Imaginée à la suite de désastres écologiques et sociaux, de malversations et corruptions qui ont terni son image, cette notion peut-elle restaurer la confiance dans les finalités de l’entreprise ou de la firme multinationale? Quelle effectivité ?
*ANNE RIVIÈRE est syndicaliste, elle étudie les questions liées à l’organisation du travail.
L’activité de la firme interfère au-delà de ses murs et engage sa responsabilité économique, environnementale et « sociale »; à ce terme, qui se réfère, en anglais, tantôt à l’intérieurde l’entreprise, tantôt à l’extérieur, on préfère, en français, le terme « sociétal ». Cette ambiguïté a permis au CNPF, ancêtre du MEDEF, de dévoyer cette notion vers le dogme de l’« entreprise citoyenne », vertu à déployer de façon volontariste, en externe, à l’heure de la mondialisation.
DES SOURCES NORMATIVES PRIORITAIRES SOUVENT ESCAMOTÉES
Or la résolution des questions sociales à l’intérieur de l’entreprise est bien l’un des objectifs de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Une de ses premières sources fondatrices en est le respect des conventions internationales de l’OIT traitant des droits fondamentaux au travail : interdiction du travail des enfants, égalité homme-femme, conditions de travail décentes, respect des droits syndicaux. Pour la plupart des pays, et même en France, il s’agit d’avancées sociales importantes. Au milieu des années 1990, certaines fédérations syndicales internationales (services et métallurgie) s’emparent de la notion pour signer des accords RSE ou de développement durable avec des multinationales : près de 230 accords RSE internationaux concernent plus de 10 millions de salariés à travers le monde, et, pour la France, de grands groupes comme Accord, Carrefour, Danone, EDF, France Télécom, GDF Suez, Le Club Méditerranée ou Total se distinguent au sein du palmarès RSE du CAC 40. Le Pacte mondial de l’ONU et les « lignes directrices » de l’OCDE sur le gouvernement d’entreprise élisent, en 2004, clairement le respect des droits sociaux dans l’entreprise en principe directeur de la RSE. La norme internationale ISO 26000 (lignes directrices – et non normes – pour la responsabilité sociétale des organisations et entreprises) publiée en 2010, en fait un critère obligatoire.
LA RSE : UN OUTIL POUR ÉLARGIR LES FINALITÉS DE L’ENTREPRISE ?
Le respect des droits sociaux, issus de la loi ou des conventions collectives, est avant tout l’affaire des syndicats. Or, même en France où la législation est très forte, les conditions de travail, l’égalité homme-femme ou encore le respect des droits syndicaux sont loin d’être des évidences dans les entreprises. La recherche de la rentabilité maximale du capital a généré un management autoritaire basé quasi exclusivement sur des objectifs financiers. Ce management par objectifs impose aux cadres de rechercher des réductions des coûts de production au détriment du respect des législations. En Europe, les syndicats de cadres ont entamé une réflexion sur les incidences contradictoires de la RSE sur le management interne des entreprises. L’UGICT-CGT et la CFDT Cadres en France, Eurocadres (associé à la Confédération européenne des syndicats, CES) se rejoignent globalement sur un point: si un accord de RSE impose le respect de certaines normes sociales et environnementales, le management de l’entreprise doit les intégrer dans son activité quotidienne. Ce respect des normes a un coût, à gérer au quotidien, sauf à rester lettre morte. Les objectifs d’un cadre ne peuvent plus avoir comme seule finalité le profit des actionnaires, mais doivent intégrer la question de la politique des achats (fournisseurs et soustraitants) dans le chiffre d’affaires, ou encore les questions d’externalisation de l’emploi, sujet majeur pour les salariés supportant les risques pris par les directions d’entreprises. Jeter les bases d’un management alternatif ne se réduit pas à l’excellence des reportings annuels (ensembles de données) extra-financiers, mais bien à parvenir à de vrais suivis de terrain et à un véritable dialogue social. L’accord RSE doit intégrer les questions sociales internes à l’entreprise, sans dissocier le respect des droits de l’homme dans et hors ses murs, sauf à alimenter le déficit de crédibilité auprès des travailleurs-citoyensconsommateurs. Ainsi, la vente de vedettes Mistral par la France à la Russie a été jugée indécente à cause de la situation en Ukraine, sans que personne se préoccupe de la manière dont ces vedettes ont été produites. Or les chantiers de Saint-Nazaire ont été condamnés plusieurs fois pour non-respect de la législation française à propos des salariés étrangers sous-traitants employés sur les chantiers. Cette question est donc loin d’être neutre.
