Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture se modernise, se spécialise, se financiarise. Cette dynamique favorise le recours aux crédits et aux assurances, ainsi qu’à un système fondé sur une production intensive, mais ses effets sont délétères. Partant, dans l’intérêt de la société en général et des travailleurs de la terre en particulier, il est urgent de repenser le monde agricole.
*ANTOINE CLAMART, SYLVAIN RISTAND et VINCENT ROUSTET sont étudiants à Toulouse. Membres de l’UEC.
A partir du milieu du XXe siècle, on a vu l’agriculture progressivement transformée en un simple maillon d’une chaîne alimentaire, intégrée en amont et en aval pour former un complexe agroindustriel. L’amont de cette chaîne – semences, engrais, produits phytosanitaires et agroéquipements – contraint les agriculteurs à rentrer dans la dangereuse spirale de l’endettement. En aval, l’industrie agroalimentaire crée de la valeur ajoutée par la transformation des matières premières fournies par les agriculteurs, et en fin de chaîne la grande distribution exerce une pression à la baisse sur les prix des produits agricoles afin de dégager des marges substantielles. Cette logique marginalise les agriculteurs pris en étau. Livrés à la concurrence, certains mènent une course à la compétitivité dont le stade suprême est la rupture quasi totale du lien avec la terre.
EN FINIR AVEC LE RÉGIME MORTIFÈRE DE LA GRANDE EXPLOITATION CAPITALISTE
Aujourd’hui, une poignée d’exploitations industrielles, telle que la ferme des mille vaches, élimine les petites exploitations qui maintiennent l’activité économique et sociale de nombreux villages français. Résultat : la pauvreté des agriculteurs s’enracine. Elle se manifeste d’abord sur le plan monétaire : au début des années 1990, 10 % de l’effectif total des exploitants français rencontrent de sérieux problèmes financiers (1). De plus, les prix agricoles ne cessent d’augmenter depuis 2007, ce qui se répercute sur le prix des produits alimentaires. Pour les principales denrées agricoles, l’offre est bien supérieure à la demande, ce qui déséquilibre les marchés. Sur l’année 2015, la chute des prix est vertigineuse, puisqu’elle atteint 15 % (2). La cause de cette instabilité chronique se trouve en partie dans la libéralisation de la politique agricole commune. Mise en place en 1962 sous la forme d’un protectionnisme européen, elle a accompagné l’adoption d’un modèle agro-industriel. Aujourd’hui, moins de 20 % des exploitations agricoles de l’UE captent 80 % des aides (3). Refonder un modèle agricole devrait permettre d’allouer des subventions de manière plus juste, en dehors des références historiques qui favorisent de fait les grandes exploitations. Une nouvelle forme de protectionnisme économique est nécessaire, assortie d’aides et d’outils de régulation du marché pour garantir un revenu suffisant aux agriculteurs en difficulté et éviter les crises de surproductions, condition indispensable pour maîtriser les fluctuations et les niveaux de prix, pour permettre de réduire les incertitudes et favoriser l’investissement, et in fine garantir des prix raisonnables pour les consommateurs. Sans quoi « le libéralisme conduit inévitablement à la suppression de l’encadrement administratif et politique des agricultures qui sont transférées vers la sphère marchande (4)», avec les dégâts que l’on connaît. Autre enjeu : le coût du foncier, qui est un obstacle à la détention de terres pour de nombreux exploitants agricoles comme pour les candidats à l’installation. Les terres agricoles sont soumises au processus d’artificialisation, grignotées et morcelées par l’extension périurbaine des villes. Cette concurrence entre les usages du foncier ne peut être limitée que par une politique d’aménagement et de planification du territoire qui freine la réduction de la surface agricole utile et favorise des formes urbaines plus concentrées. Il faut pour cela une volonté politique de reprise en main face aux promoteurs, sans quoi le marché immobilier fera fleurir les infrastructures résidentielles et commerciales sur les terres arables du territoire français, comme le projet contesté de centre commercial Val Tolosa ou celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Rémunérer les externalités positives rendues par les agriculteurs constitue un but tangible pour refonder un modèle agricole. En effet, la reconnaissance des vertus de la multifonctionnalité productive, sociale et environnementale de l’agriculture doit orienter le versement des aides. Celles-ci doivent favoriser les exploitations familiales et durables, et prendre en compte le développement rural. Plus que tout, il faut donc penser un nouveau rapport entre la terre, le capital et le travail qui rétablisse la fonction première de l’agriculture : nourrir les hommes. Un nouveau modèle agricole ne peut s’envisager en France sans une marche forcée vers un nouveau rapport à la propriété foncière agricole et une restructuration des exploitations. Il faut ni plus ni moins mettre fin à plus d’un demi-siècle de remembrement des exploitations. Que l’on qualifie cette opération de « réforme agraire » ou non, elle ne reste pas moins un présupposé à un nouveau modèle agricole fondé sur l’exploitation familiale. Ce régime agricole placerait ainsi au cœur de la production non un ensemble de régions spécialisées, où les grandes exploitations monoculturales seraient la norme, mais un maillage d’exploitations plus modestes, privilégiant une production de polyculture qui puisse s’inscrire à la fois dans les spécificités des grandes régions naturelles qui font la richesse agricole de notre pays et dans les impératifs de production planifiés en fonction des besoins humains. Mais une nouvelle structuration des exploitations ne saurait suffire à rendre aux agriculteurs la pleine maîtrise de leur outil de travail. De lourdes entraves restent à écarter, on doit notamment penser à la question des semences et au brevetage de celles-ci, qui a fait perdre en autonomie les producteurs tout en privant la production d’une biodiversité héritée du long travail de sélection des grains. Ainsi, le réseau Semences paysannes estimait que, en 2002, seulement 7 variétés couvraient 50 % des terres cultivées en blé tendre (5). Cette normalisation est d’autant plus néfaste qu’elle s’opère sur fond de constitution de grands monopoles semenciers ; rappelons que, en 2013, seulement 10 entreprises semencières contrôlaient 75 % du marché (6).
