L’édition scientifique a connu ces dernières décennies des mutations profondes liées aux nouvelles technologies et à internet. Elle fait face à une croissance sans précédent du nombre de revues, au passage à l’accès libre (Open Access) et aux décisions publiques qui le suivent ou le précèdent. Ces mutations préfigurent un changement de modèle économique qu’il est encore difficile d’imaginer.
Les questionnements sont nombreux. « À qui appartient le savoir ? » titrait Le Monde en février 2013. De fait, les arguments en faveur du libre accès ne concernent pas uniquement les scientifiques et se font l’écho du désir croissant des citoyens d’accéder aux moyens de la connaissance. Quel est le coût réel d’une publication ? Les scientifiques ont le sentiment de faire gratuitement une grande partie du travail d’édition en utilisant des traitements de texte performants et en se chargeant du processus d’acceptation. Ils ne se plaignent pas de ne pas être payés mais du prix des abonnements.
En même temps, à côté des intérêts scientifiques ou financiers figurent ceux des grandes institutions ou des États. Le paysage est à la fois international et morcelé, chaque communauté scientifique ayant ses propres règles. Cet article se place du point de vue des mathématiciens.
LA SINGULARITÉ D’UNE DISCIPLINE
Les publications en mathématiques touchent un public spécialisé. La communauté mathématique est de taille modérée et très structurée, en France comme ailleurs. La documentation y joue un rôle crucial, avec une forte longévité des articles, et chaque département de mathématiques y consacre ainsi un budget conséquent. Les mathématiciens sont attachés à une vision plutôt individualiste de la recherche, même s’ils augmentent leurs collaborations. Ils font preuve de méfiance vis-à-vis du financement par projets, en particulier s’il sert à financer les publications.
Avec l’utilisation grandissante de la bibliométrie, le rôle que jouent les publications dans l’évaluation des chercheurs tend à prendre le pas sur leur rôle premier de dissémination des idées. Ces questions ont été très discutées et l’Union Mathématique Internationale s’est déclarée hostile à la bibliométrie.
MUTATIONS ET RÉACTIONS
L’édition mathématique est partagée entre édition académique, édition commerciale et sociétés savantes. Les revues françaises sont éparpillées avec une place croissante des grands éditeurs Springer et Elsevier. Ceux-ci recherchent une situation de monopole et profitent du resserrement des budgets: une fois payée la facture Elsevier, une bibliothèque doit limiter ses autres abonnements. Le passage à l’électronique renforce ce monopole avec la création de plateformes de diffusion. Les titres n’y sont plus vendus séparément mais par catalogues entiers, avec une politique du « à prendre ou à laisser ».
Étant très organisés, les mathématiciens français ont pu négocier avec les éditeurs commerciaux. Le premier contrat passé en 1998 avec Springer a été vécu à la fois comme un progrès, l’ensemble des chercheurs ayant un accès facile à la documentation, mais aussi comme porteur de menaces quant à l’augmentation des tarifs. Les renouvellements de contrats ont été accompagnés de protestations: pétition en 2011 des bibliothèques contre les pratiques de Springer, 13000 boycott d’Elsevier en 2012, les 13000 signataires (pas tous mathématiciens) s’engageant à ne pas publier dans les revues d’Elsevier ni travailler pour elles.
L’OPEN ACCESS ENTRE EN JEU
Pour les mathématiciens, l’histoire de l’Open Access commence il y a plus de 20 ans. À partir de 1991, beaucoup déposent leurs articles avant publication sur ArXiv, l’archive libre créée par les physiciens. S’y ajoutent les dépôts sur des pages personnelles, si bien qu’une grande partie de la documentation mathématique est accessible librement, 56 % pour l’Europe. En France, le dépôt sur l’archive HAL se généralise au début des années 2000 à l’incitation du CNRS.
En parallèle, la déclaration de Berlin2 est signée en octobre 2003 par quelques institutions dont le CNRS avant que beaucoup d’autres les rejoignent. Elle recommande l’accès libre aux publications selon deux voies: la voie verte (Green Open Access) où les œuvres sont disponibles sur un site d’archives ouvertes parallèlement à leur publication dans une revue, et la voie dorée (Gold Open Access) où l’article est disponible gratuitement pour les lecteurs sur le site de la revue. Dans ce cas, le paiement peut être fait par l’auteur, système « auteur-payeur » qui est progressivement identifié à la voie dorée.
