AMÉLIORER LES CONDITIONS DE TRAVAIL DANS LE MONDE : L’ACTION DE L’OIT, CHLOÉ MAUREL*

*CHLOÉ MAUREL est historienne et spécialiste de l’histoire des Nations unies. Elle est membre du comité de rédaction de la revue les Cahiers d’histoire.

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Ouvriers asiatiques sur le chantier du gratte-ciel Burj-Dubai aux Émirats arabes unis (2007).

Les conditions de travail dans le monde sont particulièrement critiques. Le drame du Rana Plaza¹ à Dacca (Bangladesh), les conditions de travail proches de l’esclavage des ouvriers asiatiques employés au Qatar, et dans les pays du Nord le mal-être allant jusqu’au suicide d’employés de groupes privatisés opérant une reprise en main managériale musclée (Orange, Renault) illustrent ce phénomène. Toutes les 15 secondes, un travailleur meurt dans un accident ou d’une maladie liés à son travail. Face à cela, l’Organisation internationale du travail (OIT) défend les droits et les conditions des travailleurs. Cette organisation, la plus ancienne du système onusien, a été créée en 1919 sur une base tripartite, rassemblant sur un pied d’égalité les représentants des États, des employeurs et des travailleurs². Elle a connu un rayonnement sous certains de ses directeurs généraux, le Français Albert Thomas (de 1919 à 1932) ou l’États-Unien David Morse (de 1948 à 1970). Dans l’entre-deux-guerres, l’OIT a été source d’idées importantes pour trouver des solutions à la crise économique mondiale.

L’OIT DANS LA GUERRE FROIDE: ASSISTANCE TECHNIQUE CONTRE ASSISTANCE NORMATIVE 

Dans les années 1960 et 1970, elle s’est consacrée à fournir de l’assistance technique aux pays du Sud. L’activité d’aide au développement et de lutte contre la pauvreté a pris le pas sur l’activité d’établissement de normes (conventions, recommandations ou déclarations sur les droits des travailleurs). Pendant la guerre froide, les États-Unis favorisaient plutôt l’activité d’assistance technique que l’action normative, cette dernière étant au contraire promue par les « pays communistes³ ». À partir des années 1970 (avec la Conférence mondiale sur l’emploi en 1976), l’OIT cherche à se rapprocher des institutions financières internationales (IFI): Banque mondiale (BM) et Fonds monétaire international (FMI), effort poursuivi jusqu’à nos jours. En 1987, une « réunion de haut niveau sur l’emploi et l’ajustement structurel », à laquelle étaient conviés aussi la BM et le FMI, vise à faire mieux accepter par les IFI les valeurs et objectifs de l’OIT et ouvre la voie à une plus grande collaboration entre l’OIT et ces institutions⁴. L’OIT a obtenu le statut d’observateur à la réunion conjointe annuelle BM-FMI à partir de 1994.

LE TRAVAIL DÉCENT : UN OUTIL STRATÉGIQUE 

En 1999, l’OIT lance la notion de « travail décent »⁵, à partir de l’observation que le travail rémunéré est le principal moyen de sortir de la pauvreté. Le choix du terme « travail », et non « emploi », permet d’inclure le secteur informel. Le mot «décent », issu du christianisme social, a imprégné les conceptions de l’OIT⁶. La protection sociale est l’autre élément sur lequel insiste l’agenda du travail décent. Ainsi, l’OIT lance son Programme sur la sécurité et la santé au travail, et célèbre chaque 28 avril la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail. En 2005, l’OIT lance les Programmes par pays pour la promotion du travail décent (PPTD) dans plusieurs dizaines de pays ; ils visent à renforcer les actions nationales pour promouvoir le travail décent avec des équipes d’appui technique, notamment en Afrique. L’assemblée décisionnelle de l’OIT adopte à l’unanimité, en 2009, un Pacte mondial pour l’emploi, avec la participation de délégués des gouvernements, des employeurs et des travailleurs des États membres de l’OIT. L’organisation publie en 2012 une Encyclopédie de sécurité et de santé au travail. L’OIT se réaffirme ainsi sur la scène internationale, remédiant à une marginalisation sensible au cours des années 1990: les objectifs du millénaire pour le développement (OMD) de l’ONU, présentés par Kofi Annan en 2000, ne visaient ni le travail décent, ni l’emploi, ni les conventions internationales du travail. L’OIT a connu une réelle fragilisation: la fin de la guerre froide, puis la libéralisation intensifiée des échanges, symbolisée par la création en 1995 de l’OMC, l’ont déstabilisée, d’où un faible niveau de ratification de ses conventions. Un débat sur la « clause sociale » a paralysé l’organisation pendant dix ans. Les partisans de la clause sociale préconisent un lien entre l’OIT et l’OMC, pour utiliser la capacité de sanction de celle-ci vis-à-vis des États qui ne respecteraient pas les conventions internationales du travail dans les secteurs liés au commerce, pouvoir qui fait défaut à l’OIT; les pays en développement y voyaient une manoeuvre de protectionnisme déguisé de la part des pays développés. La déclaration de Singapour de 1996 a tranché et affirmé la stricte séparation des questions de commerce et de conditions de travail. L’autre élément de déstabilisation de l’OIT a résidé dans la diminution du taux de syndicalisation, aussi bien dans les pays développés, où s’est généralisée la précarité de l’emploi, que dans les pays en développement, où prolifère l’économie informelle. Cette diminution de la syndicalisation a ébranlé la légitimité du tripartisme, méthode socle de l’OIT, face à la mondialisation. L’OIT a alors engagé une véritable croisade pour faire reconnaître et intégrer la stratégie du travail décent dans les OMD, ce qu’elle a obtenu en 2005.

