La boussole des besoins, Michel Laurent*

Qu’entendons-nous par « besoins humains » ? Comment évoluent-ils ? Avons-nous les moyens de les satisfaire pour les milliards de personnes peuplant notre planète? Ces questions interpellent naturellement les militants communistes et plus largement le mouvenement progressiste. C’est peut-être même la question politique majeure de ce siècle.

Un camarade du LEM(1) (Lieu d’étude sur le mouvement des connaissances et des idées) avait, il y a quelque deux années, avancé l’idée que l’originalité du combat des communistes dans le monde actuel est de considérer la revendication de voir satisfaits les besoins particuliers et diversifiés de chaque être humain sur la planète comme légitime. Depuis, cette affirmation m’a beaucoup poursuivi dans mes réflexions et, finalement, elle est devenue ma boussole. Cet objectif, aussi généreux qu’il paraisse, mérite pourtant, pour y adhérer, d’approfondir et de s’expliquer sur ce sujet.

DES BESOINS TOUJOURS EN ÉVOLUTION

J’entends ici par besoins, les besoins humains dont la satisfaction est nécessaire à une existence de qualité dans le monde d’aujourd’hui et, si on veut bien se projeter, dans le monde de demain.

Bien vivre aujourd’hui c’est, comme hier, manger à sa faim, avoir droit à un toit ou se soigner décemment. Et bien vivre aujourd’hui c’est, et c’est nouveau, pouvoir circuler librement, accéder à une formation de qualité, se cultiver, s’épanouir dans son travail.

Bien vivre aujourd’hui, c’est encore, et de plus en plus, maîtriser sa vie, agir avec des pouvoirs réels, reconnus, sur les choix des entreprises, de la société, sur l’évolution du monde. C’est enfin connaître la sécurité, la paix, communiquer entre les humains, posséder de plus en plus de connaissances, en un mot vivre en liberté.

Les besoins d’aujourd’hui ne sont donc pas ceux d’hier. Les besoins évoluent. Ils sont des réalités sociales qui ne résultent pas seulement d’une origine biologique interne à l’individu mais aussi et avant tout de l’intériorisation de l’exigence externe liée au développement des forces productives et à l’évolution des rapports de production. Les besoins de tout un chacun se modifient parce que l’on peut en satisfaire de nouveaux et aussi parce qu’avec la mondialisation ce monde rend plus visibles, et donc plus insupportables, les inégalités criantes de qualité de vie des uns et des autres sur laplanète. La conquête spatiale a fait plus pour l’écologie que beaucoup de discours : nous sommes conscients de vivre sur un vaisseau fini et fragile, puisque nous l’avons vu, de nos yeux vu, depuis l’espace. Notre imaginaire collectif s’en est trouvé profondément bouleversé.

De même, la révolution des connaissances et des technologies crée les conditions d’un franchissement qualitatif dans le progrès de la productivité du travail. Nous pouvons faire plus de choses avec une économie de moyens matériels plus grande. Mais cela n’est qu’un potentiel.

Il exige, pour se réaliser, que l’on s’attaque aux entraves provoquées par une société marchande capitaliste et à son corollaire, la division sociale et technique du travail.

DÉPASSER LA CÉSURE ENTRE TRAVAIL MANUEL ET TRAVAIL INTELLECTUEL

Nous pouvons et devons envisager des transformations sociales à caractère démocratique et autogestionnaire qui viseraient à répondre à une nécessité absolue: faire reculer, dans toute la vie sociale, dans l’entreprise, dans la cité et à l’échelle du monde, la séparation des rôles entre ceux qui conçoivent, ceux qui décident et ceux qui sont cantonnés dans des tâches d’exécution. Dépasser la césure entre travail manuel et travail intellectuel est une exigence de notre temps, et plus encore des temps à venir. De même, opposer industrie et services, production et environnement n’a pas de sens pour celles et ceux qui prônent « l’humain d’abord ».

La recherche, l’innovation, la nature des systèmes de santé et d’éducation, la façon de se déplacer et d’aménager le territoire, l’exercice de la démocratie, des libertés et de la justice ont à voir aujourd’hui, directement, avec la façon de produire. Et cela, de la conception la plus abstraite à la réalisation la plus concrète. Lorsque nous affirmons la nécessité de partager les avoirs, les savoirs et les pouvoirs, un danger nous guette. Celui de hiérarchiser l’importance de tel ou tel de ces facteurs. Ce serait comme vouloir choisir entre l’un des termes de notre devise républicaine: Liberté, Égalité, Fraternité. C’est de la cohérence des avancées sur ces trois terrains du partage que dépend notre avenir.

Une précision : partage est entendu comme la répartition nouvelle d’un gâteau en expansion. Il s’agit de mieux répartir des richesses de plus en plus importantes, de permettre au plus grand nombre d’accéder, de maîtriser et d’agir sur la production de connaissances de plus en plus vastes et de donner du pouvoir à toutes celles et tous ceux qui n’en ont pas pour une maîtrise plus fine, plus efficace, plus humaine de la vie de chacun et de tous. C’est comme cela que je vois l’avenir à construire.

Douce utopie ou nécessité absolue ? D’abord sur le réalisme d’un tel objectif, je rappelle que le rapport du PNUD(2) de 2013, selon lequel le monde n’a jamais produit autant de richesses et que, en cas de distribution égale de la richesse mondiale une famille moyenne (au niveau mondial, 2 adultes et 3 enfants) pourrait disposer de 2850 dollars par mois : de quoi faire rêver ceux qui créent ces immenses richesses. Même si nous ne retenons pas ce modèle égalitariste, ce chiffre indique à l’envi que le problème n’est pas une question de moyens mais bel et bien affaire de choix politiques, de réponses à des questions précises : Quoi et comment produire ? Pour qui et pour quoi ? Qui décide?

