L’intérêt de la micropesanteur, Roger Prud’Homme*

Un domaine de recherche qui permet de mieux appréhender des phénomènes physique et biologique jusque là observés avec les conditions normales de l’attraction terrestre.  

*ROGER PRUD’HOMME, ancien directeur et fondateur du GDR Fluides en microgravité (Fμg), est chercheur émérite du CNRS.


Depuis les années 1950, de nombreux satellites ont été envoyés dans l’espace, certains habités, comme le furent très vite premiers satellites soviétiques (Spoutnik et, surtout, Vostok 1 en 1961) et comme l’est la Station spatiale internationale, d’autres non, tels les satellites de télécommunication et les nombreux nanosatellites d’aujourd’hui (fig. 1). L’intérêt – technique, commercial et scientifique – de la conquête spatiale est fréquemment évoqué dans les médias, et donc connu du grand public ; elle intéresse la météorologie, les télécommunications, l’observation de la Terre, l’astronomie, mais aussi le domaine militaire. L’état d’apesanteur qui règne dans les satellites et qui fait « flotter » les astronautes apparaît comme une curiosité, parfois comme un inconvénient, particulièrement pour les missions de longue durée. En effet, il induit des carences musculaires et articulaires chez les spationautes, que l’on tente de pallier en leur faisant faire des exercices physiques. Tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant, pour l’heure. Cela dit, la situation d’impesanteur présente aussi des avantages : c’est un champ d’expérimentation scientifique inédit, que nous voulons évoquer ici.

L’ACTION DE LA GRAVITÉ SUR LA MATIÈRE 

Il a fallu à l’humanité des millénaires pour découvrir la loi fondamentale de la mécanique dite « classique » ou « newtonienne » (c’est-à-dire non relativiste, ou encore à vitesse très petite par rapport à la vitesse de la lumière), qui stipule que la quantité d’accélération d’un système matériel est égale à la résultante des forces extérieures qu’il subit. Cette loi explique très bien ce que l’on observe couramment à notre échelle : la chute des corps du fait de l’attraction terrestre, la rotation des satellites autour des planètes, le fait que dans une couche liquide chauffée par le bas les parties les moins denses remontent vers la surface, entraînant la formation de tourbillons thermo-convectifs.

Figure 1. EntrySat de l’ISAE Institut Supérieur de l’Aéronautique et de l’Espace), outil destinéà l’étude du comportement des débris orbitaux.
Figure 1.
EntrySat de l’ISAE Institut
Supérieur de l’Aéronautique et de l’Espace), outil destinéà l’étude du comportement
des débris orbitaux.

L’INTÉRÊT DE S’AFFRANCHIR DE LA GRAVITÉ EN PHYSIQUE DES FLUIDES ET EN BIOLOGIE 

La pesanteur agit donc sur le comportement de la matière en en faisant varier le mouvement et la stabilité. De ce fait, elle rend plus complexe l’étude des autres phénomènes rencontrés. Cette complexification se rencontre lorsque des phases fluides sont présentes, en particulier avec les fluides critiques, la combustion, les interfaces, les mousses et les émulsions, la solidification. Donnons quelques illustrations de chaque domaine cité.

Fluides critiques. Le point critique liquide-vapeur est caractérisé pour chaque corps simple par une valeur spécifique de sa température, de sa pression et de sa masse volumique, ainsi que par des propriétés plus ou moins singulières de l’environnement. Au voisinage du point critique, le liquide et sa vapeur ont des densités voisines, et tout écart des conditions critiques induit au sol des forces d’Archimède qui provoquent un mouvement du fluide qui gêne de manière considérable l’observation et la mesure des phénomènes.

Combustion. Les différences des températures observées dans les flammes modifient leur structure, comme l’illustre la flamme de bougie (fig. 2). Les expériences en micropesanteur permettent de valider des modèles simplifiés de flamme. Par ailleurs, les études en micropesanteur sont nécessaires pour prévenir les incendies à bord des satellites : elles permettent d’établir des normes nécessairement différentes de celles utilisées au sol.

Les interfaces. Les interfaces capillaires ont une importance accrue du fait de l’absence des forces de masse. Cela rejaillit sur les phénomènes d’ébullition comme sur les transferts de chaleur aux parois des récipients. Les bulles ne montent plus, les tensions de surface prédominent.

Les mousses. Les phases liquides et gazeuses interagissent différemment au cours du temps. Il n’y a plus de drainage gravitaire, par exemple.

La solidification. On a longtemps pensé que l’absence de pesanteur améliorerait considérablement la qualité des cristallisations, ce qui a conduit à concevoir des usines métallurgiques dans l’espace, mais on y a renoncé. Néanmoins, la recherche sur la solidification des matériaux en micropesanteur garde tout son intérêt fondamental. Les êtres vivants sont sensibles à l’absence de pesanteur à cause, notamment, des effets mécaniques subis par leurs constituants fluides, mais aussi du fait de leur complexité inhérente. La biologie et la médecine spatiales sont ainsi des champs d’investigation spécifiques. Des études appliquées sont en cours en prévision des missions de longue durée, telles les missions interplanétaires pour lesquelles se posent les questions de l’alimentation, du recyclage et de la protection vis-à-vis des particules cosmiques. Autant de domaines qui ont conduit à l’émergence de laboratoires de microgravité dans le monde, et en France à la fondation d’une structure sous l’égide du CNRS et du CNES, avec la participation du CEA et d’universités. Le CNES a développé un secteur spécifique chargé d’accompagner ces recherches.