UN « RETRAIT NÉOLIBÉRAL » DE L’OIT? n19-800px-Flag_OIT

Une autre réponse apportée par l’OIT à ces difficultés a été l’adoption en 1998 de la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail, qui distingue huit conventions internationales jugées fondamentales (comme celle sur l’élimination du travail forcé), devant s’imposer à tous les États, même à ceux qui ne les ont pas ratifiées. Ce document clarifie les objectifs de l’OIT autour de quatre thèmes stratégiques : les normes, l’emploi, la protection sociale et le dialogue social. La démarche a suscité de nombreux débats et des critiques de divers bords ; ainsi, certains, dénonçant un recul des ambitions, ont accusé l’OIT de brader le droit international du travail, et le sociologue Thierry Brugvin y a même vu un retrait néolibéral de l’OIT⁷.

L’INFLUENCE DE L’OIT SUR LES IFI 

Finalement, l’OIT sort de sa marginalisation, grâce à un renforcement de sa coopération avec l’ONU, à son admission au G20, en 2009, et à son rapprochement avec l’OMC et les IFI. Ce rapprochement était souhaité par l’OIT depuis longtemps, souhait partagé depuis peu par l’OMC et les IFI. Mais est-ce au bénéfice des idées progressistes portées par l’OIT ou à celui des idées néolibérales qui caractérisent les IFI ? Il semble que l’OIT ait bel et bien réussi à influencer les IFI dans un sens plus favorable à l’intérêt des travailleurs: l’OIT a promu une dimension sociale de la mondialisation et a réussi à faire intégrer l’objectif de travail décent et de lutte contre la pauvreté dans le cycle de Doha de l’OMC, au début des années 2000, et dans les «documents de stratégie de réduction de la pauvreté » (DSRP) des IFI, ce qui est un succès. En 2008, l’OIT a oeuvré à l’adoption de la Déclaration de référence sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, qui a diffusé des idées socialement progressistes sur la scène internationale. Une bonne illustration d’une inflexion plus sociale des orientations des IFI sous l’influence de l’OIT est qu’en 2009 la BM a annoncé des changements dans son « Indicateur sur l’emploi des travailleurs» («Employing Workers Indicator », EWI), un des indicateurs clés utilisés dans sa publication Doing Business, qui sert de référence aux gouvernements pour améliorer le climat des affaires dans leurs pays. L’EWI accordait naguère de bons scores aux pays ayant des marchés du travail dérégulés, offrant peu de protection aux travailleurs. À présent, la BM a modifié le calcul de cet indicateur, donnant de meilleurs scores aux pays ayant mis en place une protection des travailleurs en rapport avec les conventions de l’OIT. La BM réunit désormais un groupe incluant des représentants de l’OIT et des partenaires sociaux, pour développer un nouvel outil, l’« Indicateur sur la protection des travailleurs», avec l’idée sousjacente que la protection des travailleurs bénéficie à toute la société, en particulier dans une période de dépression économique. Autre signe du succès de la stratégie de l’OIT: elle a réussi à imposer les quatre objectifs stratégiques susmentionnés au plan international⁸. Un des plus grands défis de l’OIT aujourd’hui est de ne pas voir se diluer ses principes progressistes par sa collaboration avec les IFI. Et pour qu’elle puisse mieux encore défendre les droits des travailleurs, il serait nécessaire que ses conventions soient dotées de plus de force contraignante et assorties de sanctions.


¹ L’effondrement d’un immeuble qui abritait des usines textiles faisant de la sous-traitance pour des marques occidentales, dû à des négligences dans les conditions de sécurité, y a causé plus de 1 000 morts, essentiellement des ouvrières.

² Gerry Rodgers, Eddy Lee, Lee Swepston et Jasmien Van Daele, The ILO and the Quest for Social Justice, 1919-2009, Cornell Univ. Press, 2009.

³ Cf. Chloé Maurel, « La place des pays en voie de développement dans la politique mondiale de l’OIT. 1950-1969 », in Humaniser le travail. Régimes économiques, régimes politiques et Organisation internationale du travail (1930-1969), sous la direction d’Olivier Feiertag, d’Alya Aglan et de Dzovinar Kevonian, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p. 231-246.

⁴ Steve Hughes et Nigel Haworth, « Decent Work and Poverty Reduction », Relations Industrielles /Industrial Relations, vol. 66, no 1, hiver 2011, p. 34-53.

⁵ Cf. Marieke Louis, l’Organisation internationale du travail et le travail décent. Un agenda social pour le multilatéralisme, Paris, L’Harmattan, 2011, et « Les organisations internationales et la régulation sociale de la mondialisation : le cas de l’agenda de l’OIT pour le travail décent », in Chloé Maurel (dir.), Essais d’histoire globale, Paris, L’Harmattan, 2013.

⁶ Dominique Peccoud (dir.), Philosophical and Spiritual Perspectives on Decent Work, Genève, OIT, IILS, 2004.

⁷ Thierry Brugvin, « “Bonne gouvernance” : l’institutionnalisation mondiale de la précarité au travail », in Interrogations. Revue pluridisciplinaire en sciences de l’homme et de la société, no 4, juin 2007, p. 22-41 ; cf. aussi Philippe Egger, Jean Majeres, « Justice sociale et libéralisations : les dilemmes de l’OIT », in Tiers Monde, vol. 38, no 151, 1997, p. 603-620.

⁸ Steve Hughes et Nigel Haworth, « Decent Work […] », art. cité.

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