Des études récentes suggèrent que, en plus de transmettre leur patrimoine génétique à leurs descendants, les animaux pourraient échanger des gènes entre eux via les virus.
*Clément Gilbert est chargé de recherche dans l’unité Ecologie et Biologie des Interactions (UMR CNRS 7267, université de Poitiers).
L’INFORMATION GÉNÉTIQUE EST TRANSMISE DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION
Nous avons hérité les gènes de nos parents, et nous transmettons ces gènes à nos enfants. L’information génétique passe ainsi de génération en génération, de manière verticale, grâce à la reproduction sexuée. Ce principe de transmission est universel, on le retrouve chez tous les êtres vivants. Il a été formalisé pour la première fois en 1866 par Mendel, un moine botaniste qui étudia l’hérédité de plusieurs caractères chez les petits pois au monastère Saint- Thomas de Brünn, en Moravie (l’actuelle ville de Brno en république Tchèque). On fait aujourd’hui souvent référence à ses travaux en parlant des lois de Mendel, ou lois de l’hérédité mendélienne, qui permettent, si on connaît la composition en gènes des individus d’une génération donnée, de prédire de manière statistique celle des individus de la génération suivante. Cent cinquante ans après Mendel, ces lois constituent toujours un paradigme majeur de la biologie. Elles offrent encore aujourd’hui une base théorique solide sur laquelle sont ancrées les recherches en génétique évolutive, dont le but est de comprendre comment les gènes ont changé, ou muté, au cours de l’évolution et comment ces mutations ont affecté les êtres vivants. Pourtant, des découvertes récentes semblent montrer que l’information génétique n’est pas seulement transmise verticalement, de parents à descendants.
TRANSFERTS DE GÈNES ENTRE ESPÈCES CHEZ LES BACTÉRIES
Dans certains cas, il apparaît que des gènes ont été transférés entre des organismes appartenant à des espèces différentes, ne pouvant donc pas se reproduire entre eux. On parle alors de transfert horizontal de matériel génétique, par opposition à la transmission verticale de Mendel. Les premiers cas de transferts horizontaux ont été mis en évidence dès la fin des années 1950 par une équipe japonaise travaillant sur la résistance aux antibiotiques chez les bactéries. Les chercheurs se sont aperçus que, en plaçant deux espèces de bactéries dans le même milieu de culture, l’une étant résistante à un antibiotique présent dans le milieu et l’autre pas, l’espèce initialement non résistante finissait par le devenir. Ils ont alors émis l’hypothèse selon laquelle le facteur de résistance avait été transféré d’une espèce à l’autre. Plus tard, le développement des techniques de séquençage de l’ADN a permis de montrer que l’information échangée de manière horizontale entre ces espèces de bactéries était le fait d’un transfert des gènes codant des facteurs de résistance aux antibiotiques. Aujourd’hui, on sait que les transferts horizontaux d’ADN sont très fréquents chez les bactéries, si bien qu’il est parfois très compliqué de reconstruire les liens de parenté entre les différentes espèces. L’arbre généalogique des bactéries ressemble d’ailleurs plutôt à un réseau dans lequel chaque espèce est connectée génétiquement à plusieurs autres espèces par différents événements de transferts horizontaux.
DES GÈNES SAUTEURS, PARASITES DES GÉNOMES
Les transferts horizontaux sont-ils restreints aux bactéries ? On l’a longtemps pensé. Jusqu’à ce que les progrès techniques en matière de séquençage d’ADN permettent de séquencer rapidement l’ensemble des gènes d’un organisme, son génome, à des coûts très bas. Ces dix dernières années, un très grand nombre de génomes d’organismes complexes, tels que les animaux et les plantes, ont donc pu être séquencés et sont désormais disponibles dans des bases de données publiques. L’analyse comparée de ces génomes a révélé plusieurs surprises. La première est que la majorité des gènes contenue dans les génomes ne semble pas avoir de fonction bénéfique aux organismes. Au contraire, ces gènes ont la capacité de sauter d’un endroit à l’autre du génome et de se multiplier, tels des parasites génomiques. On les appelle « éléments transposables ». Ils sont présents chez tous les organismes et constituent généralement la plus grande partie des génomes. Par exemple, pas moins de la moitié du génome humain correspond à des éléments transposables. Si la présence de ces éléments se révèle parfois délétère (certains sont responsables de maladies génétiques), leur activité de transposition a aussi été source de diversité et de nouveauté génétique, permettant certainement aux espèces de mieux s’adapter à leur environnement. De plus, des analyses pointues de biologie moléculaire ont récemment révélé que certaines séquences d’éléments transposables avaient été recyclées au cours de l’évolution, donnant naissance à de nouveaux gènes désormais indispensables au bon fonctionnement des cellules.