LA PROMOTION FORTE DE LA RSE PAR L’UNION EUROPÉENNE

En 1995, un groupe de sociétés, menées par Jacques Delors, lance le Manifeste des entreprises contre l’exclusion sociale. Lors du sommet européen de Lisbonne, en mars 2000, les chefs d’État en appellent au sens des responsabilités des entreprises pour les mobiliser vers le nouveau but stratégique. En juillet 2001, la Commission publie un Livre vert abordant les restructurations d’entreprises dans une optique socialement responsable, la promotion d’un bon équilibre entre vie professionnelle et personnelle, ainsi que les codes de conduite et droits sociaux au sein de l’entreprise. En juillet 2002, la Commission préconise un nouveau rôle social et environnemental des entreprises et instaure un forum européen d’échange sur les meilleures pratiques, avec mise en place de codes de conduite et travail de consensus sur les méthodes d’évaluation objective et les outils de validation, les labels sociaux. La démarche reste volontariste: peu d’entreprises suivent. Michel Barnier relance le dossier par un grand forum multi-« parties prenantes » en 2009-2010, avec tous les interlocuteurs reconnus par la Commission, y compris les lobbies très puissants à Bruxelles. Le mouvement syndical européen se rend sur la pointe des pieds aux premières rencontres, mobilisé par d’autres priorités, liées à la multiplicité des attaques contre les droits sociaux et le développement du dumping social dans l’UE! Ainsi, la fédération des services (UNI Europa), dont la fédération internationale a signé près de 100 accords internationaux, menait alors un combat contre les directives postales.
LA RSE VERSION « SOCIÉTÉ CIVILE »
La RSE apparaît au niveau de l’UE d’abord dans sa dimension économique, environnementale et « droits de l’homme » externe. Les ONG présentes au forum – la Ligue Internationale des droits de l’homme, Green – peace, Amnesty Inter national – s’en félicitent, leurs cibles principales étant des entreprises investissant dans des pays à la liberté individuelle restreinte : Russie ou Serbie, Birmanie ou Chine. Intégrer les ONG à la négociation pour un accord RSE dans une entreprise n’est pas inintéressant, à condition d’encadrer la démarche par des textes législatifs au contenu précis, ce qui ne paraît pas être le cas aujourd’hui. À défaut, un contenu flou comporte des risques pour les droits des salariés, et les responsabilités des cadres. Exemple: Peugeot s’engagerait avec Amnesty International à respecter les droits de l’homme en Russie ou au Brésil, où la firme est implantée, sans qu’Amnesty International tienne compte de l’avis des syndicats de Peugeot, où les droits sociaux, en particulier syndicaux, sont à peine tolérés, alors que plus de 10000 emplois de cadres et techniciens ont été délocalisés, précisément en Russie et au Brésil. De même, un accord avec Greenpeace pour une voiture électrique ne saurait ignorer dans quelles conditions sociales elle est fabriquée. La condition impérative serait qu’un tel accord ne puisse être signé sans les syndicats de l’entreprise.
L’IMPLICATION PROGRESSIVE DES ORGANISATIONS SYNDICALES
Les organisations syndicales ont fait entendre leur voix plus tardivement. S’appuyant sur des accords signés par des entreprises, elles insistent sur l’importance des questions sociales et des indicateurs concrets permettant le suivi de leur application. Le représentant d’Eurocadres souligne l’importance d’une implication des cadres dans leur mise en oeuvre. Seuls 2 accords, sur les quelque 230 existants, soulignent cet aspect. L’accord EDF, signé en 2005, et l’accord GDF Suez, en 2010, précisent que les cadres sont chargés d’en intégrer le contenu dans l’entreprise. De nombreuses entreprises internationales ont perçu les accords RSE ou de développement durable comme un outil de marketing externe propre à rassurer les actionnaires sur le risque boursier lié désormais au non-respect des lois (exemple : les lois Grenelle I et II). La commission va même promouvoir des incitations financières aux entreprises, alors que des économies drastiques sont imposées à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal et, dans une moindre mesure, à la France et à d’autres pays encore. Au final, seules les entreprises de plus de 5000 salariés devront présenter un rapport annuel non financier, sans vraiment en fixer le contour. Pis, alors que l’UE vient d’adopter une directive renforçant le rôle des comités d’entreprise européens, ce rapport ne doit être présenté qu’au conseil d’administration, et rien n’est prévu pour les représentants du personnel. Il est très important pour les organisations syndicales, notamment de cadres, de reprendre la main sur ce dossier.
UN LEVIER ESSENTIEL POUR UNE AUTRE EFFICACITÉ SOCIALE
Une autre gouvernance d’entreprise est nécessaire et possible : s’emparer de cet outil, le faire partager et mener l’activité nécessaire pour faire émerger d’autres contenus plus larges, redonner sens au travail dans son ancrage territorial. Sinon resteront dans la pénombre relations et dialogue social, tout comme les rémunérations, l’externalisation de l’emploi, la liberté syndicale et le droit à la négociation collective, sujets peu promus dans la floraison de manuels de management et de conseils en stratégie promouvant la RSE, ou classés sous la rubrique « Risques » ! Restent à gagner, pour les syndicats et les salariés, un accès symétrique aux informations et les ressources nécessaires au contrôle des engagements RSE, développant leur expertise et une démocratie véritable dans l’entreprise, pour le futur de tous.