La sûreté des usines comme rapport de forces, Jean-Claude Cheinet*

Dans l’accident industriel, les premiers concernés sont les salariés. Et de revendication essentiellement syndicale dans un tête-à-tête patronat/salariés plus ou moins normé par la loi, la gestion des risques prend une autre dimension plus complexe dans les années 1970.

*JEAN-CLAUDE CHEINET est géographe, ancien maire adjoint de Martigues et ancien président du Cyprès.


UNE PERCÉE AUTOUR DE L’ÉTANG DE BERRE-GOLFE DE FOS
Après 1968, une union de la gauche se cherche, le Larzac est occupé par des opposants au camp militaire. Qui dominera l’opposition ? On connaît alors l’ampleur des pollutions de Minamata (Japon) et on découvre celles du golfe de Fos (1). La protestation de masse s’y organise avec grèves, accès au port barré par les pêcheurs, et même tocsin ! Elle est exprimée par syndicats et élus communistes de la zone. Qui catalysera au plan politique la protestation qui monte dans le pays ? Le gouvernement décide alors, en 1971, de prendre les devants avec la création, sous l’autorité du préfet, d’un Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles (SPPPI) autour du golfe de Fos. Au cours de réunions périodiques, les industriels exposent leurs résultats environnementaux devant l’administration et les élus. Très vite, ceux-ci forcent la porte et se font accompagner de syndicalistes puis d’associations, dont la participation est par la suite reconnue. Une concertation pluripartite se met en place… Elle est prolongée par la création d’associations spécialisées : Airfobep pour surveiller les pollutions aériennes, puis le Cyprès pour informer préventivement la population sur les risques. Ces structures sont elles aussi pluripartites, et l’État en est partie prenante. Elles s’ajoutent aux conquêtes proprement syndicales : CHS, CHSCT, délégués…, dont la consécration par la loi tient du contexte d’avancées en cette période. Si sur certains aspects la zone Fos-étang de Berre a pris les devants, depuis toutes les régions de France ont, avec des variantes locales, imité cet édifice. La soif citoyenne de transparence a conduit les industriels du pourtour de l’étang de Berre à s’en saisir. Déjà une commission locale d’information (CLI) associative à Rognac et, surtout, à Martigues une « commission extra-municipale » – sous l’autorité d’un élu, ouverte aux syndicats, associations, industriels, administration (sous-préfecture et directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement [DREAL]), mais aussi à la presse et au public intéressé – disaient l’urgence. Pour n’être pas débordée, chaque direction d’usine a alors voulu sa CLIE (E pour « échanges »), où les riverains sont invités à des présentations de l’usine par l’industriel lui-même. Enfin, pour ne pas être en reste, l’État organise depuis ces années, périodiquement, à Douai des assises nationales des risques industriels : discours général loin du terrain qui peut servir d’alibi…

AZF : GÉNÉRALISATION DE LA CONCERTATION… JUSQU’OÙ ?
L’accident de AZF de 2001 a permis à l’État de légiférer en étendant et unifiant ces structures, devenues CLIC (comités locaux d’information et de concertation) puis CLIS (comités locaux d’information et surveillance), mais placées à nouveau sous l’autorité du préfet, qui en désigne les participants. Parfois, comme dans les Bouches-du-Rhône, elles sont placées par le préfet sous la présidence d’un élu. La construction de la sûreté et ses moyens sont assez vite oubliés ou écartés : les débats ne tardent pas à tourner autour de l’application de la loi de 2003 et des PPRT (plans de prévention des risques technologiques). Était-ce encore trop ? Depuis, dans un contexte politique de régression, ces structures sont devenues CSS (suivi de site) ; un ordre du jour inflationniste permet d’écarter des questions comme la sûreté des installations ou les rejets polluants ; n’évoquant pratiquement que les PPRT, elles se dessèchent dans un rôle strictement consultatif avec des réunions de plus en plus rares. Les représentants des riverains sont désignés – et non élus –, les salariés syndicalistes ne voient pas leur participation favorisée, les industriels décident en dernière instance de ce qui est « économiquement acceptable », le rôle des élus reste flou, entre spectateurs et payeurs, et in fine le préfet décide. Reste la question de la constitutionnalité de cette loi de 2003 qui prive des riverains de la pleine jouissance de leur bien (atteinte à la propriété) et refuse « une juste et préalable » indemnisation à ceux à qui sont imposés des travaux ou sont expulsés (cf. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789). Enfin la directive Seveso 3, entrée en application en 2015, dans son article 5, « Obligations générales de l’exploitant », est parfaitement explicite : « Les États membres veillent à ce que l’exploitant soit tenu de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour prévenir les accidents majeurs et pour limiter les conséquences pour la santé humaine et l’environnement. » La responsabilité de l’exploitant, qui est déjà dans la tradition législative française, s’en trouve confortée, mais la loi de 2003 l’atténue malgré la directive et nos lois antérieures. De plus, elle fait porter l’essentiel des dépenses par les collectivités et les riverains. Par ailleurs, l’État a imposé un regroupement régional des organisations de surveillance de la pollution (sur le modèle de ce qui existe pour l’air) et leur contrôle est plus serré. Repli sur un rôle régalien ? Car, ultralibéralisme aidant, de partie prenante qu’il était l’État s’est retiré des autres structures pluripartites qu’il se contente de subventionner (de moins en moins, et jusqu’à quand ?) et de surveiller mais qui peu à peu n’ont plus qu’un rôle associatif d’échanges. Sur le terrain des problèmes concrets, salariés, élus, riverains, administration pensent naturellement à des solutions, tandis qu’une direction d’usine a du mal à les ignorer. Ces structures sont des lieux où circulent des informations qui permettent d’affiner les propositions de luttes et de bâtir des convergences d’action. Les évolutions globales tiennent du rapport de forces ; or ces structures ont ouvert une voie pour une autre gestion des risques. Et un rapport de forces évolue dans un sens ou dans l’autre selon le dynamisme des acteurs…

(1) Photo à la une de l’article: Vue satellitaire de l’étang de Berre, haut lieu d’une mobilisation des populations, syndicats et élus pour lutter contre les pollutions industrielles et imposer des structures d’information et de concertation.

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