Les liens entre villes et industries ont changĂ© au fil du temps en raison de lâĂ©mergence des questions de risques industriels et environnementaux (1) : les citadins veulent un cadre de vie de qualitĂ© et sĂ©curitaire. Faut-il alors dĂ©placer les industries loin des villes ?
*Yvette Veyret est géographe
Dans les pays dâancienne industrialisation, villes et industries se sont dĂ©veloppĂ©es conjointement, notamment depuis la fin du XVIIIe siĂšcle, avec lâexploitation miniĂšre (charbon, fer). Au XXe siĂšcle les industries se sont dĂ©placĂ©es vers les littoraux, pour rĂ©duire les coĂ»ts et les temps de transport.
Source : http://www.statistiques.developpementdurable.gouv.fr/lessentiel/ar/333/1200/installations-industriellesrisque-accidentel-seveso.html
LE COUPLE VILLE/INDUSTRIE, LA COHABITATION
Dans les villes « historiques », il existait des activitĂ©s manufacturiĂšres (textile, verre, mĂ©taux, peauxâŠ) prĂšs de la matiĂšre premiĂšre, de la demande et de la main-dâoeuvre. Au cours de la phase dâindustrialisation du XIXe siĂšcle, industries et villes se dĂ©veloppent conjointement, ainsi le Creusot â bassin houiller, minerai de fer proche, canal de la SaĂŽne Ă la Loire et industriels entreprenants â passet- il de 2700 habitants en 1836 Ă 32000 en 1896. Il en est de mĂȘme dans le Nord ou en Lorraine, oĂč lâextraction du charbon et du fer et les activitĂ©s industrielles affĂ©rentes nĂ©cessitent une main-dâoeuvre nombreuse. DĂšs 1820 et jusquâaux annĂ©es 1870, on construit de longues barres de corons puis des blocs de huit, six ou quatre maisons, souvent entourĂ©es de jardins. Les corons, habitat collectif horizontal, favorisent les solidaritĂ©s, mais permettent aussi aux compagnies miniĂšres de surveiller les travailleurs. Dans la rĂ©gion textile du Nord (Lille, Roubaix, Tourcoing), les cours, ou courĂ©es, sont nombreuses, composĂ©es de petites maisons accolĂ©es qui entourent une cour collective avec installations sanitaires ; elles se multiplient au XIXe siĂšcle, jusque vers 1920, lorsque se dĂ©veloppent lâhabitat pavillonnaire et, localement, des citĂ©s-jardins sur le modĂšle anglais (citĂ© Declercq Ă Oignies, 1933). Un autre exemple de citĂ© ouvriĂšre est fourni par le FamilistĂšre de Guise. Jean-Baptiste Godin, fondateur de lâusine de poĂȘles en fonte qui portent son nom, bĂątit Ă partir de 1860 un « palais social ». Le FamilistĂšre est Ă©tabli sur le travail et la vie collective mais prĂ©serve la vie familiale : chaque famille a son propre appartement. Il se compose de cinq pavillons dâhabitation et dâĂ©quipements (lavoir-piscine, jardin dâagrĂ©ment, Ă©cole, théùtre) et a pour but de favoriser les relations sociales, lâĂ©ducation de tous, le bien-ĂȘtre, la dignitĂ© et le progrĂšs individuel.
