De la biodiversité aux services écosystémiques, Denis Couvet*

Pour expliciter l’importance sociale de la biodiversité, l’importance de sa préservation, écologues et autres scientifiques et acteurs ont proposé la notion de service écosystémique (1). Le terme recouvre les bénéfices que les humains – en tant qu’individus, groupes sociaux, sociétés – retirent du fonctionnement des écosystèmes, de la biodiversité, des espèces « sauvages » (non domestiquées). D’autres dénominations sont parfois utilisées : « services environnementaux », « fonctions de service public », « services de la nature », « services écologiques ».

*DENIS COUVET est professeur au Muséum national d’histoire naturelle et professeur chargé de cours à l’École Polytechnique sur le thème de la marchandisation de la nature.


TROIS TYPES DE SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUES
En 2005, sous l’égide des Nations unies, le Millennium Ecosystem Assessment (MEA) (2), réunissant plusieurs milliers d’experts, distingue vingt-quatre services écosystémiques majeurs, répartis en trois types de services :
les services d’approvisionnement (agriculture, eau, ressources génétiques…) ;
les services culturels (espaces récréatifs, espèces emblématiques…) ;
les services de régulation environnementale, nécessaires au fonctionnement des écosystèmes, et qui sont d’importance fondamentale du point de vue de l’écologie, notamment pour la fertilité des sols et la pollinisation.

Objet de controverses virulentes (3), la notion offre donc l’avantage d’expliciter l’importance écologique de la biodiversité et d’en préciser les enjeux sociaux. Ainsi, les écosystèmes riches en biodiversité, en espèces sauvages, forêts, zones humides, etc., sont riches de services écosystémiques menacés. En d’autres termes, préserver les services écosystémiques les plus menacés implique de conserver la biodiversité, les espèces sauvages, et réciproquement.

DES DYNAMIQUES DIFFÉRENTES SELON LE TYPE DE SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUE
L’analyse du MEA montre que la dynamique de ces services dépend de leur prise en compte sociale. Les services dont les bénéfices sont l’objet de marchés : agriculture, bois, produits de la chasse et de la pêche, paysages touristiques, espaces récréatifs, notamment dans les voisinages aisés (bois de Boulogne ou Central Park, par exemple). Ces services d’approvisionnement comme la plupart des services culturels (voir tableau ci-dessous) sont plutôt bien préservés. Ainsi, en agriculture, le nombre de calories produites par humain est en augmentation depuis cinquante ans. En conséquence, l’enjeu social est d’assurer une meilleure distribution sociale des bénéfices relevant de ces services marchands. Exemple marquant, la production agricole actuelle permettrait de nourrir 3 milliards d’habitants en plus tout en améliorant la qualité de l’alimentation dans les pays (4).

À l’inverse, les services dont les bénéfices ne font pas l’objet de marchés, les biens communs, non appropriés, se dégradent. Ce sont les services de régulation environnementale, associés aux espèces sauvages : entretien de la fertilité des sols par les écosystèmes microbiens ; modération des crues et sécheresses, rétention des nitrates et pesticides, par les arbres, forêts et zones humides; pollinisation ; contrôle biologique des ravageurs ; régulation du climat locale et globale.

SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUES «MARCHANDS » OU «COMMUNS »?
L’antagonisme écologique entre services écosystémiques «marchands » et «communs », impose de qualifier leur importance sociale respective.

La dynamique inverse entre ces deux types de services est liée à la disponibilité limitée en écosystèmes, espèces, etc., donc en bénéfices écosystémiques, que ce soit à l’échelle locale ou planétaire. Le développement d’un type de services se fera le plus souvent au détriment d’autres services ; ainsi, le développement de l’agriculture, par déforestation et/ou drainage des zones humides se fait aux dépens des forêts et des zones humides, donc des services assurés par ce type d’écosystèmes. S’il existe quelques synergies, qu’essaie de promouvoir l’agroécologie, elles sont sans doute limitées, les antagonismes étant beaucoup plus fréquents, et importants, dans l’état actuel des pratiques du fonctionnement du système agricole (5).

