Les données les plus récentes des institutions internationales en charge de l’alimentation et/ou de la santé (OMS, FAO) montrent que 1 milliard d’hommes souffre de sous-alimentation pour l’apport calorique et protéique quotidien, et en réalité 2 milliards de plus pour les insuffisances qualitatives en micronutriments essentiels : oligoéléments et vitamines…
*François Ramade est professeur émérite d’écologie à la faculté des sciences d’Orsay, université de Paris-Sud XI.
LE PLAFONNEMENT DES RENDEMENTS: UN DÉFI COLOSSAL POUR L’HUMANITÉ

Bien que la production des principales cultures vivrières et de l’élevage ait augmenté, depuis les années 1990, la production alimentaire par tête plafonne, et a diminué même dans certains pays du tiers monde du fait de l’accroissement démographique persistant qui contrebalance les gains obtenus par l’expansion de cette agriculture industrielle, ou « conventionnelle ».
À terme, la situation des prochaines décennies sera pire que l’on ne pourrait l’imaginer. Les données démographiques montrent que la population mondiale va croître : elle passera de 7,238 milliards d’hommes en 2014 à 9,7 milliards en 2050, soit de près de 2,5 milliards d’individus. C’est un défi colossal, à la fois technique et sociologique, parce que cet accroissement concernera essentiellement des pays en voie de développement, où la persistance d’une forte natalité se traduit aujourd’hui encore par des temps de doublement de l’effectif de leur population inférieurs à trente-cinq ans : il faudrait d’ici à 2050 doubler la production des cultures et de l’élevage simplement pour maintenir leur situation alimentaire déjà déficiente, car c’est dans ces pays que les populations sont affectées par la sous-alimentation !
ACCROÎTRE LA PRODUCTION MONDIALE: LES LIMITES
Quelles mesures mettre en œuvre pour accroître la production alimentaire mondiale ? Cela implique une modernisation de l’agriculture là où elle se pratique encore selon des méthodes « traditionnelles ». L’étude critique des diverses solutions proposées par la FAO et autres Agences responsables du développement agricole montre que chacune présente au plan écologique de sérieuses limitations à terme plus ou moins proche.
UN MANQUE DE NOUVELLES TERRES RÉELLEMENT CULTIVABLES
La première proposition est de défricher de nouvelles terres cultivables. « Seulement » 15,72 millions de kilomètres carrés de terres sont cultivés, alors qu’à l’échelle globale les terres émergées dépourvues de glace occupent 131 millions de kilomètres carrés, soit environ 12 % de la surface des continents. La proposition repose sur des estimations irréalistes de la FAO, d’après lesquelles un gain de surfaces de terres actuellement inexploitées serait possible. En réalité, une analyse de ces surfaces disponibles montre qu’elles correspondent soit à des forêts tropicales, soit à des pâturages extensifs. Or ces types d’écosystèmes présentent une vulnérabilité climatique et/ou une fragilité des sols ainsi récupérés. En aucun cas ces terres ne devraient être défrichées, par suite des dégradations physico-chimiques que subiraient rapidement leurs sols après la défriche, et s’y ajouterait une aridification climatique induite par la disparition de leur couvert végétal naturel. D’ailleurs, divers experts ont récemment conclu que l’accroissement de la production alimentaire tient en une augmentation de rendements dans les terres en culture. À ce problème critique des terres agricoles disponibles s’ajoutent les effets de décisions socio-économiques calamiteuses, telles les politiques publiques de divers pays, pas seulement développés, favorisant la production de biocarburants. Ces choix détournent de la production alimentaire des surfaces considérables et croissantes de terres cultivées !
L’ACCÈS À L’EAU : UNE CRISE MONDIALE
Une limitation majeure à l’augmentation de la production agricole tient dans la disponibilité en eau pour l’irrigation. Là encore la situation est plus tendue qu’on ne l’imagine, car parmi les diverses ressources naturelles critiques l’eau vient au premier plan. En réalité, à la différence d’autres ressources indispensables aux hommes, la crise de l’eau sévit déjà dans bien des pays, même parmi les plus développés. Les besoins en eau de l’agriculture sont considérables : plus de 70 % de la consommation mondiale d’eau. Amplifiée par les changements climatiques actuels qui s’accompagnent d’une augmentation de l’aridité dans diverses régions du monde, la situation de l’agriculture est devenue calamiteuse au point que dans plus de cinquante pays – parmi ceux où la population continue à croître – il n’est plus possible de produire la nourriture de tout homme venant s’ajouter à la population déjà existante.
DESTRUCTION DES SOLS ET POLLUTIONS
À long terme, l’agriculture « conventionnelle » ne peut être durable par les effets négatifs qu’elle provoque sur les terres arables. La recherche inconditionnelle des rendements, et donc des profits maximaux, a conduit à une « rationalisation » se traduisant par une augmentation considérable de la surface des parcelles – certaines, même en France, pouvant atteindre 100 ha d’un seul tenant, s’accompagnant de la pratique d’une quasi-monoculture intensive par recours à des quantités croissantes d’intrants (engrais chimiques et pesticides). Dans le même temps, cette agriculture industrielle s’est accompagnée d’une réduction maximale des emplois associés, par un recours massif à d’énormes machines agricoles. Leur utilisation provoque à long terme un effet négatif sur la fertilité des sols et une dégradation de leur structure physique (tassement) et perturbe la circulation de l’eau dans les zones occupées par le système racinaire des végétaux.