DES USINES DANS LES VILLES, ET LE DĂBUT DâUNE LĂGISLATION
Nuisances et dĂ©cret de 1810 Sous lâAncien RĂ©gime, les nuisances et les plaintes de voisinage liĂ©es aux usines Ă©taient nombreuses. Ă Paris, elles Ă©taient traitĂ©es par plusieurs instances de rĂ©gulation, supprimĂ©es ou rendues inactives par la RĂ©volution et remplacĂ©es par la municipalitĂ©, laquelle concentre les anciens pouvoirs de police en matiĂšre de salubritĂ© et peut dĂ©cider, pour favoriser lâindustrialisation (pour rĂ©pondre aux besoins des RĂ©volutionnaires, pour la guerre), dâautoriser un Ă©tablissement nuisible sous condition dâamĂ©liorations techniques. Au dĂ©but du XIXe siĂšcle sâamorce une politique publique de lâhygiĂšne ; en 1802 est créé le Conseil de salubritĂ© de Paris, ressortissant au ministĂšre de lâIntĂ©rieur. LâĂtat tente de juguler les litiges entre industries et riverains : par le dĂ©cret impĂ©rial de 1810, toutes les manufactures dĂ©gageant une odeur considĂ©rĂ©e comme nuisible Ă la santĂ© â les odeurs Ă©taient alors considĂ©rĂ©es comme porteuses de miasmes â devront avant ouverture se munir dâune permission de lâadministration. Les manufactures Ă©taient regroupĂ©es en trois catĂ©gories : celles Ă Ă©loigner des habitations, celles dont lâĂ©loignement nâĂ©tait pas nĂ©cessaire mais dont le fonctionnement Ă©tait Ă surveiller, enfin les Ă©tablissements pouvant ĂȘtre installĂ©s dans la ville. La nomenclature de classement pĂ©riodiquement actualisĂ©e demeure aujourdâhui. La ville englobe lâindustrie, le risque industriel « nâexiste pas » Dans la majoritĂ© des cas, les usines ont Ă©tĂ© implantĂ©es en pĂ©riphĂ©rie des villes (Ă Paris dans le faubourg de La Villette, annexĂ© Ă la ville en 1860), mais du fait de la croissance urbaine des XIXe et XXe siĂšcles nombre dâentre elles se retrouvent intĂ©grĂ©es au tissu urbain. Au XIXe siĂšcle, la municipalitĂ© de Toulouse possĂšde une poudrerie en centre-ville, quâelle transfĂšre en 1852 Ă 3 km du centre, dans un espace non bĂąti, lâĂźle du Ramier ; une seconde sâinstalle sur le site. Puis, en 1924, est implantĂ© lâOffice national industriel de lâazote (ONIA) ; lâusine deviendra Grande-Paroisse en 1987, et AZF en 1990. Le pĂŽle chimique de Toulouse a comptĂ© jusquâĂ 30 000 emplois durant la Seconde Guerre mondiale ; en 1965, il nâen comptait que 3 200. Le dĂ©veloppement urbain a progressĂ© dans le secteur. De nombreux terrains aux prix attractifs ont accueilli dans de grands immeubles collectifs la population travaillant dans la chimie. Ces citĂ©s sont construites par lâONIA, EDF et lâoffice municipal dâHLM. La ZUP du Mirail est créée par arrĂȘtĂ© ministĂ©riel (1960). Des lycĂ©es professionnels, lâuniversitĂ© des sciences humaines (1971), un dĂ©pĂŽt de bus, de grands Ă©tablissements commerciaux, des parcs dâactivitĂ©s sây installent. La coexistence des lotissements, des citĂ©s et des usines est considĂ©rĂ©e comme positive : le personnel peut se rendre au travail Ă pied ou Ă vĂ©lo (CIEU, 2001). Ă Lyon lâindustrie chimique, qui sâinstalle en 1819 aux Brotteaux puis, dans le quartier de Perrache, suscite une vive opposition des riverains. Les industriels cherchent des terrains libres Ă la pĂ©riphĂ©rie de la ville et achĂštent 13 ha Ă Saint-Fons (hameau du bourg de VĂ©nissieux) pour dĂ©mĂ©nager leurs ateliers. Dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle, les usines se multiplient au sud de Lyon, profitant de la voie dâeau, des routes et du chemin de fer. Les activitĂ©s attirent les hommes, ainsi Saint-Fons finit par accĂ©der au statut de commune indĂ©pendante en 1888 avec lâinstallation dâune population ouvriĂšre. Certains industriels prennent en charge la construction de logements pour les ouvriers prĂšs des usines (citĂ©s Saint-Gobain en 1926). Saint-Fons devient une sorte de « villeusine » et aprĂšs 1945 on peut Ă©voquer le « couloir de la chimie », lâindustrie attirant lâindustrie. Depuis la Seconde guerre mondiale, lâindustrie a dĂ©laissĂ© les vieilles rĂ©gions industrielles (Nord) au profit des axes de transports et des littoraux (transports plus aisĂ©s et moins coĂ»teux : Fos-sur-Mer, Rouen, Nantes Saint- NazaireâŠ). En dĂ©pit de la dĂ©sindustrialisation qui caractĂ©rise la France, les grandes villes concentrent encore des activitĂ©s industrielles, parfois potentiellement dangereuses, certaines pourraient aussi cumuler des dangers naturels et des dangers technologiques par des effets dominos.
