ce qui se passe à la même époque dans le monde latin. L’aristotélisme, et plus particulièrement l’aristotélisme arabe, diffusé par les mouvements de traduction du XIIe et XIIIe siècle, s’est largement répandu.

L’apport original de la civilisation arabo-musulmane concernant la compréhension de la physique nous éclaire sur les liens entre science et islam au XIIe siècle, dans un contexte philosophico-religieux spécifique.

POINTS DE FRICTION ENTRE PHILOSOPHIE ET RELIGION
La disputation entre philosophie et théologie porte sur des questions analogues: l’éternité, l’infini, la composition du ciel.

Mais loin d’appeler à une rigueur philosophique plus grande, à une réflexion plus critique, les autorités religieuses vont produire des interdits. Ceux de 1210 portent justement sur les libri naturales (la Physique d’Aristote en fait partie). Leur « enseignement en public ou en privé » est proscrit sous peine d’excommunication. Tout au long du XIIIe siècle, les interdictions seront levées puis renouvelées sous forme de mises en garde, voire de censures au nom des dangers que fait peser le débat rationnel sur la foi. « La foi est sans mérite si la raison humaine lui prête ses ressources », écrit le pape Grégoire IX en 1228. En 1270 Étienne Tempier, évêque de Paris, annonce l’excommunication de ceux qui enseigneraient une des treize « erreurs », parmi lesquelles la thèse de l’éternité du Monde que défendent les péripatéticiens. Sept ans plus tard, ce sont 219 thèses qui seront interdites d’enseignement.

Le point commun avec le monde arabe oriental ce sont bien sûr certains des points de friction entre les constructions philosophiques et les dogmes des religions du Livre qui admettent la création et la fin du Monde. On peut même ajouter que si l’évêque de Paris est amené à énoncer de telles censures c’est bien parce que ces points de friction font déjà débat au sein de l’Université parisienne naissante. Mais ces interdits vont contribuer à assécher pour des décennies les recherches des philosophes de la nature. À l’inverse, celles du XIIe et XIIIe siècle en Orient apparaissent d’une grande inventivité et fécondité.

(1) “Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne”, paru en 2008, ouvrage qui a reçu, certes, le soutien d’Alain Finkelkraut mais aussi de nombreuses critiques de la part de savants spécialistes de l’histoire de la philosophie et des sciences arabes, dont celles qui sont rassemblées dans l’ouvrage “les Grecs, les Arabes et nous”, paru aux éditions Fayard en 2009, sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach.

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