Souveraineté alimentaire, Semences et Biodiversité, Jean-Louis Durand*

Alors que des grands groupes industriels mondiaux cherchent à s’accaparer les connaissances sur le génome via des brevets sur les gènes, il est impératif d’assurer des droits de propriété intellectuelle permettant le partage des connaissances tout en assurant la souveraineté alimentaire des peuples et la préservation de la biodiversité.

*JEAN-LOUIS DURAND est chargé de recherche à l’INRA et membre du bureau national de la CGT-INRA.


PROGRÈS AGRONOMIQUE, SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE ET BIODIVERSITÉ NATURELLE
Assurer une alimentation digne et de qualité à chaque membre d’une population qui pourrait avoir augmenté d’environ 30 % d’ici à 2050 demande un progrès agronomique et génétique considérable dans l’utilisation et le renouvellement des ressources naturelles. Dans certaines régions du monde, cela sera nettement plus nécessaire qu’ailleurs. En outre, les conditions climatiques de certains pays en forte croissance démographique ne permettront pas leur souveraineté alimentaire, de sorte qu’ils devront recourir à des importations massives. Outre l’indispensable soustraction des systèmes alimentaires à la logique capitaliste, une part essentielle du progrès agronomique reposera sur l’amélioration des plantes existantes et la création de nouvelles variétés. Il faudra le faire pour plus d’espèces cultivées afin de maintenir des niveaux et qualités de production compatibles avec les populations à nourrir sans atteinte à l’environnement.

Dans ce contexte, la biodiversité, la diversité des espèces et populations vivantes sur terre, est une composante majeure de notre environnement. À la base de l’évolution de toutes les formes vivantes qui sont apparues depuis l’origine, la biodiversité a conditionné notre existence en tant qu’espèce à l’échelle géologique. Mais ce n’est pas son seul mérite. De plus en plus de recherches de toutes natures confirment l’intérêt de la biodiversité contemporaine pour le bien-être de l’humanité. La CGT-INRA prend en compte les conclusions des organismes internationaux compétents en la matière tout en relevant qu’ils ne remettent nullement en cause la globalisation capitaliste et qu’ils promeuvent le mythique marché libre et non faussé comme condition de ces objectifs (1).

LA BIODIVERSITÉ SEMÉE, CARBURANT PRINCIPAL DE L’AMÉLIORATION DES PLANTES
À cette biodiversité naturelle il s’agit donc d’ajouter la biodiversité semée. En effet, c’est la variabilité génétique naturelle qui existe au sein des espèces cultivées qui a permis dans un premier temps leur domestication, parfois avec des modifications très profondes de leurs génomes. Ultérieurement, et afin de tirer le maximum du rayonnement solaire absorbé par les feuilles, d’une part, et de la force de travail agricole, d’autre part, un type de plantes génétiquement très homogènes a été sélectionné. Pour autant, et contradictoirement, la recherche de caractères utiles à une production agricole optimale recourt toujours et de plus en plus à une diversité génétique de plus en plus étendue. En effet, les caractères qui composent chaque variété proviennent de plantes différentes, et c’est par croisement/ sélection au cours de nombreuses générations que s’accumule graduellement dans les variétés le progrès génétique. Au début des années 1990, avec les premiers OGM, certains ont pu penser que l’on pourrait sélectionner directement les « bons gènes » sans s’appuyer sur ce lent processus de tri parmi des milliers de combinaisons observées au champ. Or, à mesure que se révèle l’énorme complexité des régulations de l’expression des génomes, en interaction avec l’environnement, cette approche s’est avérée bien plus complexe que prévu. C’est pourquoi la contribution de la biodiversité des espèces cultivées reste cruciale pour l’avenir de notre alimentation.

L’efficacité constante obtenue depuis environ soixante ans résulte de l’utilisation des variétés déjà cultivées comme base de sélection, sans devoir à chaque nouveau programme repartir de zéro. Cela nécessite des moyens dédiés à l’observation de très nombreuses plantes et au choix des meilleurs croisements. En France, ce système repose sur le travail réalisé dans les sociétés semencières, généralement de taille moyenne et plus ou moins liées aux territoires et aux agriculteurs qui utilisent ces progrès. Une partie du prix des semences est justement liée à ce travail : les sociétés de sélection consacrent environ 10 % de leurs ressources à l’investissement dans la sélection. Un peu comme dans le cas du logiciel libre mais inventé bien avant, un droit de propriété intellectuelle particulier, le certificat d’obtention végétale (COV), combine la liberté d’accès pour chaque obtenteur de variétés au travail déjà réalisé par les concurrents et la certification que sa variété ne pourra être exploitée que sous licence. La sélection put donc avancer, s’appuyant sur ce partage limité, créant une vaste communauté internationale solidaire jusqu’à un certain point, en contradiction avec les lois du marché régnant par ailleurs.