PRISE EN COMPTE DU RISQUE DANS LA RELATION VILLE/INDUSTRIE
Au XXe siĂšcle encore, la prise en compte des nuisances industrielles demeure bien tĂ©nue, les inspecteurs des installations classĂ©s ne se prĂ©occupant pas de lâenvironnement de lâusine, pas plus que des populations installĂ©es Ă proximitĂ©. La question de la cohabitation habitat/industrie se pose avec acuitĂ© aprĂšs les catastrophes industrielles : Feyzin, 1966 ; Seveso, 1976 ; Bhopal, 1984 ; Tchernobyl, 1986 ; port Ădouard- Herriot Ă Lyon, 1987 ; AZF, Toulouse, 2001. La loi de 1976 relative aux installations classĂ©es pour la protection de lâenvironnement permet le dĂ©veloppement des mesures prĂ©ventives avec la mise en place dâĂ©tudes de danger par les entreprises elles-mĂȘmes. Puis la directive europĂ©enne Seveso 1 (1982), transcrite en droit français, introduit de nouvelles obligations et distingue deux types dâĂ©tablissements selon la nature et la quantitĂ© de matiĂšres dangereuses sur le site : les Ă©tablissements Seveso seuil haut (656 en France fin 2014) et les Ă©tablissements Seveso seuil bas (515 Ă la mĂȘme date). Les obligations sont renforcĂ©es par la directive Seveso 2 puis par Seveso 3. La catastrophe dâAZF a posĂ© la question de la pĂ©rennisation des usines en ville ou de leur dĂ©placement en zone rurale. La conjoncture Ă©conomique mondiale et les risques de chĂŽmage en cas de dĂ©localisation, la difficultĂ© dâinstaller des usines en campagne impliquant de nombreux dĂ©placements de populations, eux-mĂȘmes source de risques et de grandes rĂ©ticences locales, rendent Ă peu prĂšs inapplicable lâidĂ©e de dĂ©localiser en zone peu peuplĂ©e. Mais la cohabitation population/risque industriel implique que les acteurs (industriels, collectivitĂ©s territoriales, Ătat) rĂ©duisent le risque au minimum. La loi Bachelot de 2003, votĂ©e Ă la suite de la catastrophe de Toulouse, renforce les quatre piliers de la prĂ©vention des risques industriels : rĂ©duction du risque Ă la source par lâindustriel, information prĂ©ventive du public, organisation des secours, maĂźtrise de lâurbanisation, en jouant sur lâurbanisation Ă venir et sur lâexistant Ă travers la mise en place de plans de prĂ©vention des risques tech no logiques (PPRT) et de trois instruments dâintervention fonciĂšre dans les pĂ©rimĂštres des PPRT (expropriation, dĂ©laissement, prĂ©emption). Les PPRT, obligatoires pour les installations les plus dangereuses, permettent de dĂ©limiter le pĂ©rimĂštre dâexposition aux risques et les zones dans lesquelles devront ĂȘtre prises des mesures de rĂ©duction du danger. En raison mĂȘme de la localisation des industries, les catastrophes industrielles affectent principalement des quartiers dâhabitat social, pauvres Ă trĂšs pauvres, souvent peuplĂ©s par les salariĂ©s et leurs familles. Or les enquĂȘtes effectuĂ©es aprĂšs la catastrophe dâAZF montrent que, si les travailleurs de la chimie ont une trĂšs bonne connaissance du danger, leur discours est le plus dĂ©nĂ©gateur sur la dangerositĂ© de leur activitĂ© (D. Duclos, 1987). Un tel constat est probablement inĂ©vitable, il rĂ©duit lâangoisse et se sert du « risque pour construire une identitĂ© professionnelle valorisante », mais ne facilite pas la gestion du danger.
(1) Photo en une de l’article -Le FamilistĂšre de Guise, dans lâAisne : une architecture Ă la hauteur dâune utopie.
POUR ALLER PLUS LOIN
Laure Bonnaud et Emmanuel Martinais, « Des usines à la campagne aux villes industrielles », in Développement durable et territoires, dossier 4 | 2005, mis en ligne le 4 juin 2005 : http://developpementdurable.revues.org/749
DOI : 10.4000/developpementdurable.749
GeneviĂšve Massard Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle en France, 1789-1914,
Ăditions de lâEHESS, Paris, 2010.
AndrĂ© Guillerme, la Naissance de lâindustrie Ă Paris. Entre sueurs et vapeurs : 1780-1830,
coll. Milieux, Champ Vallon, Seyssel, 2007.
Lâexplosion de lâusine AZF Ă Toulouse, une catastrophe inscrite dans la ville. (Source : Mappemonde 2001, no 65, Centre interdisciplinaire dâĂ©tudes urbaines;
http://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M102/AZF.pdf)