LES CONTRAINTES DU SYSTÈME ÉLECTRIQUE, FRANCOIS POIZAT*

Comprendre la nature de l’électricité et les contraintes qu’elle impose au réseau de distribution est indispensable. Sans cela, impossible de comprendre les liens entre énergies renouvelables et mix électrique.

*François Poizat, diplômé de Supélec et du Génie atomique, à fait toute sa carrière à l’ex direction de l’équipement à EDF.


Un ami me disait croire que derrière une prise de courant se trouvaient des électrons prompts à nourrir son aspirateur ou son téléviseur. Son père était ingénieur EDF, c’est dire combien l’électricité est méconnue… car mystérieuse. La démythifier sans avoir à résoudre les équations de Maxwell est l’un des buts de cet article.

SYSTÈME OU RÉSEAU ?

Le dessin ci-dessous schématise un réseau bouclé, tel que celui que nous avons en France (malgré deux antennes en Bretagne et PACA). Ailleurs, de grands pays, Chine, et même États-Unis, en sont partiellement dépourvus. n65-retaillen66-retaillePar ailleurs, notre réseau métropolitain, sous très haute tension (jusqu’à 400 kV), est maillé, et aussi relié à ceux de nos voisins par des inter- connexions, mais chacune de nos « zones non interconnectées » (sous- entendu « au réseau métropolitain ») des DOM-TOM et des îles bretonnes doit se contenter d’un réseau isolé, forcément moins robuste, et donc vulnérable en cas d’incidents.

Il faut bien considérer aussi que le système électrique français ne se réduit pas à son réseau 400 kV ; il inclut toutes les sources de production (générateurs), centralisées ou disséminées, et tous les points de consommation (récepteurs), grands et petits. On conçoit bien qu’un réseau de tuyaux, fût-il bien connecté, ne suffit pas : il faut l’alimenter !

MYSTÉRIEUSE ÉLECTRICITÉ : NON STOCKABLE, NON COMPRESSIBLE, VÉLOCE…

Mais générateurs et récepteurs de quoi, au juste ?

On n’achète pas de l’électricité au kilo, ou au baril, non ! Ce n’est pas une matière, comme du minerai, ou un liquide, comme le pétrole, et l’électron ne vaut pas par sa masse mais par son agitation. L’électricité est donc un « service » insaisissable (quand on y touche, c’est nous qui sommes « saisis » !) et peu descriptible : analogie possible à une fièvre dont on mesurerait le degré par la notion de « fréquence » ?

La fréquence, exprimée en hertz, est un indicateur à tout instant de l’équilibre entre la production et la consommation d’électricité : s’il y a plus de demande que d’offre, la fréquence baisse ; a contrario, si l’offre est supérieure à la demande, la fréquence augmente.n67-retaille

De même qu’il n’est pas bon pour le corps humain de s’éloigner de la température de 37 °C, de même l’objectif, en Europe occidentale, est de se tenir à 50 Hz avec une tolérance de ± 0,5 Hz. En dehors de cette fourchette, certaines utilisations sont compromises et le réseau court le risque de s’effondrer comme un château de cartes, de nombreux alternateurs pouvant ne pas tenir le choc, comme ce fut le cas en Italie (« nuit noire » italienne du 28 septembre 2003). La France a connu ce genre de désagrément, dit « black-out », le 4 novembre 2006, à la suite d’une succession d’incidents en Allemagne. N’ayant aucune consistance matérielle, l’électricité en tant que telle n’est pas stockable comme l’eau dans une retenue. Qui pis est, elle n’est pas compressible, en ce sens qu’on pourrait espérer pouvoir un peu « tirer dessus », comme sur un réservoir de gaz, nos gazinières s’accommodant d’une pression un peu plus faible… Et, pour couronner le tout, la propagation de l’onde électrique, quasi instantanée, exporte un incident du sud au nord de la France en quelques secondes.

