En quelques années seulement, ordinateurs, clics, écrans et réseaux se sont glissés dans tous les plis de nos sociétés, jusqu’à l’intime. Que doit-on en penser ? Fruit d’une expérience de plusieurs années dans des activités de conseil aux entreprises, Sébastien Elka nous livre ici ses réflexions.

On en attend parfois le meilleur, souvent le pire. Ce qui est sûr, c’est que beaucoup des monstres de notre monde en crise sont tissés des bits de la révolution numérique. Beaucoup d’espoirs aussi, car de la nature même de l’information – nouveau fétiche – sourd une contradiction économique de fond où certains voient la fontanelle fragile d’un nouveau monde naissant.
UN CAPITALISME COGNITIF ET CONSUMÉRISTE
Pour beaucoup, cette révolution numérique est un nouveau moyen de capturer notre sueur, notre temps de cerveau disponible, une nouvelle occasion pour le capitalisme de bousculer les processus de production et de serrer d’un tour supplémentaire la vis de l’exploitation.
Calcul, mémorisation, résolution de problèmes complexes, communication, prise de décision. Ces opérations cognitives sont désormais assistées par ordinateur et bouleversent les tâches de production. Comme naguère le travail ouvrier, le travail de bureau se trouve soumis, grâce aux logiciels, à une rationalisation systématique : procédures qualité, manie du reporting, process et workflow déshumanisés.
L’informatique, la finance et toutes sortes de services s’industrialisent. Nos économies réputées postindustrielles sont en fait hyperindustrielles.
Mais la sphère professionnelle n’est pas la seule affectée. Pour le capital, nos comportements, nos relations, tout ce qui est humain peut être créateur de valeur économiquement exploitable, à condition d’être compris et systématisé. Les outils numériques collectent l’information, la traitent et la distribuent dans le « temps réel » des connexions mobiles permanentes. Nos leviers intimes décortiqués, schématisés, neuro-scientifiquement traduits en chaînes de causes et d’effets permettent à la publicité d’orienter nos pulsions au service de l’acte d’achat. Les écrans prétendent élever nos enfants, libérant du temps de notre attention pour les lectures et médias des industries culturelles, du développement personnel, de tout ce qui nous aide à « gérer notre temps », à « booster » nos performances, à normaliser nos comportements. Rester dans le rang. Être productifs.
Le numérique et ses réseaux portent le germe d’un degré sans précédent d’exploitation et de domination, assurément. Pour autant, il ne s’agit que d’un approfondissement, et non d’une rupture.
LE NUMÉRIQUE NOUS Y RAMÈNE : IL N’Y A QUE DEUX CLASSES SOCIALES EN LUTTE
Car cette e-révolution s’insère dans l’histoire du capitalisme industriel et de sa tendance à intégrer toujours plus d’aptitudes humaines dans ses appareillages techniques de production. Hier, c’étaient la force musculaire, les gestes articulés, la perception. Aujourd’hui, c’est le cognitif qui passe à la machine.
Les conséquences de cette évolution sont connues : aliénation, prolétarisation, extorsion de la plus-value. Le travailleur subordonné à la machine n’a plus besoin que de la partie de ses facultés qui permet de la faire fonctionner. Bien vite, les processus de production le dépassent, il perd le sens de son travail et seule sa force de travail brute justifie encore sa rémunération. Le capitaliste, propriétaire de machines de plus en plus perfectionnées, dispose d’un ascendant symbolique et pratique qui assure sa mainmise sur la plus-value. Bien sûr, les conditions salariales et d’évolution professionnelle d’un ingénieur restent bien différentes de celle d’un ouvrier à la chaîne, mais avec le déploiement d’une infrastructure numérique jusque dans les moindres replis du monde du travail, cette différence ne peut qu’être appelée à s’estomper. La crise actuelle de la social-démocratie et de son projet d’une société de redistribution consumériste n’est sans doute pas à chercher ailleurs que dans le déclassement structurel – inscrit dans la numérisation de la société – de tous ceux qui, quelques décennies durant, ont pu se considérer membres d’une classe moyenne. Keynésianisme et fordisme avaient réussi à le masquer, le numérique nous y ramène : il n’y a au fond que deux classes sociales en lutte, exploiteurs et exploités, tout le reste n’est qu’écran de fumée.
Ainsi, au regard de l’histoire politique du capitalisme, la nouveauté n’est que celle de l’ampleur des phénomènes. L’histoire reste bien celle de la lutte des classes. Et si le numérique en réseau introduit une rupture, c’est par le biais d’une autre dimension de cette révolution technique.
L’INFORMATION DEVIENT LA MARCHANDISE DOMINANTE
La rentabilité maximale, à deux chiffres, ce n’est plus dans l’industrie lourde ni même le high tech qu’il faut la chercher, mais chez les Microsoft, Google, Apple, Facebook, dans la Silicon Valley, chez les manipulateurs de l’information numérique. Et c’est la finance, avec le regard panoptique de ses grandes tours de verre et ses milliers d’analystes à la recherche de la moindre information valorisable, qui plus que jamais tient les rênes du système.