SÉLECTION GÉNOMIQUE ET PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
L’accès libre aux variétés déjà sur le marché pour en sélectionner de meilleures, sans devoir de droits sur les premières à leurs obtenteurs, permet un brassage et de nombreux échanges entre tous les opérateurs de tous les pays ayant signé l’accord sur les obtentions variétales (UPOV) (2).

En France, un système public d’évaluation du progrès génétique sélectionne rigoureusement les variétés qui peuvent figurer dans les catalogues de vente et reconnaît à ceux qui ont inventé de nouvelles variétés des droits sur les semences vendues, sans empêcher que cette nouvelle variété soit utilisée dans d’autres croisements suivis de sélection. Ce système, mis au point après la guerre par l’INRA et la France, fut adopté par la plupart des pays, y compris la Chine et les États-Unis, en 1961. Il assure à la fois l’existence de sociétés de semences sur tout le territoire et une compétition entre les meilleures variétés. Créé en 1944, le COV contribue depuis fortement non seulement à l’indépendance nationale en matière de génétique végétale, mais aussi au progrès rapide des performances des variétés. Et heureusement, parce que nous aurons besoin d’une forte et rapide dynamique de progrès génétique. Le sens de l’amélioration et les propriétés des plantes que l’on souhaite favoriser sont ainsi également à la main de la puissance publique. Ainsi, même si le processus reste loin d’être achevé, il a suffi de quelques années pour ajouter, au début des années 2000, aux critères de rendement et de qualité des critères de respect de l’environnement.

Aux États-Unis, le secteur privé sous l’influence de l’industrie pharmaceutique et chimique, considère que ce qui peut faire l’objet de propriété intellectuelle est le gène lui-même, à partir duquel la propriété intellectuelle s’étend à tout l’organisme (3). Cela suppose d’affecter à une séquence génétique particulière un caractère particulier, comme une résistance à une maladie et/ou à la sécheresse, un potentiel de rendement élevé…

Mais les associations entre caractères et gènes sont statistiques et empiriques ; un caractère requiert en outre la mise en jeu de nombreux gènes, ce qui fait que la méthode réellement utilisée de nos jours pour le progrès génétique reste celle des croisements et de la sélection à la suite de l’observation des performances des descendants. L’efficacité des choix des parents à utiliser pourra s’appuyer à l’avenir sur les associations statistiques entre l’ensemble des gènes d’un individu et les performances de ses descendants.

Cette sélection génomique en émergence aura de plus en plus besoin d’un accès libre et très diversifié au maximum de ressources génétiques. Or certains revendiquent des droits de propriété attachés à des brevets obtenus sur les gènes. Ils revendiquent même des droits sur toute plante contenant ces gènes. Ainsi, un caractère (tel que le taux de sucre ou une résistance à une maladie), présent ou introduit dans une plante par des procédés naturels mais dont ultérieurement un laboratoire brevète un gène associé à ce caractère, peut devenir la propriété privée de ce dernier laboratoire. Ce laboratoire peut donc même exiger des droits de l’obtenteur qui avait sélectionné initialement la plante présentant le caractère et le gène associé. Ce n’est pas un cas théorique : associé à un groupe d’obtenteurs inquiets de ces dérives, l’INRA a très efficacement poursuivi en justice une compagnie privée qui prétendait obtenir de l’argent d’un sélectionneur du sud de la France qui avait créé une variété résistante à un puceron. Mais de nombreux brevets de ce type sont aujourd’hui accordés par l’Office européen des brevets de la directive 98/44/CE (4). Tant que cette directive européenne sera en vigueur, le risque existe de voir des obtenteurs poursuivis pour fraude du fait que leurs variétés contiennent des gènes brevetés. Pis, l’INRA détient encore de trop nombreux brevets de ce type !