UNE AGRICULTURE AU SERVICE DES HOMMES ET RESPECTUEUSE DE L’ENVIRONNEMENT
L’infrastructure et les rapports de production ayant actuellement cours dans l’agriculture française ne sauraient donc être réformables ou amendables à la marge par une succession d’aménagements éthiques. Il ne peut, par exemple, pas s’agir de créer des labels au fonctionnement toujours plus opaque ni de privatiser sans véritable contrôle public. Et si la question de l’agriculture raisonnée et consciente des enjeux environnementaux est centrale, elle doit s’inscrire dans une rupture politique profonde avec le modèle libéral et concurrentiel qui domine l’agriculture aujourd’hui. Pour ce faire, elle ne doit pas être envisagée comme une production chère. Une véritable agriculture biologique doit avoir pour ambition de nourrir le grand nombre, aussi nous faut-il réfléchir aux structures permettant de réduire non seulement le coût à l’achat pour les ménages, mais aussi les coûts à l’investissement pour les producteurs. Bien sûr, cela ne peut s’envisager, là encore, sans une vision plus globale de la politique agricole qui passerait par un contrôle public sur les grandes entreprises du secteur. Après l’ancien Office du blé, ayons l’ambition de poser la perspective nouvelle d’un pôle public de la transformation et de la distribution de la production agricole, dont les objectifs seraient tout autant la garantie du revenu des agriculteurs que celle de la qualité de la production, et donc de l’alimentation des Français. La reprise en main de l’industrie agroalimentaire est, du reste, d’autant plus cruciale qu’à l’heure des grandes multinationales le contrôle de leur activité se heurte à bien des obstacles comme les récents scandales alimentaires (crises de la « vache folle », viande de cheval dans les produits Findus…) en ont fait la démonstration. Pour briser cette opacité et garantir la traçabilité des productions, il est impératif de « démondialiser » en somme la transformation et la distribution de la production agricole (7).
METTRE FIN À L’ISOLEMENT DES AGRICULTEURS
L’agriculture capitaliste et mondialisée a poussé toujours plus loin l’individualisme agraire, obligeant chaque exploitant agricole à devenir un entrepreneur pour survivre, vidant le système coopératif hérité de la Libération de sa substance malgré la survivance théorique de la règle du « un homme une voix » dans son mode de fonctionnement. C’est, en matière sociale, l’ensemble du fonctionnement actuel de l’agriculture qui doit être repensé, non seulement au niveau des outils d’entraide et de solidarité mis en place entre les agriculteurs, mais aussi dans le rapport de ces derniers au reste de la société. On ne peut pas réduire l’agriculture et ses acteurs à un patrimoine, à un héritage d’un passé idéalisé à des fins touristiques. Avant d’être fusionné avec un autre service gouvernemental, le CNASEA avait évalué à 58 heures la durée de travail hebdomadaire moyenne pour un agriculteur, soit de 3 000 à 4000 heures à l’année (8). Cette charge de travail, qui varie selon les secteurs de production (éleveurs laitiers ou céréaliers, notamment) ou selon le statut de l’agriculteur (exploitant ou salarié), témoigne d’une vie qui n’en est pas une. Une diminution ambitieuse du temps de travail des agriculteurs doit être un objectif pour un nouveau modèle agricole qui garantisse la possibilité d’une existence moins pénible et rendant envisageable l’installation de nouveaux agriculteurs, tout en offrant à l’ensemble des acteurs de l’agriculture les moyens de s’inscrire pleinement dans la vie sociale, culturelle et politique de la nation. C’est donc un des piliers fondamentaux de la voie vers un modèle agricole plus émancipateur. Cette ambition doit s’accompagner de l’utilisation rationnelle et judicieuse des nouvelles technologies au service de l’amélioration des conditions de travail des agriculteurs. Un nouveau modèle agricole prendrait également en compte, dans sa réflexion autour d’un temps de travail légitimement diminué, la question de la coopération agricole. En effet, si les CUMA et les GAEC furent un temps – notamment grâce au travail de nombreux militants progressistes, dont des communistes – des outils intéressants pour les petits et moyens exploitants familiaux, ils sont aujourd’hui devenus les outils de l’agriculture capitaliste. Inverser la vapeur en la matière doit passer par la possibilité pour les plus petits agriculteurs de s’y investir pleinement. Alors ils pourront être envisagés comme un remède à l’endettement des exploitations qui provient pour beaucoup de