Critique de La Science, pour qui?, Pascal Lederer*

La Science, pour qui? est un livre coordonné par Janine Guespin-Michel et Annick Jacq

n38-2014_Pascal*Pascal Lederer est membre de la commission ESR (Enseignement SupĂ©rieur et Recherche) du PCF, il nous livre une lecture critique du livre La science pour qui ? À l’origine, ce texte est un simple courrier de lecteur en rĂ©action au signalement de ce livre dans le prĂ©cĂ©dent numĂ©ro de Progressistes : nous avons dĂ©cidĂ© d’en publier de larges extraits.


UN LIVRE AMBITIEUX

MentionnĂ© dans le N° 4 de Progressistes, ce livre de 125 pages, coordonnĂ© par deux chercheuses scientifiques, sur le rapport entre science et dĂ©mocratie, au surplus publiĂ© par Espaces Marx, a de quoi Ă©veiller l’intĂ©rĂȘt, en particulier des militants communistes.

DĂšs l’introduction, le cadre intellectuel du livre est celui de la critique d’une sociĂ©tĂ© plongĂ©e dans la crise du capitalisme financiarisĂ© et de ses rapports mutilĂ©s avec la science. Son ambition est impressionnante : il s’agit « d’inventer une dĂ©mocratie », Ă  partir d’une situation oĂč il y a mainmise « de l’économie capitaliste sur la recherche » (p. 14) ; les multinationales sont dĂ©noncĂ©es, l’État est dĂ©fini comme « le garant d’une classe particuliĂšre » (p. 78). Prise de parti apprĂ©ciable de la part des sept chercheurs (-euses) du collectif d’auteur(e)s. Le livre commence par poser des questions sur divers thĂšmes reliĂ©s aux rapports science-sociĂ©tĂ©, sous formes d’énoncĂ©s antinomiques, que les auteur(e)s s’efforcent de dĂ©passer.

La visĂ©e de dĂ©mocratisation de la science, de ses choix, de ses applications, son partage social (la science comme bien commun) est affirmĂ©e fortement. La nĂ©cessitĂ© du dĂ©bat citoyen (associĂ© Ă  la pratique scientifique) apparaĂźt presque Ă  chaque page. L’importance des rapports entre science et technique est soulignĂ©e. La question de l’innovation, de son lien avec le profit capitaliste est analysĂ©e comme centrale.

Les luttes des syndicats, celles aussi de l’association Sauvons La Recherche (SLR), leurs revendications sont dĂ©crites avec sympathie, sans toutefois que les divergences entre, par exemple, la CFDT, l’UNSA, la CGC et la FSU ou la CGT soient analysĂ©es. L’« Ă©conomie de la connaissance » de l’UE est traitĂ©e de façon lucide : elle vise Ă  « l’intĂ©gration de l’ensemble de la recherche europĂ©enne dans une visĂ©e libĂ©rale » (p. 41). La dĂ©nonciation, attribuĂ©e aux syndicats, de l’état de choses actuel est juste pour l’essentiel. Des pistes sont mentionnĂ©es, sans ĂȘtre explicitement soutenues : recherches participatives, partenariats institutions-citoyens, scientifiques citoyens, sciences citoyennes, etc.

DES INSUFFISANCES, UNE DÉCEPTION

Pourtant, la dĂ©ception s’installe… C’est d’abord l’insuffisance de l’analyse de la politique de l’innovation, pourtant attribuĂ©e Ă  juste titre Ă  la domination du capital, qui rend superficielles les prĂ©conisations sur cette « dĂ©mocratie Ă  inventer ». Certes, le rapport de l’innovation technique Ă  la compĂ©titivitĂ© des entreprises privĂ©es est mentionnĂ©, avec le terme de « surplus de valeur » (traduction inhabituelle de l’anglais « surplus value ») ou plus-value extra. Mais le fonctionnement de cette derniĂšre est-il compris ? On peut en douter, car le lien avec la loi de la valeur, le rapport de la valeur d’échange au temps de travail social, la contradiction travail social/travail concret, la baisse tendancielle du taux de profit moyen – notions essentielles pour comprendre la dialectique de la science, de la technique et de l’innovation dans l’économie capitaliste – n’apparaissent pas. La crise systĂ©mique du capitalisme est mentionnĂ©e, mais le rapport entre recours obligĂ© aux innovations et crise est ignorĂ©. La fuite en avant dans la financiarisation, liĂ©e Ă  la suraccumulation-dĂ©valorisation de capital et Ă  la guerre Ă©conomique entre multinationales, n’est ni analysĂ©e ni comprise dans ses rapports avec le sujet du livre La science pour qui ?