Cette situation mine les relations entre les semenciers et rendent méfiants les détenteurs de tout type de ressources génétiques. Les échanges deviennent incroyablement difficiles et procéduriers. Le progrès génétique en pâtit déjà.

La contribution de la biodiversité des espèces cultivées reste cruciale pour l’avenir de notre alimentation.

BIODIVERSITÉ ET ACCORDS INTERNATIONAUX
Portés par une légitime préoccupation sur le sort de la biodiversité contenue dans les écosystèmes naturels, les accords internationaux de Rio de 1992 ont été très influencés par la prise de brevets sur les espèces et toutes leurs composantes, jusqu’au niveau du gène. Finalement, ces accords n’ont en rien permis de protéger réellement la biodiversité (5).

Pourtant, afin que des compagnies ayant pris des brevets sur des gènes d’espèces utilisées ou appartenant à des populations ne les spolient pas de tous leurs droits, les traités de Nagoya (6) pour les espèces non domestiques et le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (7), pour les plantes cultivées, encadrent la gestion de la biodiversité et le « partage des bénéfices ». Il s’agit des avantages que quiconque tirerait de l’usage de ressources génétiques et qu’il devrait donc partager avec ceux qui en étaient les dépositaires traditionnels.

Ces traités ne condamnent ni n’interdisent le brevetage du vivant. Si la reconnaissance de cette part de travail non reconnue auparavant dans la valeur des ressources génétiques est certes une avancée, la CGT-INRA défend pourtant l’idée que c’est le brevet qu’il faut interdire. En l’occurrence, en effet, il est accordé en violant un des principes fondamentaux de la brevetabilité qui est l’activité inventive, le travail dont il est question relevant de la découverte. Découvrir que tel gène présent dans une plante depuis la nuit des temps code pour telle protéine ayant dans cette plante telle fonction est remarquable, mais ce n’est pas plus une invention que la découverte de l’électron. Il s’agit de connaissance fondamentale qu’il faut dégager de tout commerce et, au contraire, considérer comme disponible pour tout un chacun.

Face à l’impressionnante efficacité de la sélection végétale effectuée sur la base de variétés entièrement libres de droit en tant que ressources génétiques, les brevets sur les gènes (il y en a des dizaines de milliers) ne concernent qu’un nombre minuscule de variétés nouvelles… et encore, pour des caractères aussi problématiques que la résistance au glyphosate ou aux insectes. Sur les milliers de brevets sur des gènes supposés augmenter la résistance à la sécheresse, aucun n’a été jugé suffisamment efficace à ce jour pour cultiver des champs avec moins d’eau, contrairement, par exemple, aux nombreuses variétés de maïs inventées dans les années 1990. En réalité, les compagnies de biotechnologie déposent des brevets pour deux raisons principales : d’une part, le portefeuille de brevets augmente la valeur purement spéculative de leurs actions ; d’autre part, en vue de la conquête d’un marché sur un caractère particulier (teneur en certains nutriments, rendement…), la détention d’un brevet associé à ce caractère décourage les concurrent d’y investir pour échapper aux droits qu’ils devraient à la compagnie détentrice. C’est ainsi un instrument de domination sur le génome, qui apparaît bien comme un champ de bataille entre les empires de la semence que sont les trois grandes compagnies en cours de constitution (Pioneer-Dow Chemicals, Chem China-Syngenta et Bayer- Monsanto). Par ailleurs, contrairement au droit des variétés, le COV, le brevet oblige celui qui crée la variété qui contient des éléments brevetés (des gènes, par exemple) à rendre des comptes à celui qui a le brevet. En outre, il interdit totalement aux agriculteurs la production de leurs propres semences alors que c’est autorisé pour les variétés.

UNE AUTRE GÉNÉTIQUE AU SERVICE DE TOUS
Pourquoi accepter ces multiples atteintes aux droits fondamentaux : droit à la souveraineté alimentaire des États, droit d’accès aux ressources génétiques du monde entier, droits des laboratoires publics et privés d’accéder librement aux connaissances sur les gènes ?
Pourquoi privatiser et restreindre l’accès à l’ensemble des ressources génétiques ?
Pourquoi céder à un système qui piétine celui du COV mis en place il y a soixante-treize ans et qui a permis de tels progrès ?

