Article paru dans la Croix du 25 Avril 2016 (avec l’aimable autorisation du journal).
*Franck Damour est essayiste. Dernier livre paru: Heureux les mortels, Editions de Corlevour, 2016.
Le titre du dernier livre de Luc Ferry, La Révolution transhumaniste (Plon), veut nous convaincre que nous sommes confrontés à un défi majeur : des technologies au développement rapide peuvent modifier de fond en comble notre condition humaine, en augmentant nos capacités physiques et intellectuelles, en allongeant considérablement notre espérance de vie. Jusqu’à 300 ans, selon Luc Ferry…
Ce faisant, le philosophe reprend la vulgate transhumaniste qui rassemble sous son étendard des technologies fort disparates, en laissant entendre que ces technologies seraient transhumanistes en elles-mêmes. Il n’en est rien ! C’est ce que nous ferons qui sera transhumaniste, posthumaniste, hyperhumaniste, humaniste ou tout autre chose… Pour un roboticien qui travaille sur un exosquelette en fantasmant sur le transhumain, vous pouvez en compter mille qui pensent avant tout à aider une personne paralysée à se mouvoir. En fait, la science et la technologie n’ont pas eu besoin du transhumanisme pour se développer, et il est douteux qu’elles en aient besoin. Si Luc Ferry prétend que le transhumanisme est une « révolution » qui s’impose à nous, c’est tout simplement parce qu’il a fait sien le socle idéologique du transhumanisme : la conviction qu’un allongement important de la vie est à portée de main et qu’il est souhaitable ; l’effacement de la distinction entre « médecine d’augmentation » et « médecine thérapeutique » ; la conviction qu’un progrès technologique accéléré est en passe de tout emporter, pour le meilleur comme pour le pire. Le développement des technologies serait, selon Luc Ferry, un mouvement impossible à arrêter, un « progrès mécaniquement induit par la lutte en vue de la survie [et qui] n’a nul besoin d’être lui-même situé au sein d’un projet plus vaste, intégré dans un grand dessein qui aurait véritablement du sens ». Cette conception du progrès technologique comme un mouvement aveugle est des plus étonnantes lorsqu’on voit comment notre auteur attend de la technologie qu’elle nous libère d’une « nature aveugle ». Chassez le démon du déterminisme par la porte, il revient par la fenêtre !
Pour Luc Ferry, le système techno-capitaliste actuel est notre destinée, nous pliant à la nouvelle loi de l’histoire : « le benchmarking! » Il recycle ainsi les vieilles thèses du darwinisme social qui faisait de « la lutte pour la survie » la seule loi régissant les sociétés humaines (à rebours des positions dysgéniques de Darwin). Il oublie au passage que ces technologies naissent bel et bien de choix économiques et politiques : ainsi la fameuse convergence NBIC est-elle le fruit d’un projet économique du gouvernement américain permettant, à l’orée du XXIe siècle, de surmonter l’éclatement de la bulle Internet. Ce ne sont pas des innovations technologiques récentes qui rendent le transhumanisme possible et qui expliquent son succès croissant en Amérique et en Europe : c’est le discours technico-prophétique qui mobilise ces innovations au service d’une cause qui n’est pas la leur. En cela, si le transhumanisme est une révolution, il sera une révolution au service de l’ordre établi, et non au service de la recherche scientifique et technologique, car ce discours les enferme dans des normes venues de l’économie. Au nom de cette prétendue « révolution transhumaniste », pour obtenir des crédits, les équipes de recherche devront parler « d’augmentation des performances » au lieu de parler de thérapeutique, et si les prouesses ne suivent pas l’agenda transhumaniste, les crédits iront ailleurs. La soumission de la recherche aux normes d’efficience économique n’en sera que plus grande car elle sera faite au nom d’une idéologie qui se pare des atours de la science.
Annoncer « la mort de la mort » ou que l’on puisse vivre bientôt 300 ans – nonobstant la fragilité des fondements scientifiques de la chose – relève de la même logique : soumettre la médecine à des normes de performance. Or lutter pour la vie et lutter contre la mort, ce n’est pas la même chose ! Cette confusion avait été levée, avec certes beaucoup de difficultés, dans le cadre du débat contre l’acharnement thérapeutique. Là, nous ferions un retour en arrière, à une conception dépassée de la médecine toute-puissante. Faire de la vieillesse une maladie, faire de la lutte contre la mort une priorité du développement technique conduit à réduire l’humain à une somme de performances.
De quel humanisme voulons-nous ? Celui défendant un homme défini avant tout par ses performances ? Ou un humanisme soucieux de la totalité de l’homme, dans ses potentialités comme dans ses fragilités, dans son aspiration à se dépasser comme dans sa finitude ? Et surtout, sur quoi fonder une société : sur la course à la puissance ou sur le sentiment d’une vulnérabilité partagée ?