AGRICULTURES DE FIRME : L’OFFENSIVE, par Pierre Lenormand*

Les grandes firmes agricoles sont lancées dans la course au gigantisme. Face aux modèles socialement et écologiquement désastreux qu’elles développent, des paysans proposent parades et choix différents. 

*Pierre Lenormand est géographe ruraliste.

L’Assemblée générale des Nations unies a fait de 2014 l’année internationale de l’agriculture familiale. Les agricultures paysannes (ou familiales) « seules à même de répondre aux trois défis majeurs de l’alimentation, de l’emploi et de l’environnement» (Alternatives économiques, décembre 2014) auraient donc de beaux jours devant elles. Mais c’est oublier que cette proclamation n’est que la réplique à la naissance en 2012, au sommet du G8 à Camp David, de la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition, au sein de laquelle une dizaine d’États en appellent aux investissements des multinationales de l’agro-industrie (Cargill, Monsanto, Nestlé) : couronnement d’un quart de siècle marqué par la percée de très grandes exploitations agricoles associées aux transnationales agro-industrielles et aux investisseurs internationaux.
En consacrant deux numéros spéciaux à ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « agricultures de firme », la revue Études rurales, à laquelle cette contribution doit beaucoup, a ouvert la réflexion sur cette nouvelle composante lourde de l’agriculture mondiale. 

UNE OFFENSIVE PLANÉTAIRE MULTIFORME

Il y a d’abord les héritiers des plantations de l’époque coloniale, exportatrices de divers produits tropicaux (canne à sucre, hévéa, bananes, palmiers à huile) et qui perdurent aujourd’hui en s’ouvrant à de nouvelles spéculations (agrocarburants), comme les établissements Bolloré en Afrique noire.
En Afrique, en Indonésie et dans les États peu peuplés d’Asie, une nouvelle génération de grandes exploitations s’est développée sur la base du vaste mouvement d’accaparement des terres, où plusieurs dizaines de millions d’hectares ont été arrachés aux exploitations paysannes préexistantes, avec la complicité des gouvernements en place, par achats ou le plus souvent par baux à long terme : firmes privées et sociétés d’État rivalisent dans cette course aux terres fertiles. 

En Amérique du Nord, l’existence de grandes exploitations de culture et d’élevage est connue depuis longtemps. Dans l’Amérique du Sud tempérée, en Amazonie, d’immenses feedlots (« parcs d’engraissement ») destinés à l’élevage du bétail voisinent avec de très vastes exploitations pratiquant la monoculture motorisée du soja ou du maïs pour l’exportation. 

Sur notre continent, de très grandes exploitations sont aussi présentes ; trouvant leurs racines dans la dernière phase de l’industrialisation des agricultures socialistes, elles occupent une place parfois prépondérante en Europe orientale. Un exemple éclatant en est donné par l’Ukraine, où dix-sept exploitations agro-industrielles géantes, de plus de 100 000 ha, coexistent avec la myriade de petites exploitations de subsistance héritées des lopins de la période socialiste. Oligarques ukrainiens, russes et européens y sont à la tête de puissants agro-holdings, répartis en divers clusters de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’hectares.
Au sein même de l’Union européenne, les agrifirmes de plusieurs milliers d’hectares, économiquement dominantes en République tchèque et en Hongrie, sont aussi bien représentées dans l’est de l’Allemagne. 

En France, la campagne récente menée contre les vingt-neuf fermesusines, sans doute moins gigantesques que d’autres, atteste la percée des agrifirmes dans un pays jusque-là relativement protégé des formes les plus poussées de concentration agraire. 

QUATRE CARACTÈRES EN COMMUN

Une taille hors norme est sans doute leur premier critère distinctif, mais éminemment relatif car dépendant  des structures d’exploitation propres à un espace donné : on sait à quel point elles peuvent, à l’intérieur d’un même pays, être diverses, suivant les régions ou l’orientation technicoéconomique – maraîchage ou grande culture motorisée, par exemple – et a fortiori d’un pays à l’autre. Même en recourant aux conventions statistiques pour comparer les exploitations entre elles, le critère de taille apparaît nécessaire mais insuffisant pour définir l’agriculture de firme. C’est du côté de la forme de production, c’est-à-dire « la manière dont s’articulent les facteurs de production (la terre, le capital, le travail) » qu’il faut chercher ce qui distingue les agricultures de firme des exploitations familiales, «caractérisées par le lien organique entre l’unité de production et la famille exploitante, par opposition à l’agriculture entrepreneuriale dont le capital appartient à des acteurs déconnectés de l’activité productive». 

