Ordonnances Macron : profonde régression pour la santé au travail, Annabelle Chassigneux*

Promulguées le 22 septembre 2017, ces ordonnances s’inscrivent dans le droit-fil de la loi El Khomri, marquant un pas supplémentaire dans la remise en cause du droit du travail. Moyen de « lutter contre le chômage » et de « renforcer le dialogue social », comme le présente le gouvernement? Qui en sera dupe? Des experts intervenant auprès des CHSCT analysent une partie des mesures contenues dans ces ordonnances. 

Annabelle CHASSIGNEUX est coprésidente de l’ADEAIC.


L’Association des experts agréés et des intervenants auprès des CHSCT (ADEAIC (1)) existe depuis un peu plus de deux ans. Elle regroupe aujourd’hui une vingtaine de cabinets d’expertise intervenant pour les comités d’hygiène de sécurité et de conditions de travail (CHSCT). Elle a été créée avec pour ambition de contribuer, notamment, aux débats sur les questions de santé au travail et de prévention des risques professionnels.

À plusieurs reprises, au cours de ces quatre dernières années, avant même de nous constituer en association, nous avons partagé publiquement nos analyses concernant les évolutions législatives relatives au monde du travail : d’abord au moment de la promulgation de la loi sur la sécurisation de l’emploi (LSE), puis au moment de la loi Rebsamen, dernièrement avec la loi El Khomri. Le 19 septembre 2017, l’Association proposait une réunion d’information et d’échanges sur la disparition des CHSCT et les dangers pour la santé au travail.

AU COEUR DES RÉFORMES, UN DÉNI
D’abord, ces ordonnances renforcent l’inversion de la hiérarchie des normes et la remise en cause du principe de faveur déjà entamées par la loi El Khomri : l’accord d’entreprise devrait se substituer dans nombre de domaines à l’accord de branche comme à la loi. Il pourrait prévoir des mesures moins favorables que les règles du Code du travail, lesquelles ne s’appliqueraient plus qu’en l’absence d’accord. Loin de favoriser un dialogue « au plus près du terrain », comme on voudrait nous le faire croire, ce choix nie, au contraire, la conflictualité inhérente au monde du travail et le rapport de forces déséquilibré qui existe entre employeur et salarié, déséquilibre qui se joue très concrètement et quotidiennement sur le terrain.

Toutes les mesures relatives aux instances représentatives du personnel (IRP) développées dans les ordonnances sont imprégnées de ce déni.

UN AFFAIBLISSEMENT DU POUVOIR D’AGIR SUR LA SANTÉ AU TRAVAIL
La création du comité social et économique (CSE) devrait mécaniquement se traduire par moins de représentants du personnel et moins d’heures de délégation et, dans le même temps, beaucoup plus de sujets à traiter et à maîtriser au sein d’une seule instance. On impose donc aux syndicalistes une sorte de cumul des mandats, cumul que tout le monde s’accorde, par ailleurs, à dénoncer dans le monde politique.

Les ordonnances restent encore floues sur nombre d’aspects relatifs au fonctionnement du CSE. Beaucoup d’entre eux sont renvoyés à des décrets ou bien à la négociation d’entreprise, sans qu’ils puissent donc faire l’objet de débats au niveau national.

Concernant les CHSCT, alors qu’ils existent dans les entreprises de plus de 50 salariés depuis plus de trente ans, que ces instances ont permis aux organisations syndicales de s’approprier les questions de santé au travail, mais aussi de contribuer à développer la jurisprudence dans ce domaine et d’alerter l’opinion publique sur certaines maladies professionnelles, la future commission santé, sécurité et conditions de travail (SSCT), quant à elle, ne sera créée que dans les entreprises de plus de 300 salariés.

Ces commissions seront donc beaucoup moins nombreuses que ne le sont les actuels CHSCT, et par conséquent plus éloignées du travail réel et des salariés. Or la montée en puissance des CHSCT est notamment liée à la proximité que l’instance a su construire avec le terrain en rendant visibles les conditions de travail que nombre de directions d’entreprise préfèrent ignorer.

Concrètement, les représentants du personnel de cette future commission ne pourront plus avoir le même degré de connaissance des conditions de travail des salariés qu’ils représentent et des risques auxquels ils sont exposés. Mais ce n’est pas tout : la mission de la commission SSCT est désormais réduite par rapport à celle de l’actuel CHSCT. Si la commission peut toujours procéder à l’analyse des risques professionnels auxquels sont exposés les travailleurs d’un établissement, il n’est plus question, pour elle, d’analyser les conditions de travail ni les facteurs de pénibilité. Elle ne veillera plus, non plus, au respect par l’employeur de ses obligations légales ni ne contribuera à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale des travailleurs. Ces changements signent très concrètement un rétrécissement du champ de compétences de la future commission. Tandis que le CHSCT était en mesure de questionner l’organisation du travail dans sa globalité, la future commission restera cantonnée à une analyse ciblée des risques, et sans pouvoir jouer un véritable rôle dans la prévention des risques.

