Celle qui plante des arbres
WANGARI MAATHAI Éditions Héloïse d’Ormesson, 2007, 380 p.
Ce livre n’est pas tout nouveau et il n’a pas fait l’objet d’une grande publicité. Mais quand je l’ai lu, je n’ai pas pu m’en détacher. C’est une sorte d’autobiographie qui révèle à la fois une femme exceptionnelle, son pays, le Kenya, ses épreuves et ses actions. Elle est née en 1940 dans une famille du peuple kikuyu, elle a été nourrie des traditions de son peuple quand le Kenya était sous domination britannique, elle a connu la révolte des Mau-Mau, l’accès à l’indépendance, les tares et la corruption des dirigeants, la persécution et la prison, elle a mené des batailles, créé la « ceinture verte » en s’appuyant sur les femmes pour l’entretien des arbres, pour finalement se retrouver prix Nobel de la paix en 2004, et mourir célèbre en 2011. Et ce fut en même temps une femme instruite, parcourant le monde, formée comme biologiste aux États-Unis puis en Allemagne, titulaire d’un doctorat (Ph.D) en médecine vétérinaire. Sa vie est un roman. Elle a été amoureuse de la nature, des arbres, de l’arbre fétiche qu’est le figuier dans les pays arides, dès son enfance. Elle a été soumise à des traditions rétrogrades. Sa famille l’a aidée à s’en libérer, en l’envoyant comme élève dans une école tenue par des missionnaires catholiques italiennes qui lui ont appris l’anglais et le catéchisme. Elle est devenue catholique intégriste. Puis elle a obtenu une bourse pour étudier aux États-Unis, et elle a connu des catholiques américaines, si différents de ses maîtresses italiennes que son catholicisme s’est effrité avant de disparaître. Je passe sur une série d’épisodes savoureux, pour arriver à ses succès universitaires, à l’instauration d’un Kenya indépendant et au chapitre intitulé « Une femme indépendante dans un Kenya indépendant ». C’est là que vraiment les épreuves commencent. Elle est rentrée des États-Unis avec un engagement dans un laboratoire universitaire kényan. Arrivée sur place, elle apprend que son chef a engagé quelqu’un d’autre : première expérience de l’arbitraire et même de la corruption. Elle n’aura jamais de poste universitaire, ni de moyen d’existence stable. Mais c’est une battante, une militante, elle gagne sa vie. Elle épouse d’amour un homme brillant qui vise une carrière politique, elle l’aide, trop, il ne la supporte plus, il intente un procès de divorce qu’il gagne, parce que la femme doit obéissance à son mari. Elle s’est fait connaître sous le nom de son mari, Mathai, qu’elle n’a plus le droit de porter. Réaction de battante : elle va s’appeler Maathai. Elle se bat contre la destruction de parcs et de forêts et se fait connaître largement. Mais cela n’est pas suffisant comme action : il faut créer. Localement d’abord, et le mouvement s’étend, des femmes se chargent des plantations et de leur entretien ; elle est féministe en mobilisant les femmes. C’est la formule de la « ceinture verte », qui commence à être connue et appréciée dans le monde entier. Du coup, elle envisage elle aussi, c’est en 1997, de se présenter aux élections : échec administratif et prison. Les arrestations, persécutions, passages en prison se multiplient jusqu’à la période finale, la fin de la dictature, la reconnaissance de son action au Kenya même, et le prix Nobel de la paix qui marque la fin du livre. C’est donc un livre tonique et instructif, un témoignage sur l’actualité en Afrique par un acteur du mouvement, et la révélation d’une personnalité hors du commun, d’une femme exceptionnelle.
JEAN-PIERRE KAHANE
Palmyre, l’irremplaçable trésor
PAUL VEYNE Albin Michel, 2015, 141 p.