Divers acteurs s’emploient à diffuser des pratiques d’agriculture responsable, de non-labour ou encore de semis direct sous couvert
Divers acteurs s’emploient à diffuser des pratiques d’agriculture responsable, de non-labour ou encore de semis direct sous couvert

La présence dominante de capitaux non familiaux est le deuxième critère déterminant des agricultures de firme : capitaux issus de l’industrie ou du commerce agroalimentaire, voire du BTP ; plus largement, investisseurs privés ou institutionnels, fonds de pension ou d’investissement, fonds souverains. Se développant à la faveur des hausses de prix et des spéculations consécutives aux crises périodiques de pénurie, de tels investissements sont très volatils, et soumis au jeu des désengagements, des rachats, des fusions qui marquent déjà, par exemple, la jeune histoire d’AgroGeneration, l’agroholding ukrainien créé par Charles Beigbeder. 

Le troisième critère, tout aussi décisif, est celui d’un apport en travail à dominante non familialed’emplois salariés, qui peuvent être très qualifiés comme très dévalorisés mais soumis les uns et les autres à la recherche systématique, qui est au cœur de la logique productiviste, de la productivité maximale du travail tendant, entre océans de soja sans hommes et exploitations hors sol robotisées, à la réduction sans fin de l’emploi agricole. 

Sous des statuts et des formes juridiques variées, y compris associatives, ces très grandes exploitations ont en commun un dernier caractère, leur intégration – plus ou moins complète et de manière diversifiée, il est vrai – avec les industries d’amont et/ou d’aval dans de grands ensembles dont l’activité agricole, simple département parmi d’autres, dépend de choix qui lui sont largement extérieurs, à l’opposé de la revendication d’autonomie des exploitations paysannes. 

Soumises enfin à une gestion de type managérial, les agrifirmes pourraient tout aussi bien se définir comme capitalistes, mais d’un type nouveau, intégrant production primaire, industrie, commerce, crédit, conseil, assurance : forme de production inédite, cette nouvelle génération serait en passe de s’imposer et de marquer de son empreinte le devenir des agricultures mondiales. 

UNE NOUVELLE POUSSÉE DE CONCENTRATION AGRAIRE

Le développement de cette strate de très grandes exploitations offre de nouveaux arguments aux tenants d’une agriculture où les formes précapitalistes de production auraient, enfin, laissé la place à la grande entreprise. En éliminant de très nombreuses exploitations, la poussée des agricultures de firme a ouvert une nouvelle phase aiguë de concentration directe et indirecte, par absorption, marginalisation hors du marché et, finalement, expulsion des plus fragiles. Elle aiguise l’esprit de compétition, qui imprègne déjà nombre d’exploitations paysannes. L’adhésion de ces puissantes agrifirmes aux règles d’un marché totalement dérégulé renforce la concurrence des producteurs et des territoires entre eux, et conforte un système des « prix mondiaux » – où prix de braderie voisinent avec prix d’aubaine – qui éloigne toute perspective de voir satisfaite la revendication de prix à la production stables et rémunérateurs, vitale pour les exploitations familiales.
Accordant la préférence aux exportations, elles entrent en contradiction avec le principe de souveraineté alimentaire qui permettrait aux peuples de se nourrir eux-mêmes, comme le préconisent notamment les organisations membres de Via Campesina. Le développement des agrifirmes se fait toutefois sous le feu d’un faisceau de critiques, de plus en plus partagées dans la société, voire dans la profession agricole. C’est pour y répondre que Mars, Danone et quelques autres ont lancé en France, au printemps 2015, un fonds commun d’investissement en soutien aux agricultures familiales africaines, ainsi assujetties à leurs généreux sponsors. 