Figure 2. Représentation schématique de flammes de bougie observées par Carleton et Weinberg en vol parabolique : A) sous gravité normale, soit 1 g ; B) en micropesanteur, soit 0 g (1).
Figure 2. Représentation schématique de flammes de bougie observées par Carleton et Weinberg en vol parabolique :
A) sous gravité normale, soit 1 g ;
B) en micropesanteur, soit 0 g (1).

S’AFFRANCHIR DE LA PESANTEUR 

Nous avons évoqué les satellites à l’intérieur desquels règne un état d’apesanteur. Cela s’explique avec la loi fondamentale de la mécanique, car la trajectoire du satellite compense naturellement la force d’attraction de la Terre par une quantité d’accélération égale et opposée à celle-ci, qui constitue la force d’inertie. Tout ce qui se trouve à l’intérieur du satellite ne rentre en mouvement relatif par rapport à celui-ci que s’il est soumis à d’autres forces, ce qui permet ainsi aux astronautes de se déplacer et en s’appuyant aux parois et de réaliser des expériences scientifiques. Notons que la pesanteur n’est jamais complètement annihilée. Cela tient à de multiples causes, dont la taille des satellites eux-mêmes. D’autre part, la gravité de la Terre elle-même varie d’un point à un autre. On parle donc plutôt de micropesanteur ou de microgravité, et les « g-jitters » (les fluctuations dues à la pesanteur) deviennent un objet d’étude. Ce moyen mécanique de compenser la pesanteur est utilisé aussi dans (figure 3) : – les vols paraboliques d’avions (gravité résiduelle 10–2 g, durée d’une parabole 20 s) ; – les puits et tours d’apesanteur (gravité résiduelle 10–5 g, durée d’une chute 5 à 10 s) ; – les fusées-sondes (gravité résiduelle 10–5 g, durée d’un vol 20 min). D’autres techniques de compensation existent. Citons la compensation magnétique, qui se produit sous l’effet d’un gradient de champ magnétique et qui peut se réaliser à l’intérieur d’électroaimants, comme au CEA par exemple.

L’ÉTAT DE L’ART : ÉTUDES FONDAMENTALES ET ÉTUDES SPATIALES FINALISÉES 

vols-paraboliques
Figure 3. Airbus A300 utilisé pour les vols paraboliques, fusée-sonde Black Brant canadienne et Station Spatiale Internationale (ISS).

La période la plus prolifique pour la recherche en micro gravité dans le monde entier s’étend, sans aucun doute, des années 1980 à 2000. En dépit de l’accident de la navette états-unienne Challenger en janvier 1986, toutes les agences spatiales développaient des infrastructures permettant des expériences à effectuer en microgravité. Cela comprenait la construction de puits et de tours de chute libre, la mise en disponibilité d’avions pour les vols paraboliques, la navette spatiale américaine équipée avec le Spacelab européen et, bien sûr, la station MIR. En France, l’orientation prise – grâce à l’action de plusieurs responsables du CNES et de certains organismes de recherche – a été de réserver à la recherche fondamentale (et non à la conception d’usines spatiales comme certains le préconisaient) les moyens consacrés aux coûteuses expériences en microgravité. Les efforts ont ainsi été faits pour rassembler les meilleurs scientifiques du pays et développer les coopérations internationales de haut niveau (2). Les domaines cités plus haut ont été investis, et sont regroupés aujourd’hui sous la bannière de la micropesanteur fondamentale et appliquée (MFA). C’est en 1992 que fut créé le premier groupement de recherche (GDR) en microgravité du CNRS-CNES pour une durée de quatre ans. Il fut renouvelé régulièrement – ce qui est exceptionnel pour un GDR mais s’explique par le caractère même de la microgravité, qui est un grand instrument scientifique utilisé par plusieurs disciplines. Ce n’est que depuis 2004 qu’il a pris le nom de GDR-MFA. La recherche appliquée à la conquête spatiale y a sa place en rapport avec les problèmes rencontrés dans les lanceurs (réservoirs de carburants, instabilités de combustion, par exemple) et les satellites (risques d’incendie, aspects biologiques et médicaux).

EN CONCLUSION 

La micropesanteur intéresse plusieurs disciplines scientifiques. C’est un domaine de recherche prometteur faisant partie des sciences de l’espace. Les résultats de recherche obtenus en France ont fait l’objet de nombreuses publications, et certains d’entre eux ont été honorés de distinctions prestigieuses. Plusieurs coopérations internationales ont été poursuivies. Il est important que cette activité continue à prospérer avec des financements appropriés. 

 

1) F.-B. Carleton et F.J. Wienberg, « Electric field-induced flame convection in the absence of gravity », in Combustion Experiments During KC-135 Parabolic Flights, ESA SP-1113, 1989.
2) Jean-Jacques Favier, Préface au numéro spécial des Comptes rendus de l’Académie des sciences, « Tribute to Bernard Zappoli », 2016, en cours d’édition.

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