La Science, pour qui? est un livre coordonné par Janine Guespin-Michel et Annick Jacq
*Pascal Lederer est membre de la commission ESR (Enseignement SupĂ©rieur et Recherche) du PCF, il nous livre une lecture critique du livre La science pour qui ? Ă lâorigine, ce texte est un simple courrier de lecteur en rĂ©action au signalement de ce livre dans le prĂ©cĂ©dent numĂ©ro de Progressistes : nous avons dĂ©cidĂ© dâen publier de larges extraits.
UN LIVRE AMBITIEUX
MentionnĂ© dans le N° 4 de Progressistes, ce livre de 125 pages, coordonnĂ© par deux chercheuses scientifiques, sur le rapport entre science et dĂ©mocratie, au surplus publiĂ© par Espaces Marx, a de quoi Ă©veiller lâintĂ©rĂȘt, en particulier des militants communistes.
DĂšs lâintroduction, le cadre intellectuel du livre est celui de la critique dâune sociĂ©tĂ© plongĂ©e dans la crise du capitalisme financiarisĂ© et de ses rapports mutilĂ©s avec la science. Son ambition est impressionnante : il sâagit « dâinventer une dĂ©mocratie », Ă partir dâune situation oĂč il y a mainmise « de lâĂ©conomie capitaliste sur la recherche » (p. 14) ; les multinationales sont dĂ©noncĂ©es, lâĂtat est dĂ©fini comme « le garant dâune classe particuliĂšre » (p. 78). Prise de parti apprĂ©ciable de la part des sept chercheurs (-euses) du collectif dâauteur(e)s. Le livre commence par poser des questions sur divers thĂšmes reliĂ©s aux rapports science-sociĂ©tĂ©, sous formes dâĂ©noncĂ©s antinomiques, que les auteur(e)s sâefforcent de dĂ©passer.
La visĂ©e de dĂ©mocratisation de la science, de ses choix, de ses applications, son partage social (la science comme bien commun) est affirmĂ©e fortement. La nĂ©cessitĂ© du dĂ©bat citoyen (associĂ© Ă la pratique scientifique) apparaĂźt presque Ă chaque page. Lâimportance des rapports entre science et technique est soulignĂ©e. La question de lâinnovation, de son lien avec le profit capitaliste est analysĂ©e comme centrale.
Les luttes des syndicats, celles aussi de lâassociation Sauvons La Recherche (SLR), leurs revendications sont dĂ©crites avec sympathie, sans toutefois que les divergences entre, par exemple, la CFDT, lâUNSA, la CGC et la FSU ou la CGT soient analysĂ©es. Lâ« Ă©conomie de la connaissance » de lâUE est traitĂ©e de façon lucide : elle vise à « lâintĂ©gration de lâensemble de la recherche europĂ©enne dans une visĂ©e libĂ©rale » (p. 41). La dĂ©nonciation, attribuĂ©e aux syndicats, de lâĂ©tat de choses actuel est juste pour lâessentiel. Des pistes sont mentionnĂ©es, sans ĂȘtre explicitement soutenues : recherches participatives, partenariats institutions-citoyens, scientifiques citoyens, sciences citoyennes, etc.
DES INSUFFISANCES, UNE DĂCEPTION
Pourtant, la dĂ©ception sâinstalle… Câest dâabord lâinsuffisance de lâanalyse de la politique de lâinnovation, pourtant attribuĂ©e Ă juste titre Ă la domination du capital, qui rend superficielles les prĂ©conisations sur cette « dĂ©mocratie Ă inventer ». Certes, le rapport de lâinnovation technique Ă la compĂ©titivitĂ© des entreprises privĂ©es est mentionnĂ©, avec le terme de « surplus de valeur » (traduction inhabituelle de lâanglais « surplus value ») ou plus-value extra. Mais le fonctionnement de cette derniĂšre est-il compris ? On peut en douter, car le lien avec la loi de la valeur, le rapport de la valeur dâĂ©change au temps de travail social, la contradiction travail social/travail concret, la baisse tendancielle du taux de profit moyen â notions essentielles pour comprendre la dialectique de la science, de la technique et de lâinnovation dans lâĂ©conomie capitaliste â nâapparaissent pas. La crise systĂ©mique du capitalisme est mentionnĂ©e, mais le rapport entre recours obligĂ© aux innovations et crise est ignorĂ©. La fuite en avant dans la financiarisation, liĂ©e Ă la suraccumulation-dĂ©valorisation de capital et Ă la guerre Ă©conomique entre multinationales, nâest ni analysĂ©e ni comprise dans ses rapports avec le sujet du livre La science pour qui ?