Ce type d’agriculture, fondé aussi sur un usage massif des herbicides, présente un risque considérable d’érosion des sols. Ainsi, le taux d’érosion moyen des sols en culture de maïs, supérieur à 20 t/ha/an est comparable à celui observé aux ÉtatsUnis, dans l’Iowa… Rien d’étonnant puisque le type d’agriculture pratiquée est calqué sur le modèle mis en œuvre dans ce pays !
La fertilisation minérale systématique par engrais chimiques provoque à long terme une perte de la fertilité intrinsèque des terres cultivées. Les sols ne recevant que des fertilisants minéraux perdent leur teneur en matière organique, dont dépend la formation du complexe argile-humus, agent de leur fertilité. L’usage d’engrais phosphatés accumule dans les sols des quantités croissantes d’éléments toxiques (arsenic, cadmium, mercure, chrome, molybdène, etc.) dont le temps moyen de résidence se compte en milliers d’années. Il s’agit d’impuretés qui contaminent les superphosphates utilisés comme fertilisants, se concentrant insidieusement dans les sols au fil du temps, d’où un risque sanitaire pour les productions agricoles. Ultérieurement, par suite de leur phytotoxicité, ils contribuent à réduire la fertilité des terres cultivables contaminées.
Enfin, l’emploi systématique de pesticides a provoqué une pollution générale de l’espace rural… et de notre alimentation, car le type de culture « conventionnel » fondé sur le recours à un tout petit nombre de plantes cultivées sur de vastes parcelles provoque la prolifération des prédateurs et des maladies phytopathogènes. Ainsi, 280 substances chimiques pesticides sont autorisées dans l’Union européenne, dont une proportion importante est cancérogène. Certaines peuvent connaître un processus de bioamplification dans les chaînes alimentaires de l’homme et susciter des concentrations importantes dans l’alimentation humaine.
De nouvelles familles chimiques de pesticides, plus efficaces, ont été récemment commercialisées avec des effets collatéraux calamiteux. Pour mémoire, les insecticides néonicotinoïdes ont déclenché le déclin catastrophique non seulement des abeilles, mais également de la totalité des espèces d’insectes pollinisateurs de cultures, qui sont en très grande majorité des espèces sauvages. La disparition estimée des pollinisateurs des cultures causerait une perte annuelle à l’agriculture mondiale supérieure à 150 milliards de dollars par an.
VERS UNE AGRICULTURE DURABLE, CRÉATRICE DE NOUVELLES QUALIFICATIONS
Le maintien du modèle de l’agriculture « conventionnelle », largement dominant au niveau global, ne permettra pas de résoudre le problème de la faim dans le monde, en raison de ses limitations et effets pernicieux. Un changement radical des modalités actuelles de production tant végétale qu’animale s’impose.
Les agronomes ont proposé depuis quelque temps la solution d’une agriculture écologiquement intensive, fondée sur les modèles de fonctionnement des écosystèmes, qui permettrait d’obtenir des rendements analogues à ceux obtenus par l’agriculture « conventionnelle », avec les avantages de l’agriculture biologique – sans engrais chimiques ni pesticides, mais avec recours à des variétés naturellement résistantes aux maladies, et élevage en plein air fondé sur une alimentation du cheptel d’origine locale. En outre, cette agriculture se fonde sur une diminution de la taille des parcelles et un accroissement de la biodiversité de l’espace rural, en pratiquant des assolements comptant un plus grand nombre d’espèces cultivées simultanément. Ce type d’agriculture imposerait des bouleversements socio-économiques, car il implique l’existence d’exploitations plus nombreuses et de plus faible taille que celles de l’agriculture « conventionnelle », une plus grande attention et une expertise supérieure dans le suivi des cultures ou des animaux d’élevage, donc un personnel plus nombreux et plus qualifié que celui que comptent de nos jours les exploitations agricoles. Cela mettrait aussi un terme à la « désertification » des campagnes et créerait de nombreux emplois en des temps où ils font tant défaut… Toutefois, le développement rapide d’une telle agriculture et son extension à l’ensemble du monde, bien qu’il soit garant d’une durabilité de la production agricole, ne permettra en aucun cas, dans le long terme, d’assurer la sécurité alimentaire mondiale si l’effectif total de l’humanité ne se stabilise pas rapidement au cours du présent siècle.
À LIRE : François Ramade, Un monde sans famine ? Vers une agriculture durable, Dunod, coll. « Université-Sciences », 2014, 332 p
Une réflexion sur “DÉFIS ÉCOLOGIQUES ET SÉCURITÉ ALIMENTAIRE : L’URGENCE, par François Ramade*”