On lit mĂȘme (p. 33) une thĂšse Ă©trange : « […] les luttes des travailleurs peuvent revendiquer une augmentation de salaire rĂ©compensant le gain de productivitĂ©, etc. » ! Il y a lĂ  contresens sur le mĂ©canisme du salaire, prix de la force de travail, et en mĂȘme temps inversion et incomprĂ©hension de la dialectique sociale : les luttes des travailleurs qui aboutissent Ă  une augmentation de salaire stimulent la recherche d’innovation, et donc la recherche scientifique, pour rĂ©tablir le taux de profit. Ce n’est pas une remarque anodine sur les rapports science-sociĂ©tĂ© en rĂ©gime capitaliste. D’autre part, le dĂ©mantĂšlement, depuis les annĂ©es 1980, des grands laboratoires industriels n’est pas analysĂ© en relation avec la crise systĂ©mique. La contradiction entre nĂ©cessitĂ© de l’innovation dans la guerre Ă©conomique et fuite en avant financiĂšre des grands groupes mĂšne Ă  externaliser leurs activitĂ©s de recherche, en laissant tous les risques aux entrepreneurs individuels (ceux que l’on nomme les « jeunes pousses »). Or ni ce fait ni ce terme ne sont mentionnĂ©s. La stratĂ©gie de Lisbonne est dĂ©noncĂ©e Ă  plusieurs reprises dans le livre, Ă  juste titre, de mĂȘme que la subordination du service public de l’Enseignement SupĂ©rieur et de la Recherche (ESR) aux besoins d’innovation du capital privĂ©. Mais les raisons profondes de cette politique, ses consĂ©quences sur la politique de la science ne sont pas expliquĂ©es. L’innovation, arme de chaque capitaliste individuel contre la baisse du taux de profit, est un mĂ©canisme puissant de la baisse moyenne de ce dernier : la science est au cƓur de la crise. Le livre l’ignore.

IGNORANCE ET CARICATURE

Il s’ensuit qu’en ce qui concerne son objet mĂȘme, le livre peine Ă  s’extraire du point de vue syndical. L’analyse des forces sociales et politiques qui interviennent dans le champ social de la science est marquĂ©e par l’exĂ©cution en une demi-douzaine de lignes (p. 76-77) des propositions du PCF,simplifiĂ©esdefaçonĂ©tonnante. S’agissant de la politique de la science, la question des pouvoirs Ă  attribuer aux organisations de citoyens, question qui est traitĂ©e par le PCF, est ici ignorĂ©e. La question de la dĂ©mocratisation des institutions est traitĂ©e Ă  la vavite (p. 115). La question centrale du rapport entre science et dĂ©mocratie est-elle aujourd’hui, d’abord, celle du dĂ©bat citoyen ? Les institutions dĂ©mocratiques devront-elles se passer des avis d’experts (p. 116) ? L’affirmation selon laquelle « une rĂ©flexion sur la dĂ©mocratisation des choix scientifiques eux-mĂȘmes reste […] une particularitĂ© du groupe d’Espaces Marx » (p. 77) est une appropriation franchement discutable.

Desserrer, par la dĂ©mocratisation de la sociĂ©tĂ©, l’étau de la rentabilitĂ© financiĂšre sur l’activitĂ© de connaissance scientifique afin que celle-ci puisse contribuer mieux au progrĂšs culturel, social, Ă©conomique et Ă©cologique est-il un objectif nĂ©gligeable ? Le livre attribue trois lignes (p. 110) Ă  la dĂ©mocratisation de l’appareil productif (dont le PCF n’aurait rien dit ?), ne se rĂ©fĂšre pas aux propositions de pĂŽles industriels publics Ă  gestion dĂ©mocratique (actualitĂ© d’Alstom, d’Arcelor…). Le dĂ©bat citoyen sur la science ne concerne-t-il pas les salariĂ©s des grandes entreprises industrielles ? Le rĂŽle du Parlement dans une VIe RĂ©publique dĂ©mocratique, son articulation avec les structures de dĂ©bat citoyen, les instances des organismes et des universitĂ©s mĂ©riteraient plus qu’une demi-phrase. L’indĂ©pendance intellectuelle des travailleurs scientifiques, la rĂ©currence des budgets des organismes sont reconnues dans le livre comme nĂ©cessaires ; mais le statut des personnels scientifiques, les garanties de la fonction publique sont insuffisamment discutĂ©s. La dĂ©mocratisation des instances est passĂ©e sous silence. On lit (p. 49) « une vigilance citoyenne est […] nĂ©cessaire, contre les risques et les dĂ©rives de la technoscience, et pour le dĂ©veloppement de recherches “libres” tout autant que de recherches destinĂ©es Ă  faire face aux grands dĂ©fis de la sociĂ©tĂ©. C’est cela que nous appelons la dĂ©mocratisation des rapports science-sociĂ©tĂ© ». Venant du groupe d’Espaces Marx, on aurait pu espĂ©rer mieux…