On lit mĂȘme (p. 33) une thĂšse Ă©trange : « […] les luttes des travailleurs peuvent revendiquer une augmentation de salaire rĂ©compensant le gain de productivitĂ©, etc. » ! Il y a lĂ contresens sur le mĂ©canisme du salaire, prix de la force de travail, et en mĂȘme temps inversion et incomprĂ©hension de la dialectique sociale : les luttes des travailleurs qui aboutissent Ă une augmentation de salaire stimulent la recherche dâinnovation, et donc la recherche scientifique, pour rĂ©tablir le taux de profit. Ce nâest pas une remarque anodine sur les rapports science-sociĂ©tĂ© en rĂ©gime capitaliste. Dâautre part, le dĂ©mantĂšlement, depuis les annĂ©es 1980, des grands laboratoires industriels nâest pas analysĂ© en relation avec la crise systĂ©mique. La contradiction entre nĂ©cessitĂ© de lâinnovation dans la guerre Ă©conomique et fuite en avant financiĂšre des grands groupes mĂšne Ă externaliser leurs activitĂ©s de recherche, en laissant tous les risques aux entrepreneurs individuels (ceux que lâon nomme les « jeunes pousses »). Or ni ce fait ni ce terme ne sont mentionnĂ©s. La stratĂ©gie de Lisbonne est dĂ©noncĂ©e Ă plusieurs reprises dans le livre, Ă juste titre, de mĂȘme que la subordination du service public de lâEnseignement SupĂ©rieur et de la Recherche (ESR) aux besoins dâinnovation du capital privĂ©. Mais les raisons profondes de cette politique, ses consĂ©quences sur la politique de la science ne sont pas expliquĂ©es. Lâinnovation, arme de chaque capitaliste individuel contre la baisse du taux de profit, est un mĂ©canisme puissant de la baisse moyenne de ce dernier : la science est au cĆur de la crise. Le livre lâignore.
IGNORANCE ET CARICATURE
Il sâensuit quâen ce qui concerne son objet mĂȘme, le livre peine Ă sâextraire du point de vue syndical. Lâanalyse des forces sociales et politiques qui interviennent dans le champ social de la science est marquĂ©e par lâexĂ©cution en une demi-douzaine de lignes (p. 76-77) des propositions du PCF,simplifiĂ©esdefaçonĂ©tonnante. Sâagissant de la politique de la science, la question des pouvoirs Ă attribuer aux organisations de citoyens, question qui est traitĂ©e par le PCF, est ici ignorĂ©e. La question de la dĂ©mocratisation des institutions est traitĂ©e Ă la vavite (p. 115). La question centrale du rapport entre science et dĂ©mocratie est-elle aujourdâhui, dâabord, celle du dĂ©bat citoyen ? Les institutions dĂ©mocratiques devront-elles se passer des avis dâexperts (p. 116) ? Lâaffirmation selon laquelle « une rĂ©flexion sur la dĂ©mocratisation des choix scientifiques eux-mĂȘmes reste […] une particularitĂ© du groupe dâEspaces Marx » (p. 77) est une appropriation franchement discutable.