TRANSFERTS HORIZONTAUX D’ADN ENTRE ESPÈCES ANIMALES
La deuxième surprise émanant des analyses génomiques est que des éléments transposables quasi identiques ont été découverts dans le génome d’espèces très éloignées, telles que des cloportes et des mouches, des abeilles et des chauves-souris, ou même des punaises et des singes. Les temps de divergence au sein de ces trois couples d’espèces sont très anciens. Les cloportes (crustacés) ont divergé des mouches (insectes) il y a plus de 400 millions d’années, les abeilles et les punaises (insectes) ont divergé des chauves-souris et des singes (mammifères) il y a plus de 800 millions d’années. Étant donné les taux de mutation qui ont été calculés chez les insectes et les mammifères, il est impossible que des éléments transposables hérités verticalement de l’ancêtre commun de ces espèces pendant 400 ou 800 millions d’années soient encore aujourd’hui quasi identiques. La seule façon d’expliquer ce partage d’éléments transposables entre espèces si éloignées est donc d’invoquer des transferts horizontaux entre cloportes et mouches, entre abeilles et chauves-souris, entre punaises et marsupiaux. En fait, il y a aujourd’hui plus de 450 cas décrits de transferts horizontaux d’éléments transposables de ce type, impliquant des espèces d’animaux. Les éléments transférés horizontalement se sont parfois multipliés en plusieurs milliers de copies dans les génomes qu’ils ont envahis. Les transferts horizontaux ne touchent donc pas uniquement les bactéries, et il ne fait donc nul doute que ces transferts ont eu un impact important sur l’évolution des animaux.
COMMENT DES GÈNES PEUVENT ÊTRE TRANSMIS ENTRE UNE PUNAISE ET UN SINGE ?
Ces découvertes impliquent une remise en question au moins partielle du paradigme de l’hérédité mendélienne de l’information génétique. Cela signifie- t-il que, en plus des gènes que nous avons reçus de nos parents, nous pouvons recevoir des gènes provenant d’autres individus, que ce soit des individus de notre propre espèce ou bien appartenant à d’autres espèces ? Avant de répondre à cette question, il apparaît crucial de mieux comprendre comment des séquences d’ADN (gènes ou éléments transposables) peuvent traverser la barrière des espèces, en caractérisant les mécanismes moléculaires permettant les transferts horizontaux. À première vue, il est difficile de concevoir que de l’ADN d’une espèce animale (une punaise par exemple) puisse être transféré dans le génome d’une autre espèce animale (un singe par exemple) tant les étapes impliquant un tel transfert sont nombreuses et paraissent improbables. De plus, contrairement aux bactéries qui possèdent des plasmides et des agents de transfert de gènes, aucun mécanisme spécifiquement dédié au transfert horizontal n’est connu chez les animaux. En fait, on pense que les transferts entre animaux se produisent accidentellement et qu’ils pourraient être facilités par d’autres organismes faisant office de vecteur, tels que des virus ou d’autres parasites. Les virus sont infectieux, ils sont souvent transmis horizontalement entre espèces animales, et ils ont la capacité d’injecter leur génome dans les cellules de leurs hôtes afin d’en prendre le contrôle. On peut donc imaginer que, lors d’une infection virale, un gène (ou un élément transposable) de l’hôte infecté soit intégré dans le génome du virus, que ce virus soit transmis à un autre organisme hôte et que le gène de l’hôte précédent porté par le virus saute du génome viral au génome de l’hôte nouvellement infecté. Il n’existe cependant toujours pas de preuve expérimentale formelle qu’un tel transfert horizontal (via l’intermédiaire d’un virus) soit possible. Plusieurs travaux soutiennent pourtant cette hypothèse. Une étude très récente a, par exemple, montré que lorsque des chenilles de deux espèces de papillons étaient infectées par un virus de la famille des Baculoviridae un grand nombre d’éléments transposables pouvaient sauter du génome des chenilles et s’intégrer dans les génomes viraux. Dans la nature, les