UN NOUVEAU FRONT CONTRE DES ALTERNATIVES DURABLES ?

Les critiques portent aussi sur le volet technique du productivisme. Recherchant des rendements physiques toujours croissants, poussant toujours plus avant les spécialisations et les simplifications culturales, les agricultures de firme – et les autres exploitants qu’elles inspirent – en perpétuent les principaux traits : une organisation verticale de la production par filière, commercialement justifiée mais agronomiquement désastreuse, tournant le dos à l’approche horizontale que développent les agriculteurs les plus novateurs (rotations longues et diversifiées, association étroite entre culture et élevage). 

Divers contre-modèles techniques pourtant sont apparus, s’inspirant du principe général de l’intensification écologique (agriculture durable, agriculture biologique, agroécologie), autant d’options auxquelles les agrifirmes et autres exploitants productivistes se refusent communément à envisager. Il leur faut par conséquent, au-delà du déni, trouver des parades, ou des alternatives, dont trois exemples, français, sont décrits ci-dessous. 

DES DÉMARCHES ALTERNATIVES? 

Une première démarche consiste, sous l’étiquette agriculture écologiquement intensive, à réduire le contenu d’une approche globale touchant tous les compartiments de l’acte productif à un nombre restreint de bonnes pratiques agricoles, utiles mais isolées de l’ensemble. C’est, par exemple, ce que la firme coopérative Terrena propose à ses adhérents, qui croient pouvoir ainsi s’affirmer vertueux tout en conservant l’essentiel d’une approche productiviste. 

Une deuxième démarche consiste à reconnaître la réalité des problèmes et à leur appliquer des réponses innovantes : confrontée aux excédents d’effluents d’élevage, la ferme des 1 000 vaches a mis en place un gros programme de méthanisation, aux conséquences discutables : effets encore mal évalués de la réduction des retours organiques au sol, pression accrue sur le prix du lait, légitimation de la fuite en avant dans la taille des élevages. 

Une troisième démarche consiste à allumer des contre-feux, parfois très élaborés, répondant à certaines critiques mais en ignorant d’autres. La diffusion du non-labour et semis direct sous couvert en grande culture motorisée qu’analysent, en termes très mesurés, Ève Fouilleux et Frédéric Goulet (2012) est un cas d’école. Cette incontestable bonne pratique, a priori respectueuse des sols, s’est diffusée à partir des États-Unis parmi les agrifirmes brésiliennes ou argentines spécialisées dans la monoculture du soja ou du maïs : outils de travail du sol et de semis adaptés, semences transgéniques Roundup Ready, épandage généralisé de glyphosate. Un label environnemental « Soja responsable » lui a même été attribué. Sous des appellations variées (techniques culturales simplifiées, agriculture de conservation), ce nouveau modèle, présenté comme vertueux, est promu en France par diverses associations d’agriculteurs, dont le réseau BASE (Biodiversité, Agriculture, Sols, Environnement). Notre pays, il est vrai, rejette pour l’instant la généralisation des semences génétiquement modifiées. L’Institut de l’agriculture durable, cofondé par Luc Guyau, s’emploie à préparer les esprits et les agriculteurs – de firme ou familiaux – à l’étape suivante. Après avoir enterré la directive « sols », pas à pas et pays par pays, l’Union européenne y travaille. 

GAGNER LA BATAILLE DES IDÉES 

L’argument suprême de cette nouvelle figure du capitalisme mondialisé serait son aptitude à nourrir le monde, encore faudrait-il que la demande soit solvable. Et ce serait aussi, on croit l’avoir montré, au détriment de l’emploi et de l’environnement. Au productivisme décomplexé, il nous faut donc résolument opposer des systèmes de production tendant à la satisfaction des besoins humains, en respectant la terre et le travailleur, par la valorisation de toutes les ressources des agro-éco-systèmes. Cette intervention, éminemment politique, passe par la participation aux luttes, nombreuses et variées : Journée antiMonsanto, défense des terres agricoles et des élevages à taille humaine, soutien aux exploitations qui refusent les logiques d’agrandissement. Avec l’objectif de gagner aussi, avant qu’il ne soit trop tard, la bataille des idées. 

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