Les syndicats de transformation sociale (dont les actions contre la politique Sarkozy- PĂ©cresse sont appuyĂ©es Ă  juste titre), et parfois SLR, sont dĂ©crits comme les seuls acteurs du combat dĂ©mocratique : la question de leur convergence avec les partis politiques, PCF ou Front de gauche, disqualifiĂ©s (p. 77), n’intĂ©resse pas les auteur(e)s.

Est-il juste d’affirmer en conclusion (p. 121) que « la science est dĂ©tournĂ©e au seul service d’un capital concentrĂ© aux mains d’une oligarchie financiĂšre de plus en plus rĂ©duite et puissante » ? Il y a lĂ  nĂ©gation, dans le champ de la science, de toute influence du pĂŽle social dominĂ© : cette formulation unilatĂ©rale, dĂ©mentie ailleurs dans le livre, pourrait avoir des consĂ©quences redoutables si on la prenait au sĂ©rieux. L’activitĂ© scientifique est l’enjeu d’un combat de classe oĂč le capital domine, mais oĂč la sociĂ©tĂ© dominĂ©e rĂ©siste.

Quelles que soient les faiblesses du livre, il a malgrĂ© tout le mĂ©rite d’attirer l’attention sur la nĂ©cessitĂ© politique de mieux diffuser les propositions du PCF en matiĂšre de relations science sociĂ©tĂ©-dĂ©mocratie parmi les militants, comme dans l’opinion publique, tant il apparaĂźt que prĂ©domine ici leur sous-estimation (et c’est lĂ  une litote).

ÉCLECTISME IDÉOLOGIQUE

Il y aurait bien d’autres choses Ă  dire, Ă  la fois sur le contenu positif du livre et sur ses ambiguĂŻtĂ©s idĂ©ologiques. On pourrait souhaiter, d’un livre sur la science, une posture plus nette sur le relativisme : condamnĂ© explicitement ici, il y est nĂ©anmoins rĂ©instaurĂ© lĂ  (note 10, p. 108 : « La vĂ©ritĂ© scientifique n’est jamais absolue […] »), Ă©clectisme idĂ©ologique regrettable. Le livre donne d’ailleurs une dĂ©finition surprenante : « La technique c’est l’humain lui-mĂȘme : l’humain dans sa totalitĂ©. » Critique assumĂ©e ou involontaire de la thĂšse 6 sur Feuerbach : « L’essence humaine est […] dans sa rĂ©alitĂ©, l’ensemble des rapports sociaux » ? Une « dĂ©finition » assĂ©nĂ©e de cette façon pose problĂšme. La science n’est-elle pas la construction d’un reflet du rĂ©el, jamais achevĂ©, toujours perfectionnĂ©, mais oĂč tout est connaissable par principe ? La technique ne doit-elle pas aussi ĂȘtre analysĂ©e dans son aspect Ă©pistĂ©mique, justement, en tant que pratique validant un reflet scientifique de la rĂ©alitĂ©, porteur de vĂ©ritĂ©s sur le monde ?

CONCLUSION

La dĂ©ception Ă  la lecture de La science pour qui ? est Ă  la mesure de l’espoir qu’on a, en l’entamant, d’en apprendre davantage sur le sujet des rapports science-sociĂ©tĂ©-dĂ©mocratie. Libre Ă  ceux qui le liront de faire part de leurs observations. Reste que les apports du PCF sur ce que le livre veut traiter mĂ©ritent d’ĂȘtre mieux connus, Ă  commencer par les auteur(e)s.

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