OBJECTIF : PRODUCTION = CONSOMMATION

Le but des gestionnaires du système est donc de garantir une production égale à la consommation appelée par les clients, professionnels et particuliers. Cet équilibre est requis à tout instant et souhaitable en toute région (Bretagne, notamment), ne serait-ce que pour éviter de trop grandes pertes en ligne (échauffement par effet Joule, notamment).

Encore faut-il maîtriser les fluctuations, qui ne manquent pas.
Les aléas de consommation sont essentiellement dus à des facteurs socio-économiques : les jours fériés (week-ends surtout) voient la mise au repos de l’outil productif (sous réserve des services vitaux) ; les grands rendez-vous médiatiques sollicitent les téléviseurs, le retour au domicile et la relance de nos cuisinières, radiateurs et gadgets sont perceptibles (pics bien visibles sur le graphe de production hebdomadaire, page ci-contre).

Le facteur climatique est déterminant, accroissant les besoins de chauffage en hiver, qu’il soit assuré par des convecteurs d’appoint ou non, et de climatisation en été, notamment aux États-Unis.

Au titre des aléas de production, on pense évidemment aux pannes, incidents techniques, opérations de maintenance, tant dans les centrales que sur les réseaux (seul celui sous très haute tension est à équilibrer). Dans le registre de l’offre, la météorologie prend de l’importance : si une usine hydraulique ne peut turbiner lorsque le gel saisit les torrents, l’intermittence du vent, fluctuant et peu prévisible, et des nuages devient préoccupante.

DE QUELLES PARADES DISPOSE-T-ON ?

En cas de montée des besoins d’électricité, le « dispatcheur » fait appel aux différents moyens de production, en fonction de leur disponibilité, bien sûr (difficile de compter sur des barrages vides, en fin d’hiver…), et de leur prix. Classiquement, le merit order met en branle successivement les moyens « de base » (en France, le nucléaire), puis de « semi- base » (le thermique dit « classique », plus cher car le combustible fossile – fuel, charbon ou gaz – n’est pas gratuit), pour finir par le plus précieux, l’hydraulique de retenues alpines ou autres pour faire face aux pointes de consommation.

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La production électrique doit suivre la consommation à chaque instant.

On notera que les énergies renouvelables, bénéficiant d’un achat obligatoire par EDF et d’une priorité d’accès au réseau, sont de la production « fatale » (en ce sens qu’elles ne dépendent que du soleil et du vent, et non de notre bon vouloir). Jusqu’à il y peu, l’enjeu et la crainte des gestionnaires de réseau tenaient à la possibilité physique de fournir assez de mégawatts (grandes centrales ou petites installations disséminées) pour répondre à la demande des clients : le passage de la pointe (102 000 MW en février 2012, mais il faisait — 20 °C) a sûrement été le cauchemar de certains responsables de RTE, cauchemar accru par l’angoisse d’un éventuel anticyclone froid – sans vent – stagnant sur l’Europe occidentale.

La problématique inverse n’est pas moins préoccupante, car le caractère fatal de l’éolien et du solaire et leur répartition assez homogène (pour l’éolien du moins) sur l’Ouest européen font que, par temps beau et venté, les électrons « verts » peuvent inonder le continent : d’abord la Pologne et la République tchèque, puis les voisins occidentaux de l’Allemagne, France incluse, ont subi cet afflux d’électrons excédentaires, surtout durant les week-ends d’été de faible consommation. Du coup, des centrales, notamment celles à gaz – au coût marginal excessif – se retrouvent dans l’impossibilité de placer leur production sur le marché EPEX (European Power Exchange), lequel en vient à afficher des prix négatifs : cet OFNI (objet financier non identifié) a pour conséquence de dissuader les investisseurs de garder en état de fonctionnement leurs installations de semi-base (parfois flambant neuf, comme le cycle combiné au gaz d’Irsching) car leur business plan est compromis par la totale imprévisibilité des cours. Jusqu’aux Suisses qui abandonnent leurs projets de STEP (station de transfert d’énergie par pompage), outil de prédilection consistant à acheter aux Français l’électricité nocturne, pas chère, pour permettre la remontée du niveau d’eau dans leurs barrages avant de la turbiner de jour pour vendre, cher, aux Italiens ! Pis, de grands électriciens, comme l’allemand E.On, en viennent à scinder leurs portefeuilles : d’un côté les énergies renouvelables, rentables car à tarif d’achat garanti par les États, de l’autre les « vieilles » centrales classiques remisées dans une structure de défaisance.