Cette donnée nous conforte aussi dans notre combat constant contre l’austérité, contre ceux qui se gavent et veulent l’imposer, toujours et toujours, à celles et ceux qui créent, inventent et produisent. Déjà Marx en son temps formulait une critique acerbe de cet ascétisme: «Dans la société d’aujourd’hui aussi, l’exigence d’ardeur et en particulier aussi d’épargne et de renoncement s’adresse non aux capitalistes mais aux travailleurs. Ceux qui la formulent étant précisément les capitalistes.(3) »

En 1844, il juge déjà l’économie politique, « cette science de la merveilleuse industrie est aussi la science de l’ascétisme et son véritable idéal est l’avare ascétique mais usurier et l’esclave ascétique mais producteur. […] Le renoncement à soi-même, le renoncement à la vie et à tous les besoins humains est sa principale maxime (4)».

SATISFAIRE LES BESOINS, LE MOTEUR DE TOUTE SOCIÉTÉ

Nous pensons que le choix de satisfaire les besoins en évolution de chacun est le moteur de toute société, du progrès des individus et de l’humanité dans l’être humain. D’où cette impérieuse nécessité de penser une société où les êtres humains se réaliseraient pleinement. Sans cette boussole, comment juger des choix à opérer: Par leur capacité à créer du profit ? Par la parole des experts et des puissants? Par ce que l’on pense être son propre intérêt sans s’intéresser aux autres et à l’avenir de la planète? Le retour aux besoins et à leur satisfaction paraît bien plus fécond.

Ce choix suscite pourtant de nombreuses controverses. L’orientation partiellement imposée à la consommation populaire peut, par exemple, alimenter l’idée de faux besoin. Mais qui décide qu’ils sont faux, inutiles ou dangereux? On s’accordera facilement sur l’excès faramineux des dépenses militaires ou sur les gâchis et les souffrances immenses qu’engendrent les modes de vie des plus puissants et de leurs entourages. Agir pour faire reculer ces dépenses inutiles nous paraît donc indispensable.

Tous les besoins ne se valent pas. Ceux qui enferment les individus dans une existence à l’horizon étroit et au repli sur soi ne sont pas les mêmes que ceux qui les ouvrent au monde. Ceux qui participent au gâchis des ressources naturelles s’opposent à ceux qui cherchent à les économiser. Mais comment choisir ? Sûrement pas en qualifiant les premiers de faux besoins. On en revient au couple liberté-démocratie. La société doit pouvoir décider des besoins qu’elle a prioritairement obligation de satisfaire, de ceux dont elle se propose d’encourager le développement pour permettre aux individus de se construire une vie plus pleine, plus riche, plus épanouissante, mais elle n’a pas à décréter pour tout un chacun, a fortiori sur un mode culpabilisant, quels sont ses vrais et ses faux besoins. La vie de caserne, le modèle imposé, la révolution culturelle et le bonheur des gens décidé malgré eux ne seraient alors pas loin.

Les individus doivent avoir du temps pour eux. Et la société elle-même doit se donner du temps pour débattre et décider démocratiquement à l’occasion de débats publics, de référendums éventuels. Que les gens disposent de temps, que la société leur permette d’en disposer est nécessaire à l’épanouissement de chacun, à la richesse du vivre ensemble et au dynamisme de la société tout entière.

La motivation des individus doit reposer sur tout autre chose que la contrainte ou la course à la concurrence. Elle peut naître de la possibilité, pour eux, de conjuguer leurs objectifs de vie personnelle et leurs associations avec d’autres dans la détermination de leurs objectifs communs.

Plus ils auront de temps pour le faire, plus ils seront libres. «Le détour par d’autres, par tous les autres est nécessaire pour que chacun assume sa propre subsistance, son bien-être, la sauvegarde de chaque existant est fonction de la sauvegarde de tous les autres.(5) » Ce besoin de temps, ce besoin d’être soi-même avec les autres, de décider ensemble, ce besoin de démocratie est d’autant plus nécessaire que jamais les possibilités de maîtriser sa vie n’ont autant existé en même temps et que jamais le risque de catastrophe et de barbarie n’a été aussi grand.

La puissance des sciences, des technologies, la mondialisation sont autant de pouvoirs inédits sur le monde. La question des choix devient primordiale quand tout devient possible, le meilleur comme le pire. L’efficacité sociale des moyens employés pour satisfaire les besoins du plus grand nombre passe nécessairement par le peuple tout entier, par son intervention informée, intelligente et concertée. Elle nécessite le développement des capacités de tous les êtres humains pour qu’ils soient en mesure d’aller le plus loin possible dans l’intelligence des contradictions réelles et ainsi prendre les décisions les plus appropriées, en pensant à euxmêmes, au présent, comme aux générations futures.

*MICHEL LAURENT est ingénieur et animateur du LEM.

(1) Le LEM est un organisme créé par le Parti communiste pour s’ouvrir aux recherches et réflexions menées dans toute la société et qui peuvent être utiles au changement. Sa devise : « Faire des connaissances et des informations des biens communs, une cause commune. »

(2) PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) promeut le changement et relie les pays aux connaissances, expériences et sources d’information en vue d’aider leurs populations à améliorer leur vie.

(3) Karl Marx, Manuscrits de1857-1858, « Grundisse », Éditions sociales, 1980, tome I, p. 226.

(4) Karl Marx, Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1972, p. 102-103.

(5) Solange Mercier-Josa, La Pensée, no 162, mars-avril 1972, p. 89.

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