Avec les communs, nous sommes entrés dans une nouvelle longue marche, Entretien avec Benjamin Coriat*

On parle de « communs » ou de « biens communs » pour des choses très disparates. Que sont-ils vraiment ? À quoi sont-ils confrontés ? Quelles perspectives permettent-ils ?

*Benjamin Coriat est professeur d’économie à l’Université Paris XIII, membre du comité d’animation des Economistes Atterrés, auteur de “Le retour des Communs. La crise de l’idéologie propriétaire.” Ed “Les liens qui libèrent”, 2015.

Propos recueillis par Jean-Claude Cheinet (Février 2016)


Progressistes : Les « communs » sont souvent abordés à travers une série de cas particuliers ou à travers leur histoire. Y a-t-il un cadre général pour les définir ? 


On peut distinguer deux grands types de communs. Les communs tangibles (ou matériels) et les communs intangibles (ou immatériels)
Les premiers sont en général les plus anciens. Il s’agit de cours d’eau dont l’accès est partagé par plusieurs communautés, de pâturages ouverts à différents troupeaux et bergers qui y ont accès à tour de rôle, de nappes phréatiques ou de systèmes d’irrigation, partagés par plusieurs communautés. Aujourd’hui, ces communs matériels sont souvent des communs urbains. Jardins partagés, friches industrielles cédées à des communautés d’usagers qui en font des plates-formes de services : crèches, salles de concerts, salles d’alphabétisation pour les migrants…
La seconde grande catégorie de communs, les immatériels, ont connu un essor formidable avec Internet, le plus emblématique étant l’encyclopédie ouverte et partagée Wikipedia. Mais il existe désormais des milliers de communs sur Internet : plates-formes pour journaux en ligne à accès ouvert et gratuit, journaux scientifiques, bases de données de toutes sortes : musique, photographie, etc. Pour ne rien dire des communautés en ligne attachées à concevoir et à diffuser des logiciels libres, et au delà, aujourd’hui, à travers les fab-labs, toutes sortes d’objets mis à disposition de tous.
À partir de là, on peut définir rigoureusement les communs. Il y faut trois éléments :
– une ressource (matérielle ou immatérielle, qui doit être en accès « ouvert » et partagé ;
– des individus ou des communautés avec des droits d’accès et d’utilisation de cette ressource, sur qui pèsent des obligations de façon à protéger et garantir l’intégrité de la ressource et sa reproduction à long terme;
– une gouvernance regroupant les ayants droit, en charge d’arbitrer les conflits éventuels, et le cas échéant de modifier les règles d’accès et de partage, de façon à préserver l’intégrité de la communauté des usagers et ayants droit.
Ce qui est essentiel dans le commun, c’est le fait que, pour un ensemble de ressources données, il n’y a plus de droits de propriété privés et exclusifs, mais un ensemble de droits partagés entre personnes et communautés pour une ou des ressources dont l’accès est ouvert. Les biens communs sont des ressources (océans, air, atmosphère, climat…) qui, comme les communs, sont d’un accès ouvert, mais qui s’en distinguent par le fait qu’il n’y a pas de gouvernance capable de garantir que les droits d’accès et d’usage sont respectés. Ainsi, il est interdit de dégazer en mer et de souiller les océans, mais il n’y a aucune gouvernance capable d’empêcher cela.
La COP21, par exemple, avait pour but d’établir des règles concernant le climat, pour ne pas dépasser à terme les 2 °C d’élévation de la température, valeur qui signifie l’entrée dans des catastrophes aux effets imprévisibles. Or la COP21 n’a pas réussi à faire adopter des règles contraignantes, et il n’y a donc toujours pas de gouvernance efficace pour le climat. C’est pourquoi le climat est un bien commun (une ressource en accès partagé), et non pas un commun (personne pour l’heure n’est capable de le gouverner).

Progressistes : Le « marché », c’està- dire les bourgeoisies, cherche à s’approprier les communs. Y a-t-il un aspect fondamental dans l’antagonisme entre le marché/le capi talisme et les communs ? 


Oui. Depuis la nuit des temps, les puissants cherchent à détruire les communs, à briser la dimension d’accès partagé et ouvert des ressources, là où elle existe, pour installer de la propriété privée et exclusive.
Ce fut le cas des enclosures au XVIIIe et au début du XIXe siècle en Angleterre : les terres et pâtures en communs – qui étaient à cette époque très nombreuses – ont été encloses par des clôtures physiques et privatisées. Cela se poursuit aujourd’hui dans le domaine immatériel. Ainsi, les nouvelles dispositions en matière de propriété intellectuelle permettent de déposer des brevets, et donc de privatiser des informations scientifiques, sur les gènes humains (ou des plantes médicinales qui traditionnellement faisaient partie des médecines populaires) comme sur les algorithmes qui servent de base aux logiciels.
Heureusement des communautés multiples (de scientifiques, d’usagers, de résidents, des associations à base professionnelle…) se sont dressées contre cela et ont travaillé à reconstituer du commun où à le protéger. Des communautés à l’origine du logiciel libre ont été pionnières dans ces luttes ; elles ont même inventé, ce qui est remarquable, un type de licence (la licence GPL-GNU) qui garantit juridiquement le caractère ouvert, partageable et modifiable du code source. Dans cette foulée, différents types de licence ont été créés, donnant naissance à un nouveau domaine public protégé. Il y a, en général, une lutte et une tension entre les commoners 1 et les tenants de la propriété privée.
Mais le commun ne signifie pas nécessairement gratuité et refus de toute transaction marchande. Les pêcheurs regroupés autour d’une ressource commune (un lac, le bord de mer…) constituent souvent des communs. Pourtant, ils vivent du poisson qu’ils pêchent en le vendant sur le marché ; de même, le sel de Guérande est produit à partir d’une communauté qui fait vivre un commun (la principale ressource partagée est ici le marais salant), et ce sel est vendu sur le marché. 