En fusionnant les instances représentatives du personnel (DP, CE et CHSCT), il est mis fin à la spécialisation des représentants du personnel. Or la création du CHSCT avait aussi pour ambition de dissocier les questions économiques de celles de la santé au travail, justement pour que des critères d’ordre économique ne puissent pas interférer sur ce qui touche à l’humain. Or aujourd’hui, dans un contexte marqué par un taux de chômage élevé, il y a fort à parier que la pression sur l’emploi contribuera à mettre au second plan les débats sur la santé au travail.

D’autres mesures contribuent à affaiblir encore le pouvoir d’agir de ces commissions :
– elles n’auront pas de personnalité juridique propre comme c’est le cas des CHSCT, qui peuvent ester en justice ;
– désormais, « le temps passé à la recherche de mesures préventives dans toute situation d’urgence et de gravité, notamment lors de la mise en oeuvre de la procédure de danger grave et imminent » sera décompté des heures de délégation ;
– mais encore, la présence de l’employeur pourra être renforcée dans la commission, puisqu’il pourra inviter les personnes de l’entreprise de son choix pour l’assister sans avoir besoin de l’accord des représentants du personnel ; et le nombre d’invités de l’employeur pourra être équivalent à la délégation du personnel ;
– les membres suppléants ne pourront plus assister aux réunions de la commission lorsque les titulaires seront présents.

Ces différents aspects, qui peuvent paraître anecdotiques vus de loin, auront en réalité des effets très concrets sur la circulation de la parole et la qualité des échanges au sein de la commission, et aussi sur les moyens dont disposeront les représentants du personnel pour mener à bien leurs missions. Là encore, c’est l’employeur qui gagne du terrain.

À cela s’ajoute le fait que le budget de fonctionnement du futur CSE sera lui aussi amputé. D’une part, ce budget devra prendre en charge les besoins de la commission SSCT (les frais d’avocat, la documentation ou les déplacements de ses membres) et, d’autre part, il sera mis à contribution à hauteur de 20 % dans le cadre des expertises sur les conditions de travail en cas de projet important. En réalité, cela signifie que dans la plupart des entreprises les CSE, faute de moyens suffisants, ne pourront plus avoir recours à un expert dans ce cas de figure. En fait, c’est le droit à l’expertise qui va se trouver limité, alors que l’expertise constitue un outil qui vise justement à contribuer à réduire l’asymétrie d’information entre employeurs et salariés. Rappelons à ce sujet que l’employeur, lui, peut recourir comme bon lui semble à tous les consultants qu’il juge utiles.

Autre nouveauté: le CSE pourra désormais reverser une partie de son budget de fonctionnement aux oeuvres culturelles et sociales de l’entreprise… Ici, on place clairement sous pression les représentants du personnel qui devront arbitrer entre une expertise sur une réorganisation et des dépenses sociales ou culturelles.

SANTÉ AU TRAVAIL, QUEL RÔLE POUR LES EXPERTS?
Enfin, en ce qui concerne les experts CHSCT, ils ne seront plus agréés par la puissance publique mais « habilités ».

Qu’est-ce que ce terme recouvre ? Rien n’est clair pour le moment, mais nous pouvons d’ores et déjà imaginer que cette habilitation sera beaucoup plus souple que ne l’est la procédure d’agrément actuelle, qui garantit à la fois les compétences et la méthodologie des cabinets d’expertise, qui assure aussi, bon an mal an, une fonction de contrôle et de surveillance. Quel garde-fou existera-t-il demain pour se prémunir d’intervenants dont les méthodes et les analyses penchent vers des logiques centrées sur la prise en charge des individus au détriment de l’analyse de l’activité et de l’organisation du travail ? Nous craignons, là encore, que ces évolutions participent à limiter la responsabilité de l’employeur en matière de santé au travail.

DES CONSÉQUENCES SUR LA SANTÉ AU TRAVAIL À EXAMINER
En quoi toutes ces mesures, qui affaiblissent clairement la place des représentants des salariés, vont-elles contribuer à renforcer le dialogue social ? En quoi permettraient-elles de réduire le chômage ?

Soyons sérieux. Chaque année, si l’on en croit les seules statistiques de la CNAMTS, ce sont plus de 500 personnes qui décèdent sur leur lieu de travail (2). Mais on sait, par ailleurs, que les accidents du travail font l’objet d’une sous-déclaration (3). Et notre profession nous confronte, chaque jour, à l’observation et à l’analyse de situations de travail pathogènes dans tout type de secteurs d’activité.

Les ordonnances, loin de constituer une quelconque avancée sociale, désagrègent, au contraire, les dispositifs qui permettaient de rendre le rapport de forces entre employeurs et salariés un peu moins inégalitaire. Et elles auront, malheureusement, à moyen et long terme, des conséquences négatives sur la santé au travail.

 

(1) www.adeaic.fr
(2) En 2015, on recense 555 accidents de travail mortels (données de la CNAMTS).
(3) De nombreux observateurs et analystes font remarquer, que ces données sont largement sous-évaluées: voir, par exemple, le rapport de la Sécurité sociale sur la sous-déclaration des AT-MP
(http://www.securite-sociale.fr/IMG/pdf/rapport_sous-declarato_atmp_10_07.pdf).

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