Desserrer, par la dĂ©mocratisation de la sociĂ©tĂ©, lâĂ©tau de la rentabilitĂ© financiĂšre sur lâactivitĂ© de connaissance scientifique afin que celle-ci puisse contribuer mieux au progrĂšs culturel, social, Ă©conomique et Ă©cologique est-il un objectif nĂ©gligeable ? Le livre attribue trois lignes (p. 110) Ă la dĂ©mocratisation de lâappareil productif (dont le PCF nâaurait rien dit ?), ne se rĂ©fĂšre pas aux propositions de pĂŽles industriels publics Ă gestion dĂ©mocratique (actualitĂ© dâAlstom, dâArcelor…). Le dĂ©bat citoyen sur la science ne concerne-t-il pas les salariĂ©s des grandes entreprises industrielles ? Le rĂŽle du Parlement dans une VIe RĂ©publique dĂ©mocratique, son articulation avec les structures de dĂ©bat citoyen, les instances des organismes et des universitĂ©s mĂ©riteraient plus quâune demi-phrase. LâindĂ©pendance intellectuelle des travailleurs scientifiques, la rĂ©currence des budgets des organismes sont reconnues dans le livre comme nĂ©cessaires ; mais le statut des personnels scientifiques, les garanties de la fonction publique sont insuffisamment discutĂ©s. La dĂ©mocratisation des instances est passĂ©e sous silence. On lit (p. 49) « une vigilance citoyenne est […] nĂ©cessaire, contre les risques et les dĂ©rives de la technoscience, et pour le dĂ©veloppement de recherches âlibresâ tout autant que de recherches destinĂ©es Ă faire face aux grands dĂ©fis de la sociĂ©tĂ©. Câest cela que nous appelons la dĂ©mocratisation des rapports science-sociĂ©tĂ© ». Venant du groupe dâEspaces Marx, on aurait pu espĂ©rer mieux…
Les syndicats de transformation sociale (dont les actions contre la politique Sarkozy- PĂ©cresse sont appuyĂ©es Ă juste titre), et parfois SLR, sont dĂ©crits comme les seuls acteurs du combat dĂ©mocratique : la question de leur convergence avec les partis politiques, PCF ou Front de gauche, disqualifiĂ©s (p. 77), nâintĂ©resse pas les auteur(e)s.
Est-il juste dâaffirmer en conclusion (p. 121) que « la science est dĂ©tournĂ©e au seul service dâun capital concentrĂ© aux mains dâune oligarchie financiĂšre de plus en plus rĂ©duite et puissante » ? Il y a lĂ nĂ©gation, dans le champ de la science, de toute influence du pĂŽle social dominĂ© : cette formulation unilatĂ©rale, dĂ©mentie ailleurs dans le livre, pourrait avoir des consĂ©quences redoutables si on la prenait au sĂ©rieux. LâactivitĂ© scientifique est lâenjeu dâun combat de classe oĂč le capital domine, mais oĂč la sociĂ©tĂ© dominĂ©e rĂ©siste.
Quelles que soient les faiblesses du livre, il a malgrĂ© tout le mĂ©rite dâattirer lâattention sur la nĂ©cessitĂ© politique de mieux diffuser les propositions du PCF en matiĂšre de relations science sociĂ©tĂ©-dĂ©mocratie parmi les militants, comme dans lâopinion publique, tant il apparaĂźt que prĂ©domine ici leur sous-estimation (et câest lĂ une litote).
ĂCLECTISME IDĂOLOGIQUE
Il y aurait bien dâautres choses Ă dire, Ă la fois sur le contenu positif du livre et sur ses ambiguĂŻtĂ©s idĂ©ologiques. On pourrait souhaiter, dâun livre sur la science, une posture plus nette sur le relativisme : condamnĂ© explicitement ici, il y est nĂ©anmoins rĂ©instaurĂ© lĂ (note 10, p. 108 : « La vĂ©ritĂ© scientifique nâest jamais absolue […] »), Ă©clectisme idĂ©ologique regrettable. Le livre donne dâailleurs une dĂ©finition surprenante : « La technique câest lâhumain lui-mĂȘme : lâhumain dans sa totalitĂ©. » Critique assumĂ©e ou involontaire de la thĂšse 6 sur Feuerbach : « Lâessence humaine est […] dans sa rĂ©alitĂ©, lâensemble des rapports sociaux » ? Une « dĂ©finition » assĂ©nĂ©e de cette façon pose problĂšme. La science nâest-elle pas la construction dâun reflet du rĂ©el, jamais achevĂ©, toujours perfectionnĂ©, mais oĂč tout est connaissable par principe ? La technique ne doit-elle pas aussi ĂȘtre analysĂ©e dans son aspect Ă©pistĂ©mique, justement, en tant que pratique validant un reflet scientifique de la rĂ©alitĂ©, porteur de vĂ©ritĂ©s sur le monde ?
CONCLUSION
La dĂ©ception Ă la lecture de La science pour qui ? est Ă la mesure de lâespoir quâon a, en lâentamant, dâen apprendre davantage sur le sujet des rapports science-sociĂ©tĂ©-dĂ©mocratie. Libre Ă ceux qui le liront de faire part de leurs observations. Reste que les apports du PCF sur ce que le livre veut traiter mĂ©ritent dâĂȘtre mieux connus, Ă commencer par les auteur(e)s.