De plus en plus dépendants des marchés financiers, les lobbys industriels poussent les États et la Commission de Bruxelles à ouvrir des autoroutes aux brevets et cherchent à liquider le système du COV. Jusqu’ici, avec les Pays-Bas et l’Allemagne, la France a réussi à contenir l’attaque : des dizaines de PME et entreprises nationales continuent à enrichir les territoires et à défendre la biodiversité semée. Mais au sein même des entreprises semencières françaises les plus développées, comme Limagrain (quatrième groupe mondial, avec Villemorin, sa filiale cotée en Bourse), certains prétendent se faire une place sur le champ de bataille. Ce alors même que tout porte à croire qu’ils n’y sont tolérés que pour servir les intérêts de l’impérialisme industriel qui finira par les absorber. Fortement représentés dans les institutions publiques compétentes, ces fanatiques trouvent au sein des établissements publics de recherche et des universités un milieu, hélas, poreux pour développer ces brevets.

Alors que le conseil scientifique de l’INRA (8) alerte la communauté scientifique et au-delà sur les dangers de cette politique, les ministères de tutelle se révèlent hésitants. La CGT-INRA soutient au contraire le caractère fondamentalement inaliénable de la connaissance sur le vivant et dénonce les brevets sur les gènes natifs. Elle a accueilli positivement la loi sur la biodiversité, qui modifie le code de la propriété intellectuelle en interdisant les brevets sur les gènes présents naturellement ou du fait d’une sélection essentiellement biologique dans les plantes.

Elle milite toujours pour l’abrogation de la directive 98/44/CE. Pour y parvenir, il convient que l’INRA soit irréprochable et fasse un grand ménage dans son portefeuille de brevets encore pollué de nombreux brevets sur les connaissances et les gènes natifs. La connaissance sur l’hérédité des caractères concerne l’identité des individus, sur la base d’un code génétique commun à l’ensemble des êtres vivants sur la planète. Il est essentiel que la liberté de la connaissance sur cette grammaire commune soit garantie par des lois solides. Avec la Fédération nationale agroalimentaire et forestière CGT et les syndicats CGT des entreprises semencières, la CGT-INRA revendique une consolidation de la liberté de l’accès aux ressources génétique et la défense de la biodiversité. Ils proposent la création d’un office national des semences chargé de veiller au respect des droits des populations, des salariés et des agriculteurs en assurant la juste rémunération du travail de chacun, sans qu’aucun lobby ne profite de position impérialiste sur les génomes, patrimoine commun de l’humanité.

(1) Adoptés aux Nations unies pour les années 2015-2030, les objectifs du développement durable listent une série
d’objectifs, parmi lesquels la protection de la biodiversité figure au no 15, en bonne place avec l’accès à l’eau potable et la satisfaction des besoins nutritionnels
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Objectifs_de_d%C3%A9veloppement_durable).
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_pour_la_protection_des_obtentions_v%C3%A9g%C3%A9tales
(3) Au Canada, les plantes contenant des gènes brevetés ne sont pourtant pas brevetées en tant que plante. Seule la séquence génétique embarquée est brevetée. Pour l’Office européen des brevets, au contraire, tout gène breveté étend le droit de propriété à la plante qui le porte. Enfin, dans le cas des nouvelles biotechnologies de sélection, qui modifient chaque gène cible à l’aide d’outils moléculaires modernes, il est revendiqué par certains le droit de breveter les plantes ainsi obtenues, même si, scientifiquement, une plante modifiée artificiellement serait indiscernable d’une plante portant la même modification apparue par mutation.
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Directive_sur_la_brevetabilit%C3%A9_des_inventions_biotechnologiques
(5) M.-A. Hermitte, « La convention sur la diversité biologique », in Annuaire français de droit international, 1992, p. 844-870 (http://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1992_num_38_1_3098).
(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Protocole_de_Nagoya
(7)https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_international_sur_les_ressources_phytog%C3%A9n%C3%A9tiques_pour_l%27alimentation_et_l%27agriculture
(8) Conseil scientifique de l’INRA, Rapport de synthèse du groupe de travail sur la propriété intellectuelle dans le domaine végétal à l’INRA, février 2014 (http://prodinra.inra.fr/ft?id=63FF87DEFD27-477B-A26A-8F0E1143DA53).

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