Faites vos jeux! Stéphane Natkin*

Plus de 30 millions de Français jouent à un jeu vidéo à un moment ou un autre, quels en sont les enjeux et l’avenir?
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Le CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) héberge une école d’avenir, l’École nationale des jeux et media interactifs numériques. C’est le pendant des grandes écoles de cinéma ou des télécommunications ans le domaine des jeux vidéo.

Un élément marquant de l’évolution de nos sociétés est le développement et la transformation des moyens de communication et des médias de masse. La relation individuelle et collective aux autres, au temps et à l’espace a été complètement transformée par le cinéma, la radio, le téléphone et la télévision. Un des derniers-nés de cette révolution, le téléphone mobile, a, en moins d’une décennie, changé le paysage urbain.

Le développement d’Internet et de l’édition électronique a introduit, dans les années 1990, la notion de médias interactifs. Quelle sera la forme des médias interactifs du futur, pour quel public et pour quel type de contenus ? Auront-ils un impact social aussi déterminant que le cinéma, la radio, le téléphone et la télévision au XXe siècle? Donneront-ils naissance à de nouvelles formes de création artistique ? Il nous faut chercher, dans les formes émergentes de création, des éléments de réponse à ces questions.

LE JEU VIDÉO

Dans un café internet ou lors de la Game Assembly, des équipes de joueurs, s’affrontent dans des parties de Counter Strike. Ils sont engagés dans un sport collectif complexe, aux règles subtiles. À l’autre bout de la planète, dans un hall, des centaines de Japonais dansent ou jouent les guitar heroes entourés d’une nuée de supporteurs qui comptent les points de ce karaoké électronique. Observez ce jeune homme, dans le métro qui ne quitte son Iphone ni du regard ni des oreilles : il est le contrôleur d’un aéroport qui s’efforce par temps de brouillard de faire atterrir des avions ! À côté, une grand-mère s’angoisse : elle doit attendre trente minutes ou payer 1 € pour continuer à jouer. Sa voisine frissonne: elle vient de recevoir un SMS du serial killer Le Phœnix. Elle fait partie d’un groupe de courageux qui traquent ce monstre via Internet. Elle aussi joue, à l’un de ces jeux qui n’avouent jamais en être, qui se jouent dans la ville en utilisant tous les médias : téléphone, courriel, mais aussi presse, radio et télévision.

Il s’agit de jeux ; ils nécessitent un engagement des joueurs dans une activité basée sur un défi, soumise à des règles strictes, à l’issue imprévisible, dont les conséquences ne dépendent que de l’importance que le joueur donne au résultat.

Les jeux informatiques sont à la fois l’image de la fulgurante évolution de nos moyens de communication et l’anticipation des media de demain. L’univers des jeux vidéo est un moyen d’approcher cette évolution de la forme et du contenu des médias du futur.

LE MARCHÉ DU JEU VIDÉO

Le jeu vidéo est le premier média interactif qui ait trouvé un auditoire, un contenu et un marché important, bien déterminé et solvable. L’image classique de l’adolescent solitaire, inculte et immature qui passe sa journée seul face à son écran, sabrant la tête de ses ennemis ou les faisant exploser à la mitrailleuse n’en couvre plus qu’une petite partie. En 2013, un Français sur deux s’adonne de façon plus ou moins régulière aux loisirs vidéoludiques. En moyenne, nous passons 12 heures par semaine sur les jeux vidéo, tous supports confondus. Nous lisons 5 h 32 min par semaine et regardons la télévision 3 h 47 min par jour. 52 % des joueurs français sont des femmes. L’âge moyen est 41 ans (source SNJV).

La tendance actuelle est à la dématérialisation des contenus (la vente en ligne), le développement des jeux sur mobiles et tablettes et, par voie de conséquence, des recherches sur les nouvelles formes de monétisation.

L’ÉCRITURE D’UN JEU VIDÉO

Les concepteurs de jeux ont développé une forme d’écriture interactive qui révolutionne les principes de narration; elle comprend schématiquement deux étapes. La première consiste à concevoir un univers, un but pour le jeu et des règles. C’est le game design. La conception des niveaux successifs du jeu, seconde étape, est le level design.

Le « game design»

Le game design décrit le contexte, la géographie et les principes de navigation dans cet univers, les principaux personnages. Le concepteur fixe l’objectif du jeu, ses principales phases, le type de quêtes que le joueur devra réaliser ainsi que les mécanismes ludiques utilisés. Il précise les caractéristiques perceptives de l’univers, l’interface, la façon dont le joueur a accès aux mécanismes à sa disposition. Il décrit tous les objets qui constituent son univers. Un objet peut produire ou subir une action qui a une influence sur le déroulement du jeu. Les caractéristiques actives d’un objet sont les actions qui peuvent être produites par un objet ainsi que celles qui ont un effet sur cet objet : un dragon peut voler, gronder, cracher du feu ou manger le héros ; on peut chevaucher un dragon, le blesser ou le tuer. Les caractéristiques perceptives sont constituées de la représentation visuelle et sonore de l’objet. Un dragon a une forme et diverses animations et bruits produits lorsqu’il vole, crache du feu ou meurt. Enfin sont élaborés les objets du jeu. On passe alors au level design.