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Progressistes : Quelle place peuvent prendre les communs et leur développement dans la lutte menée contre l’ultralibéralisme ? 


La lutte pour préserver et étendre les communs, la défense des biens communs (l’eau, l’atmosphère, le climat…) sont en effet un pivot de la lutte contre le néolibéralisme. Le cœur du néolibéralisme, c’est de soutenir l’idée que seuls les marchés sont efficients, qu’il faut donc introduire du marché, y compris un marché des droits à polluer. Or pour que les marchés fonctionnent, ajoutent les néolibéraux, il faut que le monde soit rigoureusement et partout basé sur des droits de propriété privés pleins et exclusifs. Sans cela, les transactions ne peuvent avoir lieu en toute sécurité, et les marchés cessent d’être efficients. Cette vision du monde a conduit à des catastrophes multiples. La dernière en date est la crise de 2007-2008 – dans laquelle nous sommes toujours –, crise qui s’explique avant tout par le fait qu’on a complètement dérégulé les marchés financiers pour les mettre en accord avec l’idée que seuls les marchés sont efficients.
À la base des communs, il y a au contraire l’idée que, dans nombre de cas, seule la propriété partagée des biens entre les différentes communautés qui en ont l’usage et le bénéfice est le moyen à la fois d’assurer la bonne reproduction de la ressource, de la gérer démocratiquement et de résoudre les contradictions.
Il en est ainsi d’un cours d’eau qui irrigue des champs multiples : seule la concertation et l’échange permettent de préserver l’intérêt des différentes communautés qui en vivent. Dans d’autres cas, les communs impliquent l’accès ouvert et universel, comme pour les médicaments : si les brevets sur les médicaments ne donnaient droits qu’à des royalties raisonnables (3 à 4 % du coût de production) et que les molécules puissent être partagées et reproduites sans la restriction des brevets, des centaines de millions de malades actuellement sans traitement dans le monde en bénéficieraient.
Les communs, dans nombre de cas, sont la solution que nous espérons à nos problèmes. Ils sont au moins une partie importante des solutions que nous recherchons.

Progressistes : En quoi les communs se rapprochent-ils de l’économie sociale et solidaire (ESS)? 


Ils s’en rapprochent en ce que l’ESS, comme les communs, fonctionne à travers des structures juridiques (des formes sociétaires : mutuelle, Scop…) qui marginalisent les détenteurs du capital et ne lui associent pas le pouvoir de diriger ou celui de s’approprier la valeur créée. Dans la Scop, le principe est 1 homme =1 voix (et non 1 action = 1 voix). De même, les structures de décision sont délibératives, non soumises à la seule autorité du chef. Les communs et l’ESS partagent ces caractéristiques. La différence essentielle est que l’ESS repose sur du salariat, alors que les communs sont le plus souvent des associations de personnes et de travailleurs « indépendants », non salariés. C’est d’ailleurs un des problèmes à résoudre pour la promotion et l’avenir des communs. Comment assurer que la valeur créée par les commoners leur revienne et leur permette de se reproduire? Comment faire en sorte que les créateurs d’un logiciel libre puissent disposer de droits sociaux (chômage, sécurité sociale, retraite…) en récompense de leur contribution à la société ? Des changements juridiques sont nécessaires. Il faut aller vers des droits « rechargeables » d’une activité à l’autre, s’inspirer du statut des intermittents du spectacle, réfléchir à ce que pourrait être un personnel d’activité adapté aux commoners…
Plus généralement, je pense que les grandes institutions de l’ESS (mutuelles, banques, grandes Scop…) ont une responsabilité vis-à-vis des communs. Elles doivent jouer le rôle de « couveuses » pour favoriser leur essor.

Progressistes : Quel est le rôle des communs dans la construction d’une transition écologique ? 


Les communs ont un rôle essentiel à jouer. Ils sont un outil privilégié pour cela. En effet, l’intérêt même des commoners est de préserver la ressource dont ils vivent, car sinon la communauté même des commoners disparaît avec elle. Plus les ressources seront gérées « en communs», plus et mieux elles seront protégées.
Dans certains cas, pour les communs globaux (océan, climat…), cette gestion en commun est délicate à réaliser. Il faut additionner des règles, des traités internationaux, des agences locales ou régionales, etc., mais le rôle des communautés locales de commoners restera décisif. Imagine-t-on de lutter pour le climat sans des commoners qui, dans les villes, veillent à la lutte contre la pollution industrielle, sans des commoners à la campagne défendant pied à pied l’agri culture biologique et la lutte contre les pesticides, sans des commoners luttant contre les dégazages sauvages en mer ?
Les communs et les commoners sont une forme de revitalisation de l’action publique. Par leur expression décentralisée, des communautés prennent en charge le bien commun. Une révolution prend son essor, qui impacte et imprégnera toujours davantage nos modes de pensée et notre manière d’envi sager la transformation du monde. Nous sommes entrés dans une nouvelle longe marche! 

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