Risques industriels : une question politique, JEAN-CLAUDE CHEINET

Les risques industriels peuvent être abordés à travers de multiples aspects ; nous nous intéressons ici à leur traitement dans la législation en France et à travers la nouvelle donne des PPRT (Plans de Prévention des Risques Technologiques).

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Les ateliers médiévaux ou les manufactures ont pu provoquer des nuisances mais rarement des risques au sens où la grande industrie a pu en générer dès le XIXe siècle. Les mines avec la catastrophe de Courrières (1906), la sidérurgie et la chimie ont connu maints accidents et des morts trop nombreux.

S’il ne s’agissait que de prendre quelques mesures techniques, nous aurions un beau thème consensuel. Mais les industriels sont pris entre la nécessité de préserver certes leurs investissements en locaux et machines et d’autre part l’urgence à les utiliser au maximum avec le moins de salariés possible pour maximiser le profit. Ce qui conduit à des gestions à risques.

Le risque technologique est au cœur du capitalisme industriel productiviste.

200 ANS DE LOIS ET RÈGLEMENTS

Les fondements sont posés dès la Déclaration des Droits de l’Homme qui place à égalité les droits à la liberté (d’entreprendre), à la sûreté et à la propriété. Certes la liberté de chacun ne doit pas nuire à autrui, ce qui justifie que les usines soient soumises à autorisation de la part de l’administration selon les lois de 1810 puis de 1917. Côtés salariés la loi impose, notamment en 1945, représentants du personnel et CHS (devenus CHSCT ensuite). La loi de 1976, prolongée par les premières directives Seveso (1982 puis 1984), crée des inspecteurs spécialisés et oblige les communes à informer la population de risques potentiels; industriels et pouvoirs publics devant élaborer études de dangers et plans de secours.

Ainsi au nom de la défense de la propriété, l’industriel protège ses « secrets de fabrication » et gère comme il l’entend (et selon les lois réglementant le travail) ; mais il ne doit pas porter atteinte à la jouissance de leur droit de propriété par les riverains et voisins. L’état est le garant de cet équilibre dans l’égalité pour tous. Ainsi la responsabilité de l’industriel est une constante de la législation avec l’obligation de limiter les risques à la source ; maîtriser la SÛRETÉ de l’installation et non établir une «SÉCURITÉ » qui ne peut être à 100 % (le risque zéro n’existe pas).

L’AIGUILLON DES PRINCIPAUX INTÉRESSÉS

Toutefois les salariés ont dû dès le début agir collectivement dans leurs entreprises pour faire respecter cette obligation toute théorique, d’autant qu’en cas d’accident ils en sont les premières victimes. La situation d’exploités et de dominés des salariés place l’investissement pour les conditions de travail en variable d’ajustement a priori secondaire et négligée. La longue lutte pour les conditions de travail commence en même temps que l’industrie elle-même. Des lois consacrent cette lutte avec l’institution des délégués élus du personnel et la création des CHS devenus CHSCT. Course de vitesse entre travailleurs et directions d’usines, d’autant que les procédés de fabrication changent et avec eux les produits manipulés. Avec le rôle croissant de l’Union européenne et la circulaire «Reach», on aurait pu penser à une plus grande transparence limitant la dangerosité mais l’inventaire et l’analyse sont confiés aux industriels eux-mêmes ce qui leur permet de manifester un enthousiasme négatif et les rend aussi juges et parties.

2001, LA CRISE, LE DÉCLIN INDUSTRIEL ET L’ACCIDENT DE AZF

La population a été utilisée dans ces luttes à travers les questions environnementales. D’abord par les industriels, comme cette firme de pâtes alimentaires qui, voulant fermer une usine du Nord, a encouragé les associations de pêcheurs de la rivière qu’elle polluait pour isoler ceux qui défendaient l’emploi… et donc la pollution! Ensuite l’argument sert pour vendre des produits réputés « verts ».

Mais l’explosion de l’usine AZF, à Toulouse en 2001, a, par le nombre des victimes et l’ampleur des dégâts en pleine ville, provoqué un choc et un débat mettant à nu forces et faiblesses des acteurs. D’abord les calculs froids des industriels et financiers qui, camouflés derrière leurs filiales et des boucs émissaires, fuient leurs responsabilités pour ne rien payer ; les ambiguïtés terribles des positions de défense de l’emploi au sens interne à l’usine qui dérivent vite vers la défense de l’industriel ; l’irruption des riverains comme acteurs ensuite, lesquels peuvent remettre en question la présence même d’une usine si elle présente un risque; les enjeux politiques aussi avec les récupérations par l’écologie politique ; enfin l’enjeu idéologique majeur que constitue la possibilité ou non de faire coexister production industrielle et sécurité des populations pour un pays industriel moderne.

Dès lors, déclin et décroissance? que faire dans un pays dont les milieux dirigeants organisent la désindustrialisation?

UN RENVERSEMENT DE LA TRADITION LÉGISLATIVE

Dans l’émotion après l’accident de Toulouse, une commission d’enquête parlementaire a fait des préconisations traduites ensuite dans un projet de loi ; mais avec le retour de la droite au gouvernement en 2002, les industriels ayant fait un lobbying efficace, la loi dite « Bachelot » organise un retournement completde la démarche initiale.