Le « level design »

Un niveau est un des épisodes, incontournable, de l’aventure interactive du joueur. Il est lié à un objectif, explicite ou implicite, qui doit être atteint pour passer au niveau suivant. Le concepteur part d’une représentation de l’espace dans lequel se déroule le niveau. Il y place un ensemble d’objets définis lors du game design; ils vont déterminer la suite des quêtes pour terminer le niveau. En fixant un objectif au joueur qui est lié à un lieu à atteindre, en contraignant les parcours de l’avatar à la fois par la topologie de la carte et la logique des énigmes, le concepteur du jeu fait suivre des chemins balisés d’obstacles. Il crée ainsi une narration, une dramaturgie et une progression de la difficulté des obstacles rencontrés par le joueur.

Le point d’entrée dans le niveau, la topologie et l’enchaînement des quêtes, dont l’ordre n’est pas totalement fixé, déterminent un parcours qui maintient la tension dramatique et se termine en happy end quand le joueur terrasse le Minotaure et conclut le niveau. La recherche des bons chemins et des clefs des énigmes qui les parsèment forment l’espace de liberté du joueur.

Les formes du jeu

Les jeux vidéo sont liés à des comportements sociaux variés: jeux individuels pour console et PC, jeux festifs pour les salles d’arcades, jeux collectifs s’apparentant à un sport d’équipe, jeux persistants sur Internet, réunissant des centaines de participants dans une société dont les règles sont créées de toutes pièces, jeux sur téléphone mobile qui visent à la création de courtes parties entre quelques joueurs anonymes. Dans chaque cas, les jeux peuvent être considérés comme des extensions et des croisements entre différents médias :cinéma ou télévision interactifs, jeux de société, sports collectifs. Empruntant à chaque domaine ses formes et ses contenus, exploitant constamment les possibilités technologiques, le jeu vidéo est le champ expérimental de la communication de demain.

LAN party, janvier 2004, Espagne : une LAN party est un événement rassemblant des centaines de personnes dans le but de jouer à des jeux vidéo en utilisant un réseau local.
LAN party, janvier 2004, Espagne : une LAN party
est un événement rassemblant
des centaines
de personnes dans le but de jouer
à des jeux vidéo en utilisant un réseau local.

Les jeux vidéo sont les premiers à utiliser de façon contrôlée les mécanismes de comportement collectif dans des univers de fictions interactives. Ils sont les premiers à expérimenter la convergence des médias classiques (presse, télévision, radio…), d’Internet et des moyens de communication interpersonnelle (courrier électronique, téléphone). Un jeu en réalité alternée, comme le jeu Alt-Mind, est un exemple de l’intégration future des jeux dans la vie courante. Le joueur est engagé, à tout instant, dans une fiction qui interagit avec lui via son courriel et son portable (les personnages envoient des messages écrits ou vocaux), le Web et les médias classiques (radio et TV) fournissent des indices. Il joue en équipe et peut, dans les sessions « temps réels », croiser des acteurs, personnages de la fiction.

De façon plus classique les jeux utilisent, souvent, toutes les technologies numériques disponibles. Ces dernières années, on assiste au développement de jeux utilisant les techniques de réalité virtuelle et de réalité augmentée, les objets intelligents et l’environnement de l’intelligence ambiante.

DES JEUX À TOUT FAIRE

Les jeux sont à l’origine de techniques et de produits très efficaces et peu coûteux, produits repris dans de nombreux autres domaines. Les cartes graphiques ont vu leurs prix divisés par dix et leurs performances décuplées en dix ans. Ces cartes sont utilisées dans des applications allant de l’imagerie médicale au contrôle de processus industriel. La conception et la réalisation de jeux en réseau posent des défis scientifiques et technologiques pour ce domaine de la création, mais également dans de nombreux autres domaines. Les jeux en réseau sont un paradigme pour de nombreuses activités sociales réalisées via un réseau informatique, du travail coopératif à l’enseignement à distance. Celui qui développe une plate-forme pour faire jouer un million de joueurs disposera des éléments technologiques pour créer une université virtuelle destinée à un million d’élèves …

Une des conséquences en est que les méthodes, outils et principes d’écriture du jeu sont utilisés en divers domaines. On parle de serious game, ou jeux utiles. Un jeu utile a des caractéristiques ludiques, mais un objectif explicite. Ainsi le jeu d’apprentissage qui a pour but de former le joueur ou de le sensibiliser à un domaine. On trouve aussi des jeux dans différents domaines de la communication: publicité, presse newsgame ou de communication politique. On trouve également des jeux qui ont des objectifs thérapeutiques. Comme la langue d’Ésope, le jeu peut être la pire ou la meilleure des choses. Il est souhaitable que se créent des principes d’analyse, une mémoire et une véritable critique du jeu vidéo. C’est par la connaissance des jeux que pourra se développer un débat intelligent sur leurs contenus, leur influence et leur devenir.

*STÉPHANE NATKIN est directeur de l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (ENJMIN) du CNAM.

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