Or toute information est aujourd’hui réductible à une suite de 0 et de 1, échangeable à travers la planète à coût de transaction (quasi) nul. C’est une marchandise sur un marché de fluidité pure et parfaite (idéal libéral !). Partout, la valeur économique se concentre dans les étapes mobilisant le plus d’information à forte valeur ajoutée. L’industrie ne vend plus rien d’important sans accompagner son produit d’applications numériques, de maintenance, de support client, de toutes sortes de services associés. Knowledge management, organisation apprenante, les nouveaux mots clés de l’entreprise ont beaucoup à voir avec le savoir et l’information, sources de toute création de valeur. Cette importance croissante de l’information comme marchandise a de nombreuses conséquences politiques. Individuelles d’abord, avec par exemple la fameuse fracture numérique, l’effet d’exclusion inhérent à la non-connexion. Plus collective lorsque les métiers de l’information, journalisme en tête, ne sont plus tant tirés par les enjeux démocratiques que par les logiques comptables de la gestion d’une ressource « comme les autres ». Géopolitique aussi, car si on tue toujours pour des terres, de l’or ou du pétrole, l’impérialisme a désormais aussi un visage numérique, qui déploie les grandes oreilles de sa NSA, multiplie les caméras de son Big Brother, impose la servitude volontaire de son Facebook. À tous les niveaux, l’information numérique est devenue la clé de voûte du système, le fétiche suprême, la marchandise dominante.
L’IMPOSSIBILITÉ DU SECRET
L’information n’est pas une marchandise ordinaire. C’est un bien non rival, que l’on échange sans le perdre. Et de fait l’information à succès circule très vite, devient omniprésente. Or en économie de marché, où le prix est question de rapport entre offre et demande, la rareté est l’atout du vendeur, plus important souvent que les critères d’utilité ou de travail nécessaire à la production du bien. C’est bien pour cela que la bataille est si rude actuellement sur les brevets, la propriété industrielle et tous moyens de recréer artificiellement une rareté de l’information. Il en va du pouvoir des capitalistes de décorréler à leur profit valeur d’échange et valeur ’usage, de décider des prix, et donc des marges de profit.
Cette bataille pour ériger des murs sur le savoir est prise dans une contradiction. L’information – plus que toute autre marchandise – ne se valorise que dans l’échange, elle n’a pas de valeur en soi. Être seul à savoir fabriquer un produit ne vaut que si le produit intéresse une clientèle, si ses usages possibles l’intègrent aux usages d’autres produits et services, s’il est inséré dans des flux.
Le culte du secret et du cloisonnement longtemps omniprésents dans nos boîtes (le terme est significatif ) pour protéger les secrets de fabrication est aujourd’hui mis à mal par le nouveau paradigme de l’ouverture. Open innovation, open space, externalisation, locaux vitrés, domination des fonctions transverses et du consulting. Il faut que l’information circule vite, sans barrière, non seulement dans l’entreprise, mais aussi vers et depuis ses clients et fournisseurs, dans son « écosystème ». Co-entreprises, projets collaboratifs, clusters, toutes les ouvertures sont bonnes pourvu qu’elles permettent d’accélérer les rythmes de l’innovation. Le nouveau capitalisme ne se soucie plus tant de soigner rente, stock et accumulation que de trouver le bon positionnement dans les meilleurs flux pour en capter le maximum avant tarissement. Dans le monde interconnecté de l’ère du numérique, le secret est devenu antiéconomique, impossible.
LE CRÉPUSCULE DE L’HOMME AUX ÉCUS?
L’homme aux écus d’autrefois apportait des éléments que les ouvriers n’étaient pas en mesure de réunir : machines, locaux, approvisionnements, relais commerciaux, capacités d’organisation. Il fallait avoir bien lu Marx pour savoir que cet apport bien réel ne justifiait pas l’extorsion de la valeur ajoutée, et l’ignorance de ce qui se passait « là-haut » pouvait tenir lieu de légitimité à la domination. Dans les rapports de production que l’ère numérique impose transparents, fluidifiés, sans secret, les mystères s’estompent et le mythe de la verticalité nécessaire s’effondre.
Le logiciel libre montre que la mise en commun volontaire et horizontale des efforts d’un grand nombre est capable de faire aussi bien qu’une entreprise classique. Et avec les fablab par exemple, cette leçon promet de s’étendre à la production matérielle. Même la finance, haut lieu de savoir ésotérique pour dominants initiés, se voit désormais décortiquée, expliquée, démystifiée, et des mécanismes de financement articipatifs, collectifs, démocratisés, commencent à émerger.
Bien sûr, ces changements ne sont qu’en germe et nous sommes dans l’entre-monde où l’infrastructure numérique peut servir autant l’hyperdomination et la guerre que l’émancipation et la construction du commun. À nous, e-prolétaires connectés de tous les pays, de faire pencher la balance.
*SÉBASTIEN ELKA est ingénieur et membre du comité de rédaction de Progressistes.