Cette dérive du grand marché libéralisé depuis 1997 (2000, en France) inquiète les responsables des réseaux européens car on risque, en cas de grands froids, de manquer des indispensables moyens de semi-base pour passer une sévère pointe de consommation. Alors, plusieurs solutions (ou espoirs de…) sont dans les cartons pour éviter les délestages, c’est- à-dire la cessation brutale de distribution à une partie des clients. D’abord les « effacements » : il ne s’agit pas là d’une nouveauté, EDF ayant depuis longtemps travaillé en ce sens avec les contrats HP/HC (heures pleines/heures creuses) pour inciter les abonnés à décaler leur consommation vers des périodes de moindre tension et meilleur marché, par exemple de leur chauffe- eau ; ou encore avec les contrats EJP (effacement jours de pointe). Le gestionnaire de réseau RTE explore la même idée avec ses plans Écowatt en Bretagne et PACA, le petit consommateur étant incité à réduire sa consommation pendant quelques heures. La nouveauté tient au fait que des entrepreneurs avisés (Voltalis, notamment) veulent fédérer – moyennant rémunération, bien sûr – des clients disposés à saisir cette opportunité, appelée « effacement diffus ». Autre idée, le « marché de capacités » reposerait sur l’assurance que tel ou tel opérateur garantirait, sous peine de sanctions, la possibilité de mettre sur le réseau quelques dizaines ou centaines de mégawatts, moyennant finance. Pour l’heure, ce n’est que du papier…

Certains, nombreux, se (nous) bercent d’illusion en faisant miroiter le renforcement des interconnections, voire en vantant lessmart grids qui, à écouter un Jeremy Rifkin, permettront l’essor de la « troisième révolution industrielle » par la mise en com- mun des énergies réparties dans nos bâtiments basse consommation (BBC). Ils oublient qu’un réseau ne peut distribuer de l’eau que si une pompe, au moins, l’alimente.

Il n’y a donc là aucun espoir tant que ne sera pas résolue la question du stockage des excédents d’électricité : nouvelles STEP (en dépit de Civens et Roybon ?), batteries (malgré leurs coût, poids…), conversions en matières facilement utilisables (H2,coal-to-gas…). Ce n’est pas pour demain, hélas.

CONCLUSION

Contrairement à ce que pensent certains idéologues, les lois de Kirchhoff régissant les courants électriques ne seront pas abolies par un amendement parlementaire. Si personne, en et hors de France, n’investit dans des installations de production « dispatchables », c’est-à-dire pilotables ad libitum, les problèmes posés aux réseaux iront s’aggravant.

La seule chose qui perdurera sera l’ardoise de l’éolien et du solaire : si on en ignore l’impact collatéral (renforcement de réseaux, complexification de la gestion…), le citoyen commence à en mesurer le coût direct, sous le tapis de la CSPE : les 3,5 milliards d’euros (hors TVA) prévus pour 2015, répartis sur 359 MkWh se traduiront par une taxe d’1,2 ct€ par kilowattheure consommé, soit, pour une consommation moyenne de 5 000 kWh, une dépense de 60 €par an et par foyer. Et ce n’est pas fini, une taxe similaire, mais 5 fois plus élevée, existant en Allemagne.

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