chenilles s’infectent en se nourrissant soit par ingestion de particules virales présentes à la surface des végétaux, soit par cannibalisme, en consommant directement d’autres chenilles affaiblies ou mortes à cause du virus. L’étude, publiée début 2016 a estimé que pas moins de 5 % des virus ainsi ingérés par une chenille portent dans leur génome au moins un élément transposable provenant de la chenille précédemment infectée par le virus. Les premières étapes nécessaires à un transfert horizontal entre chenilles sont donc démontrées : un virus peut transporter des éléments transposables d’une chenille à l’autre. Si les autres étapes nécessaires à un transfert (e.g. saut de l’élément transposable du génome viral au génome de l’individu nouvellement infecté) restent toujours à démontrer, d’autres faisceaux d’évidence laissent penser qu’elles se produisent dans la nature. En effet, des recherches dans les bases de données génomiques ont montré que parmi les 69 éléments transposables de chenilles intégrés dans les génomes viraux, 21 avaient été transférés horizontalement entre plusieurs espèces d’insectes. La majorité de ces insectes sont des papillons, dont plusieurs sont connus pour être infectés naturellement par les Baculoviridae. Ces observations suggèrent fortement que ces virus ont généré de nombreux transferts horizontaux au cours de l’évolution des insectes.
L’HOMME REÇOIT-IL DES GÊNES D’AUTRES ESPÈCES ?
La question qui se pose désormais est de savoir si ce type de transferts entre animal et virus est restreint aux insectes ou si des gènes ou des éléments transposables de mammifères peuvent également sauter dans les génomes de virus les infectant. Nous-mêmes, les hommes, sommes en permanence infectés par des virus, dont certains nous sont transmis par d’autres animaux. Serait-il possible qu’un virus, transmis par un moustique, une tique ou un ver de terre nous transmette à son tour un ou des gènes de ces animaux ? À l’inverse, transmettons- nous certains de nos gènes à d’autres animaux via des virus? La comparaison de nos gènes et éléments transposables avec ceux des autres animaux indique plutôt que la lignée humaine n’a pas été récemment impliquée dans des transferts horizontaux de matériel génétique. Les gènes d’animaux les plus similaires à nos gènes sont ceux du chimpanzé. Or cette proximité génétique peut simplement s’expliquer par le fait que le chimpanzé est l’espèce avec laquelle nous partageons un ancêtre commun le plus récent. Le nombre de mutations séparant nos gènes de ceux de ces primates est d’ailleurs en accord avec le temps de divergence (environ 5 millions d’années) et le taux de mutation des mammifères. Aucune raison donc de penser que l’homme, aujourd’hui, échange des gènes avec les autres animaux via les virus. Mais attention, si cette conclusion prévaut certainement pour les transferts de gènes touchant le génome de nos cellules germinales (spermatozoïdes et ovocytes), aucune étude n’a cherché à savoir si des transferts de gènes pourraient toucher nos cellules somatiques telles que celles de notre épiderme ou de notre tractus digestif, par exemple. Il n’est donc pas exclu que le génome de certaines cellules de notre corps contienne des gènes de vers de terre, de moustique… ou de notre voisin. Ces gènes ne pourraient pas avoir de conséquence à long terme sur la lignée humaine, puisque nous ne transmettons pas les cellules de notre peau à nos enfants. On peut en revanche se poser la question de l’impact d’éventuels transferts horizontaux de gènes ou d’éléments transposables étrangers dans nos cellules somatiques en termes de dérèglement cellulaire potentiellement source de maladie. Détecter de tels transferts, qu’on peut tout de même supposer rares, s’avère difficile encore aujourd’hui étant donné qu’il faudrait pouvoir obtenir le génome d’un grand nombre de nos cellules somatiques. Mais on peut parier que les coûts de séquençage de l’ADN vont continuer de diminuer drastiquement, rendant rapidement possible ce type de recherches.