LA QUÊTE DE L’AUTONOMIE ÉNERGÉTIQUE, AMAR BELLAL*

Régulièrement, on entend parler de tel ou tel écoquartier qui serait autonome en énergie, et même des villes et des régions entières qui le seraient. Il faut préciser ce dont il s’agit pour ne pas tomber dans des confusions lourdes d’arrière-pensées idéologiques. 

*Amar Bellal est professeur agrégé dans le secteur du bâtiment et rédacteur en chef de Progressistes.

AUTONOME DANS SON QUARTIER ?

n76-800px-Écoquartier_vauban_freibourg1
Lotissement solaire, écoquartier Vauban à Freibourg (Allemagne). Une mise en cohérence de nombreuses techniques réunies dans un même quartier, mais qui ne doit pas conduire à des conclusions hasardeuses : on est en effet encore très loin de l’autosuffisance et de l’autonomie énergétiques.

L’idée d’autonomie énergétique est issue de la mise en avant des performances énergétiques des premiers écoquartiers (sis à Freibourg et à Copenhague) : ainsi, la qualité de l’isolation thermique des bâtiments serait telle que la chaleur d’une simple ampoule lumineuse permettrait de chauffer une pièce, même par grand froid. C’est vrai (mais avec une ampoule à incandescence !) : ce sont des performances tout à fait actuelles et qu’il faudrait s’efforcer de reproduire à grande échelle – les fameux bâtiments basse consommation (BBC) vont dans ce sens. Concernant la production d’eau chaude ? On nous répond qu’il y a des chauffe-eau solaires sur le toit. Pour ce qui est de l’électricité nécessaire aux usages électroménagers, informatiques et autres, il y a les panneaux solaires photovoltaïques, et une petite unité de biogaz collective. L’eau ? On a un récupérateur de pluie (une remarque au passage : l’eau de pluie n’est pas utilisable telle quelle ; il faut la traiter).
Il semble bien qu’il y ait là vraiment une autonomie énergétique. Qu’en est-il vraiment ? Regardons-y de plus près.

Dans le bilan énergétique ne sont pas comptabilisées les dépenses liées à la fabrication de ces équipements. On pourrait penser que c’est hors bilan puisque les usines qui les produisent se situent hors du périmètre de notre écoquartier. Pourtant, cette énergie grise est considérable, surtout lorsqu’on y inclut des produits de haute technologie à haute valeur ajoutée (comme les panneaux photovoltaïques).

Quand un de ses occupants se rend à son travail en voiture, prend le train ou le tramway ou, dans le cadre de ses loisirs, passe une semaine à New York, en vacances, ce n’est pas comptabilisé dans le bilan. Évidemment, il fait son voyage hors du périmètre de la bulle écoquartier, on peut encore penser que ça ne compte pas non plus.

On ne comptabilise pas l’énergie contenue dans la nourriture et autres biens de consommation. Prenons juste l’exemple de l’eau, élément vital qu’on peut difficilement accuser de participer à la société de consommation : elle nécessite beaucoup d’énergie pour être purifiée, transportée, puis retraitée dans une station d’épuration (avec des produits chimiques dont la production demande aussi de l’énergie).

Bien sûr, on peut prendre en compte, pour l’eau, l’existence d’un récupérateur de pluie et, pour la nourriture, l’existence du petit potager (qu’il faut avoir le temps d’entretenir aussi : le temps est aussi une ressource). Cela peut aider, mais si on considère les rendements, les besoins en eau, la compatibilité avec la densité, on a beau faire tourner la calculette, on n’arrive pas à « boucler » le problème de la recherche d’autonomie. À moins d’avoir un quartier de très grande étendue avec une faible densité d’habitations… mais alors il ne s’agirait plus d’un quartier.

Plus : au-delà de l’autonomie en énergie, si on prend maintenant un indicateur plus général, qui comptabilise toutes les ressources consommées, l’empreinte écologique par exemple, encore plus de questions se posent ; il faudrait, entre autres, rajouter les surfaces liées aux exploitations minières, agricoles, les océans nécessaires.

LES CONFUSIONS

Ce qui explique qu’on arrive à se tromper, c’est qu’en matière d’énergie peu de gens ont le sens des échelles et font la différence entre 1, 10 et 100 (et c’est compréhensible, tout le monde n’est pas familier avec le sujet). La simple perception d’un panneau solaire sur un toit, la publicité aidant, le temps d’un reportage de deux minutes au journal de 20 heures, peut conduire à penser que l’autonomie est possible. Ce faisant, on néglige toutes les interactions sociales liées à une division du travail tellement poussée à l’échelle planétaire qu’on ne les perçoit même plus. C’est ce qui rend pour le moins problématique d’essayer de fixer une frontière territoriale à l’intérieur de laquelle on aboutirait vraiment à une autonomie. En fait, on se rend compte qu’on a désespérément besoin de ses voisins. L’idéologie dominante, individualiste, a beau essayer de les cacher, les nier, les mépriser, rien n’y fait, on a besoin d’eux, on est lié au reste de la société, au reste du pays et même à l’appareil productif mondial : cachez-moi cette usine polluante qui consomme de l’énergie que je ne saurais voir ! On s’aperçoit ainsi que cette quête de la bulle autonome est problématique, pour ne pas dire vaine, la société est incontournable, l’humain est d’abord et avant tout un être social. Pour les valeurs communistes que nous partageons, c’est plutôt une bonne nouvelle.