l’achat et de l’entretien du matériel (machines-outils et bâtiments). La nécessité d’une production agricole pensée, réfléchie et, le cas échéant, exécutée en commun est indiscutable et va de pair avec celle d’une agriculture planifiée dont l’objectif est la réponse aux besoins des populations, et non la course aux profits et à la spéculation. Les travailleurs de la terre n’ont d’ailleurs pas attendu les avancées de l’Union soviétique en la matière, au début du XXe siècle, pour penser la production collectivement : ils l’ont pratiquée au Moyen Âge par le biais du système d’assolement et de rotation culturale. Un modèle agricole fondé sur des instances démocratiques, donnant véritablement voix au chapitre aux travailleurs de la terre, les associant pleinement à l’élaboration de la planification de la production, leur garantissant le temps et la liberté d’action nécessaires pour s’investir dans la vie syndicale, politique ou associative, est une des clés de la réussite d’une planification démocratique de la production. Il est aussi l’une des solutions au problème de l’installation d’une nouvelle génération d’agriculteurs, avec le développement de structures d’exploitations agricoles plus petites. Ce dernier point est crucial en ceci qu’il est une réponse au problème de l’emploi et qu’il s’inscrit dans une ambition de repeuplement d’une France rurale vidée de sa jeunesse par la mondialisation et la métropolisation du territoire.
CONCLUSION
Penser un nouveau modèle agricole pour la France relève bien sûr de la réflexion à long terme, dont l’issue ne pourrait donner lieu qu’à un ensemble de solutions planifiées et appliquées dans le cadre d’une politique radicalement nouvelle. On ne saurait pas refonder le modèle agricole français sans pouvoir l’appuyer sur un grand service public du fret, ou sur une politique étrangère visant à garantir la souveraineté du peuple français sur la scène diplomatique et face au libéralisme. Il n’en existe pas moins des grands axes de réflexion sur lesquels ce nouveau modèle devra se fonder : indépendance et souveraineté alimentaire, restructuration du système des exploitations, préservation des terres agricoles utiles des pressions immobilières, respect de l’environnement, garantie des conditions de vie économique et sociale des agriculteurs, véritable soutien à l’installation de jeunes agriculteurs. Aujourd’hui, l’aspiration à mettre un terme aux désastres de l’agriculture capitaliste et financiarisée est très largement partagée par les progressistes du monde entier. Partout de nouvelles pistes émergent malgré la domination du libéralisme économique qui continue de broyer économies et agricultures, notamment dans certains pays d’Afrique où l’instabilité politique est une garantie de plus à l’échec de l’émergence d’alternatives au modèle mortifère de l’agriculture capitaliste. Les Français ont su par le passé placer l’agriculture au cœur des grandes avancées et des conquêtes sociales, que ce soit lors la Révolution française ou des grandes politiques de la Libération. En matière agricole, comme dans le reste de l’économie, l’ambition du Conseil National de la Résistance demeure une voie à suivre vers un modèle radicalement réorienté et repensé, se fondant sur « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie [et] une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général » (9).
1) Estelle Deléage, Agricultures à l’épreuve de la modernisation, Versailles, Quæ, 2013,98 p.
2) Éric de La Chesnaie, « Les prix agricoles mondiaux au plus bas depuis sept ans », le Figaro, 11 septembre 2015.
3) Commission Agriculture et développement rural, 2016 (http://ec.europa.eu/agriculture/capfunding/beneficiaries/shared/index_fr.htm).
4) Gilles Fumey, Géopolitique de l’alimentation, Éditions Sciences humaines, Paris, 2012, 144 p.
5) http://www.semencespaysannes.org/semences_paysannes_premier_maillon_chaine_ali_9.php
6) Guy Katsler, « Breveter le vivant? », in Progressistes, no 8, avril-mai-juin 2015.
7) L’exemple des farines animales qui ont conduit aux crises sanitaires de la « vache folle », et leur réintégration dans la chaîne alimentaire, témoigne du rôle profondément néfaste en la matière de la Commission européenne, qui, dès 2007, a financé des recherches pour leur permettre de refaire surface sur le marché (http://www.humanite.fr/le-grand-businessde-la-mal-bouffe).
8) http://www.pleinchamp.com/actualitesgenerales/actualites/temps-de-travail-pres-de-60-h-par-semaine-pour-les-agriculteurs
9) CNR, « Les Jours heureux. Programme du Conseil National de la Résistance », 1944.