En pages intérieures, des photos de choses qui n’existent plus : le temple de Baalshamin, détruit par l’État islamique le 23 août 2015 ; le temple de Bél, détruit par l’État islamique le 30 août 2015 ; les tours funéraires détruites début septembre 2015. Mais aussi le site du théâtre de Palmyre, que Daesh a utilisé le 4 juillet 2015 pour une mise en scène atroce: vingt-cinq soldats syriens agenouillés devant la colonnade du fond, et derrière chacun d’eux un bourreau, qui l’égorgera. Paul Veyne a quatre-vingt-cinq ans. Il a été professeur d’histoire romaine au Collège de France, et présente ainsi son livre : « Ayant eu pour métier l’étude de l’Antiquité gréco-romaine, je n’ai cessé de rencontrer Palmyre sur mon chemin professionnel. Avec la destruction de Palmyre par l’organisation terroriste Daesh, tout un pan de notre culture et mon sujet d’étude viennent brutalement de voler en éclats. Malgré mon âge avancé, c’était mon devoir d’ancien professeur et d’être humain de dire ma stupéfaction devant ce saccage incompréhensible et d’esquisser un portrait de ce que fut la splendeur de Palmyre qu’on ne peut plus désormais connaître qu’à travers les livres. » Il n’a fallu que quelques semaines à Paul Veyne pour écrire ces pages, en novembre 2015 ; le déclencheur fut la découverte du sort fait à ce joyau de civilisations mêlées que fut Palmyre au IIIe siècle après J.-C., mêlée aux questions d’histoire et aux motivations de Daesh. Paul Veyne a écrit des ouvrages savants. Ici, c’est l’ouvrage d’un savant pour nous, les profanes. Et c’est la preuve que l’« âge avancé » n’est aucunement l’âge du renoncement devant les désastres du monde.
J-.P.K.
Libérer le sport. 20 débats essentiels
NICOLAS BONNET-OULADJ, ADRIEN PÉCOUT Éditions de l’Atelier, 2015, 155 p.
Dans le contexte d’une année 2016 qui s’annonce très sportive (avec l’Euro de football en France, puis les Jeux olympiques de Rio), ce petit ouvrage fait le point sur les problèmes que rencontre aujourd’hui le sport à l’échelle nationale et mondiale : le règne de l’argent et de la commercialisation à outrance bien sûr, mais aussi les inégalités persistances dans l’accès au sport, les dysfonctionnements des institutions sportives ou encore les questions que posent la technicisation et la médicalisation croissantes du sport (le dopage n’en constituant qu’un aspect). Il propose aussi des solutions pour résoudre ces problèmes et faire en sorte que le sport, tant amateur que professionnel, retrouve un véritable pouvoir d’émancipation. L’ensemble des chapitres interroge sur la définition et sur la place sociale du sport aujourd’hui et demain, sur les moyens de parvenir à une véritable démocratisation de la pratique et du système sportifs, sur la lutte enfin contre les dérives du sport. Les débats évoqués sont nombreux: de la candidature de Paris aux JO de 2024 aux salaires des sportifs, des inégalités socioprofessionnelles et de genre aux relations entre art et sport. Ce livre dégage une conception progressiste du sport, qui prend acte du rôle de la performance, de la recherche de l’amélioration du geste et du spectacle, autant d’éléments de définition de la pratique moderne. Il démontre en même temps que tous ces éléments peuvent trouver ou retrouver une valeur positive, collective, éducative et devenir, si on les oriente bien, un facteur de libération.
MARION FONTAINE
Une nihiliste
SOPHIE KOVALESKAÏA Phébus, 2004, 147 p.