Certes, elle enregistre quelques avancées pour la sûreté en entreprise (CHSCT de site etc…) rien que des procédures que le patronat (seul ?) sait gérer… Mais la création d’un fonds spécial dédié à la réduction des risques à la source et abondé par les industriels disparaît du projet. L’État peut préconiser cette réduction l’industriel mais cela dans des limites «économiquement acceptables» que seul détermine l’industriel. Ainsi la prévention se ramène à des mesures d’urbanisme en cercles concentriques autour du danger (les plans de prévention des risques technologiques PPRT comportant délaissement ou obligation de travaux) pour éloigner la population du risque, mais dont le coût est supporté par l’État, les collectivités locales (30 % chacun), les industriels (30 %) et le reste par les riverains eux-mêmes. L’industriel n’a que 30 % de la dépense générée par le risque qu’il provoque tandis que 70 % sont à la charge de la collectivité et des victimes! On voit vite qu’une réduction du risque à la source (100 % pris en charge par l’industriel) coûte moins que l’ensemble de ces mesures d’urbanisme… mais si on choisit cette dernière solution, l’industriel réduit certes sa dépense brute, et l’ensemble de la collectivité nationale supporte un coût bien plus élevé.

L’affaire est bien bordée ! La « concertation » prévue autour de ces mesures a été ensuite soigneusement circonscrite à quelques avis consultatifs de personnes désignées pour une part ou qui sont sous la pression de leurs employeurs pour les salariés et la Commission de Suivi de Site (CSS) ne peut pas se prononcer sur le seuil de l’«économiquement acceptable». Quant aux élus locaux emmenés par une association « Amaris » d’orientation social libérale, ils se sont le plus souvent contentés de demander la prise en charge des dépenses des riverains – leurs électeurs– par différents dispositifs.

EST-CE CONFORME À LA CONSTITUTION?

Car liberté, sûreté, jouissance de sa propriété sont à la racine de nos institutions: la Déclaration des Droits de l’homme est en préambule de la Constitution. Or le danger qui « sort » de l’enceinte de l’usine est une atteinte et à la sûreté et à la jouissance de propriété des voisins. L’admettre au détriment des victimes potentielles est une atteinte à la liberté d’autrui.

L’obligation de travaux faite à la victime du danger exonère l’industriel des obligations de sûreté de son installation et inverse complètement les responsabilités. Bien plus, en commandant et finançant ces travaux, le riverain victime de mise en danger reconnaît sa propre responsabilité et ne pourrait éventuellement plus bénéficier d’indemnités compensatoires en cas d’accident.

Les circonstances particulières de la production de biens socialement utiles expliquent le danger, mais ne justifient pas l’acceptation du risque sans un contrôle clair et contradictoire par les parties et les institutions, sous peine d’arbitraire.

L’indemnisation doit être complète et préalable, ce que cette loi ignore tant sur le montant qui reste incertain, que sur son caractère préalable. Ce qui est nié, puisque le riverain doit faire l’avance des frais de travaux qui est éventuellement remboursée ensuite par le biais de crédits d’impôts.

Les principes qui fondent notre Constitution sont ainsi remis en cause. Bien plus, en 2013 l’État a poussé les feux pour vite imposer ces mesures de PPRT avant que la directive Seveso 3 n’entre en vigueur (juillet 2015), laquelle réaffirme avec force la responsabilité de l’industriel pour réduire les risques à la source: «Les États membres veillent à ce que l’exploitant soit tenu de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour prévenir les accidents majeurs et pour en limiter les conséquences sur la santé humaine et l’environnement».

RASSEMBLER PLUS LARGEMENT

Il y a un héritage de défiance entre salariés veillant à leur entreprise et à l’emploi d’une part et riverains soucieux de sécurité de l’autre. Les directions d’usines savent bien en jouer.

Pourtant les riverains sont souvent d’anciens salariés ou ont des salariés dans leurs familles; salariés, riverains, ingénieurs des ICPE (installations classées pour l’environnement), élus locaux n’ont rien qui les oppose et tous les motifs pour agir en commun. Un tel rassemblement est nécessaire pour s’opposer efficacement à la mécanique administrative de cette loi. Encore faut-il en construire les bases. Lorsque ce rassemblement a lieu, industriels et représentants de l’État connaissent un certain malaise à imposer ces mesures. Car il ne s’agit pas de refuser le principe de mesures de prévention des risques autour des usines. Mais il faut arriver à cerner les responsabilités et organiser les priorités: la réduction des risques à la source.

Pour cela la création d’un Fonds spécial alimenté par les acteurs, pourtant prévu dans les préconisations du «Rapport Loos » et sur le modèle du FIPOL créé auparavant pour une question de complexité comparable, qui a été évitée au seul bénéfice de l’industriel, doit être reprise.

La démocratie locale est la clef d’une confiance responsable et tout peut être discuté, notamment le « seuil d’acceptabilité économique » que l’industriel doit justifier.

L’indemnisation préalable des riverains touchés par d’éventuelles mesures n’est que justice. Les obligations des assurances doivent être clarifiées pour les zones ainsi affectées.

L’enjeu de ce rassemblement reste de savoir si, au prétexte de sécurité, nous organisons la décroissance et le déclin ou si, les risques étant maîtrisés, la grande industrie sera acceptée; en France, et si notre pays peut rester un grand pays industriel. Nous faire porteurs de l’idée de maîtrise des risques, c’est être acteurs de ce grand débat et rassembleurs.

JEAN CLAUDE CHEINET est membre du comité de rédaction de Progressistes. Il est l’ancien président du CYPRES (Centre d’information pour la prévention des risques majeurs), militant pour la sûreté industrielle.

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