Les conséquences politiques de cette disponibilité limitée en différents types de services écosystémiques sont profondes. Un arbitrage politique est nécessaire entre écosystèmes et espèces selon qu’ils assurent plutôt des services marchands ou plutôt des services communs (6). Cet arbitrage se traduira en termes de rigueur des lois de protection des forêts et zones humides, d’espèces sauvages, et/ou d’incitations, de taxes environnementales. Délicat à mener cet arbitrage dont l’objectif est de préserver à la fois la qualité de l’alimentation et des écosystèmes.

AUGMENTER LA PRODUCTION AGRICOLE OU PROTÉGER LES ÉCOSYSTÈMES?
De manière générale, ce qui apparaît comme une alternative pose le problème des priorités. Plus prosaïquement, est-il pertinent de se préoccuper plus de la préservation des écosystèmes, des espèces sauvages, que de l’augmentation de la production agricole, forestière? Cette question a été explorée par une équipe universitaire dans le cas de l’agriculture britannique à l’horizon 2060.

Deux scénarios ont été comparés (7) :
– le premier, « présence sur les marchés », maximise la production agricole, au besoin en diminuant les normes environnementales lorsqu’elles gênent l’activité des producteurs.
– le second, « multifonctionnalité des paysages », se préoccupe de rétention du carbone par les écosystèmes afin d’atténuer le changement climatique, d’habitat pour la biodiversité, de valeur récréative et touristique, des paysages.

Pour éclairer le débat, les auteurs font un exercice de monétarisation, estimant la valeur monétaire de la tonne de carbone – pour l’humanité –, ou encore d’un espace récréatif – pour les Britanniques. Ces coûts sont estimables, ne serait-ce qu’à travers le coût pour la collectivité de la lutte contre le changement climatique ou du développement des espaces récréatifs.

Les résultats, impressionnants, semblent peu sensibles aux incertitudes de calcul. En effet, l’avantage économique de la multifonctionnalité est massif, dépassant largement la contribution de l’agriculture britannique au PIB de ce pays. Des bénéfices collatéraux émergent aussi, que les auteurs n’ont pas monétarisé faute d’outil adéquat. Ils concernent la biodiversité, en termes d’abondance des communautés d’oiseaux (pour lesquelles on dispose de suffisamment de données quantitatives pour produire des scénarios quantitatifs solides), et donc très probablement d’autres entités de la biodiversité. Ce résultat rejoint l’intuition de nombreux acteurs. Pour l’agriculture des pays riches, très productive, notamment par agriculteur, l’enjeu socio-économique majeur est de protéger les éco systèmes : réduction des pollutions, préservation de la biodiversité, contribution à la lutte contre le changement climatique, etc.

L’analyse des coûts et bénéfices des nitrates et pesticides conduit à la même conclusion. Leur intensité d’utilisation actuelle n’est pas rationnelle, lorsque l’on la considère à l’échelle collective. Seuls certains bénéfices privés, importants, peuvent expliquer cette non-rationalité collective. C’est un problème majeur des activités marchandes, les marchés pouvant avoir pour propriété de transférer les coûts vers ceux qui sont absents des négociations. Les villes de New York, de Pékin ou de Munich sont arrivées empiriquement à cette même conclusion. Afin de préserver la qualité de leur eau, elles ont subventionné la désintensification de l’agriculture en amont, démarche moins onéreuse que la construction de nouvelles usines de retraitement des eaux ou que le coût d’une eau dégradée. Dans les pays tropicaux, transformer les mangroves ou les forêts tropicales en cultures commerciales serait aussi peu intéressant économiquement, lorsque l’on considère l’ensemble des acteurs sociaux, pas seulement ceux commercialisant ces cultures.

Le rôle des espèces sauvages dans le fonctionnement des écosystèmes, l’importance sociale de ces derniers sont des enjeux majeurs de biodiversité.