Les mathématiciens connaissent, de nom au moins, Sophie Kovalevski (1850-1891), le théorème de Cauchy-Kovalevski et la théorie de la toupie qui lui valut un grand prix de l’Académie des sciences de Paris. C’est pour eux l’un des modèles les plus étonnants et respectés : une femme qui s’est imposée comme mathématicienne en franchissant tous les obstacles, sociaux et scientifiques. Sonia Kovaleskaïa, alias Sofia, alias Sophie Kovalevski, est née dans l’aristocratie russe – elle tient son nom d’un mariage blanc, pour elle le seul moyen de partir faire des études en Allemagne – et s’est liée à un courant de révolutionnaires russes, qu’on appelait les nihilistes parce qu’ils contestaient l’ordre établi. Elle a voyagé, travaillé, et s’est fait reconnaître en mathématiques tout en écrivant des textes littéraires et en prenant part à tout ce qui se passait d’important en Europe, par exemple, aux côtés de sa soeur Anna, à la Commune de Paris. Elle-même est un vrai personnage de roman. Le sien met en scène, comme l’écrit Michel Niqueux, le lent éveil d’un esprit et d’un coeur à l’amour humain et à l’amour du prochain, dans l’arrière-plan social et politique des années 1860- 1870 en Russie, mais aussi la révolte des nobles dépossédés de leurs serfs et bientôt de leurs terres par le « manifeste d’émancipation » de 1861, un épisode que nous connaissons mal en France. Le roman avait été écrit en russe, avec des passages en suédois et en français, et il n’est paru qu’après la mort de l’auteur.
J.-P.K.
Souvenirs sur Sofia Kovalevskaïa
MICHÈLE AUDIN Calvage et Mounet, 2008, 286 p.
Michèle Audin a une grande parenté scientifique et humaine avec l’objet de ses souvenirs, Sofia Kovalevskaïa. Elle est mathématicienne, écrivain, et ses domaines d’intérêt, tant mathématiques que sociaux et politiques, sont très proches de ceux de Sofia. Le titre dit bien ce que n’est pas l’ouvrage : l’explication de l’oeuvre mathématique de Sophie Kovalevski. Michèle Audin s’en est acquittée par ailleurs de façon remarquable. Ce livre est l’expression de la rencontre de deux femmes à plus de cent ans de distance, avec leurs vies, leurs intérêts, leurs vues sur la société et sur l’humanité, et bien sûr les mathématiques y ont leur place, mais accessibles et pas prépondérantes.
J-.P.K.
Kovalevskaïa, l’aventure d’une mathématicienne
JACQUELINE DÉTRAZ Belin 1993, 360 p.
Le livre de Jacqueline Détraz est consacré à Sophie mathématicienne, et il reproduit les Souvenirs d’enfance écrits par Sophie en suédois puis en russe et publiés juste avant sa mort, en 1889. Quoique ancien maintenant, ce livre est une référence obligée à qui veut s’initier à l’oeuvre de Sophie Kovalevski (graphie de son nom dans les articles écrits en allemand ou en français). Il existe maintenant une abondante littérature étrangère sur ce sujet, et l’ouvrage de Jacqueline Détraz n’en prend que plus de relief et de valeur.
J.-P.K.
Émancipation et pensée du complexe
JANINE GUESPIN-MICHEL Éditions du Croquant, 2015, 120 p.
L’auteure, biologiste, professeure émérite des universités, présente dans ce petit volume très accessible des éléments des sciences du complexe en les insérant dans un contexte sociopolitique. Face à une pensée unique aveuglante dans les médias et dominante dans la vie politique, la pensée émancipatrice est plus nécessaire que jamais. Elle est certainement plus complexe, plus subtile et plus exigeante que les formules toutes faites que le capitalisme hégémonique génère pour s’autojustifier en gommant ses échecs, pourtant criants, ainsi toute velléité de recherche alternative. Et si la pensée dialectique, brillamment mise en oeuvre par les classiques du socialisme, s’est essoufflée pendant le dernier tiers du XXe siècle, voici que les avancées des sciences de la nature offrent une possibilité de fertiliser un renouveau des dialectiques dans tous les domaines, y compris politique. Il s’agit de penser la société, le monde en termes de transformations, de rapports, de contradictions, grâce à une démarche elle-même dynamique, adaptative. Les éléments les plus ardus font l’objet d’encadrés regroupés à la fin, ce qui permet de ne pas briser le cours d’une exposition fluide et agréable qui relie une thématique des sciences dites « dures » avec des indications sur la pratique politique ou sociale. Le lecteur peut ainsi accéder à une connaissance précise et fidèle de sujets alléchants mais réputés ardus, tels que le chaos déterministe, les boucles de rétroaction ou l’auto-organisation.
EVARISTE SANCHEZ PALENCIA