LES ÉCOQUARTIERS, VERS UNE PRATIQUE GÉNÉRALISÉE

n75-solar-power-283775_1920
Un exemple de “small is beautiful” qui ici fonctionne : les chauffe-eau solaires, solution écologique et élégante avec un rendement énergétique très appréciable. Cependant, le plus souvent, les équipements de grandes tailles restent largement plus écologiques par les économies d’échelles qu’elles permettent.

Pourtant, il y a là une idée très intéressante si on la sort de l’idéologie, si on en fait le point de départ d’une vraie préoccupation d’économie des ressources et de réduction des atteintes à l’environnement, d’une pratique nouvelle intégrée dès la conception des bâtiments, dès les études d’urbanisme (ce qui est aujourd’hui presque toujours le cas). Mais ces réelles avancées ne doivent pas nous conduire à verser dans le discours individualiste du type : « On peut se passer des autres, on peut vivre dans une bulle, dans le mirage de l’autonomie de notre quartier, dans l’entre-soi », en somme la version dite autonome des tristes quartiers résidentiels, hautement sécurisés, entourés de quartiers pauvres qu’on rencontre aux États-Unis et en Amérique du Sud.

En résumé : oui aux innovations techniques, y compris aux innovations sur le plan de l’organisation sociale ; non aux mirages et aux conclusions rapides conduisant à une nouvelle forme d’entre-soi.

Revenons aux écoquartiers de Freibourg : ils sont indéniablement de vrais laboratoires d’idées dont, depuis vingt ans, l’Europe entière s’inspire. Plus que de réelles innovations, c’est surtout la mise en cohérence d’une multitude de techniques déjà éprouvées et réunies sur un même espace qui a constitué vraiment la nouveauté. Il n’en reste pas moins qu’il est faux d’affirmer que ces quartiers sont autonomes en énergie : ils sont reliés au reste du monde, ne serait-ce que par le réseau électrique national allemand. Ils dépendent également de tous les équipements au niveau national, et même au niveau mondial, y compris les aéroports internationaux ! Aéroports qui accueillent des avions, qui transportent entre autres des médecins, lesquels se rendent à des colloques pour se former et qui, de retour en Allemagne, seront amenés à exercer leur métier avec plus d’efficacité. Or la dépense énergétique qui est à l’arrière-plan est-elle comptabilisée dans le bilan des écoquartiers lors de la visite d’un de ces médecins pour soigner la bronchite d’un des enfants de ses occupants ? Non. Cet exemple est très ponctuel, il y en a des milliers d’autres possibles qui donnent la mesure de la complexité du problème et montrent qu’on est toujours très loin de l’autonomie. Au fond, s’il y avait vraiment besoin de conceptualiser jusqu’au bout ce qui ressemblerait à un espace autonome, alors le vrai écoquartier à construire est à dimension mondiale, un écoquartier géant qui compterait aujourd’hui 7 milliards de personnes et qui se stabiliserait demain à 10 milliards.

« SMALL IS BEAUTIFUL » ?

Cette question donne la réplique au très répandu “small is beautiful” (« ce qui est petit est beau ») : les équipements de petite taille, à échelle réduite, seraient moins polluants que les gros équipements. Rien n’est moins sûr : rappelons que, contrairement aux apparences, la vraie efficacité se réalise souvent dans la mutualisation d’équipements collectifs de grandes dimensions, qui se révèlent au final, au regard des services rendus à un grand nombre de foyers, plus économes, plus efficaces sur tous les plans qu’une multiplication de petites solutions. On peut en effet y concentrer les meilleures technologies qui soient, les plus propres aussi, et on peut très facilement les entretenir, les contrôler, les rénover, contrairement à une multitude (des dizaines de milliers parfois) d’équipements disséminés dans les habitations ou les quartiers. L’inverse est vrai aussi, il arrive ainsi réellement que “small is beautiful”, pensons aux chauffe-eau solaires qui pourraient équiper des millions d’habitations et éviteraient autant de dépenses énergétiques.

LA CIBLE RÉELLE : LES SERVICES PUBLICS

On pourrait refaire cette analyse à propos de l’écoville autonome (Freibourg) et de l’écorégion autonome (Poitou-Charentes). Ici, le discours politique sous-jacent n’est pas innocent, il consiste à faire passer l’idée que les services publics nationaux n’ont plus de pertinence, et ainsi préparer la régionalisation voulue par l’Europe de Bruxelles pour affaiblir les États. Le morcellement et la privatisation des services publics sont du même coup justifiés.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.