QUID DES POPULATIONS LES PLUS VULNÉRABLES?
L’importance relative de ces deux types de services devrait varier selon le revenu, l’appartenance sociale des individus. L’arbitrage entre ces deux types de services dépend donc de l’importance que l’on accorde aux différentes classes sociales, dans la mesure où l’on peut estimer leurs intérêts et préférences respectives. Par exemple, qui supporte les coûts dits « cachés », non révélés par les marchés, comme les coûts du dérèglement climatique ? N’est-ce pas d’abord les plus vulnérables (par exemple ceux construisant en zones inondables car moins chères) ? Si ces coûts affectent les finances publiques, quelles sont les conséquences par ricochet sur d’autres politiques sociales, l’éducation, la santé…? Les populations les plus vulnérables socialement sont probablement les plus exposées aux erreurs de monétarisation et/ou à un mauvais arbitrage qui peut en résulter.

On peut alors contraster deux erreurs d’arbitrage :

1.Une surprotection des services dont les bénéfices sont des « communs ». Elle aurait comme inconvénient une trop grande réduction des activités marchandes liées aux services écosystémiques marchands, notamment l’agriculture, ce qui entraînerait l’augmentation des prix des biens résultants de ces services, et qui sont souvent des denrées essentielles, alimentation et énergie notamment. Et en conséquence la destruction des emplois dans ces secteurs économiques, directs et indirects – fabrication de fertilisants, pesticides, machines agricoles, chalutiers…

2.Une sous-protection de ces services « communs ». Les inconvénients pourraient être des pertes de fonctionnalité des écosystèmes (pollinisation, par exemple), un dérèglement climatique accéléré, une plus grande sensibilité aux crues, la diminution de la qualité de l’eau et de l’air… Ce peut être aussi à terme une dégradation indirecte de la production agricole, liée au déclin des pollinisateurs et de la fertilité des sols.

La plupart des travaux suggèrent que les populations vulnérables bénéficient particulièrement d’une meilleure préservation des écosystèmes, des espèces sauvages, car elles sont très exposées aux aléas environnementaux (voir l’épisode Katrina).

CONCLUSION
Le rôle des espèces sauvages dans le fonctionnement des écosystèmes, l’importance sociale de ces derniers sont des enjeux majeurs de bio diversité. La représentation des implications sociales, économiques ou politiques est nécessaire. Dans ce contexte, la notion de service écosystémique constitue une avancée importante. Elle demande néanmoins à être encadrée par des notions plus vastes, inclusives, de la biodiversité, tenant compte de toutes ses dimensions, sociales et/ou éthiques.

Les travaux sur l’importance sociale de la biodiversité devraient être focalisés socialement, selon différents horizons temporels, considérant spécifiquement le cas des populations les plus vulnérables. Une limite étant que de multiples imbrications sociales indirectes peuvent être difficilement évaluables.

 

(1) G.C. Daily (dir.), Nature’s Services: Societal Dependence on Natural Ecosystems, Island Press, Washington D.C., 1997.
(2) Millennium Ecosystem Assessment, Ecosystems and Human Well-Being. Synthesis, Island Press, New York, 2005.
(3) F. Flipo, C. Aubertin, D. Couvet, « Une “marchandisation de la nature” ? De l’intégration de la nature en économie », in Journal du MAUSS, 2016.
(4) D. Couvet et A. Teyssèdre, « Quelles politiques agricoles pour le 21e siècle ? », in Regards et débats sur la biodiversité, SFE, Regard no 72, 23 nov. 2016.
(5) D. Couvet, X. Arnaud de Sartre, E. Balianet M. Tichit, « Services écosystémiques : des compromis aux synergies », in P. Roche, I. Geijzendorffer, H. Levrel, V. Maris, coord., Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques, Quæ, 2016, p. 147-160.
(6) E. Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck,
Bruxelles, 2010.
(7) I. Bateman, A.R. Harwood, G.M. Mace, R.T. Watson, D.J. Abson, B. Andrews, A. Binner et al., « Bringing ecosystem services into economic decision-making: Land use in the United Kingdom », in Science, no 341, p. 45-50, 2013.

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