Tout se précipite en 2012. Le gouvernement britannique décide de passer à l’Open Access sous sa forme auteur-payeur. Les recommandations de la déclaration de Berlin deviennent pour les Britanniques des obligations: les résultats des recherches financées par des fonds publics doivent être en accès libre. La Commission européenne formule dans la foulée une demande analogue tout en laissant le choix de la voie. Mais elle propose de rembourser les coûts de publication, favorisant ainsi la voie dorée. En 2013, la Maison Blanche tire dans la même direction. Bien que beaucoup de revues en libre accès se soient créées, les mathématiciens français continuent de publier essentiellement dans les mêmes revues, choisissant de fait la voie verte avec HAL. Mais en 2012, un nouveau journal, qui se veut un concurrent des meilleurs journaux est lancé en accès libre dans le modèle auteur-payeur par Cambridge University Press. Les sociétés mathématiques britannique et américaine lancent aussi de nouveaux journaux sur le même modèle.
La communauté mathématique française s’empare du sujet en juillet 2012. Les sociétés savantes de mathématiques font une déclaration commune pour dénoncer les effets pervers de la voie dorée : « La recherche des financements nécessaires va faire revenir de vieilles habitudes, dont le mandarinat et le clientélisme, tout en risquant de laisser de côté des travaux de premier ordre ». Les positions vis-à-vis de la voie verte diffèrent selon les disciplines: en chimie, les sociétés savantes restreignent les dépôts sur les archives libres.
En janvier 2013 la ministre Geneviève Fioraso présente la position française. Elle affirme que «la diversité des modèles possibles est un facteur de succès» et annonce des aides pour chaque modèle, permettant à la fois de généraliser la voie verte aux publications traditionnelles, et de maîtriser le coût des publications de la voie dorée.
PROJETS ET DÉRIVES
Certains mathématiciens français sont prêts à lancer de nouvelles revues électroniques entièrement gratuites. Dans le projet « épisciences » soutenu par le CNRS, il n’y a plus de revue proprement dite mais l’article, une fois accepté, figure sur la page de l’épi-revue sous la forme d’un lien vers le texte intégral stocké sur l’archive ouverte. En sciences humaines et sociales, se met en place avec le site revue.org la voie freemium. L’accès sur internet aux articles est gratuit mais des services complémentaires sur abonnement sont proposés, dont le téléchargement des fichiers. Dans la voie platinum, d’autres services sont payants, comme des outils de tri. Cette voie a l’avantage de laisser les bibliothèques au cœur du dispositif et seuls interlocuteurs des éditeurs. Dans la voie hybride, l’auteur paie pour que son article, accepté dans une revue traditionnelle, soit accessible sur internet. Ce paiement peut être fait par une institution qui a un contrat avec l’éditeur.
Les dérives de la voie dorée n’ont pas été longues à se manifester. À partir des années 2000, il y a eu une ruée vers l’or de la publication en libre accès et de ses bénéfices. Les clients, qui sont les auteurs et non plus les bibliothèques, sont facilement manipulables. On les flatte par des actions publicitaires leur permettant d’augmenter rapidement leur bibliographie en jouant sur les processus traditionnels d’acceptation et de relecture.
Il était tentant de faire quelques expériences. La plus spectaculaire a été menée par la revue Science en 2013. Sylvestre Huet, journaliste à Libération, titrait à cette occasion: « Open Access : du rêve au cauchemar ». L’article de Science décrit comment un article de biologie dont les fautes sont supposées sauter aux yeux, a été envoyé à plus de 300 revues en accès libre et accepté par plus de la moitié.
QUELQUES QUESTIONS EN GUISE DE CONCLUSION
Les immenses profits des éditeurs ont été largement dénoncés. Mais une analyse plus fine est nécessaire. Force est de constater que leur implication permet plutôt la continuité de certains des meilleurs journaux scientifiques, au moins dans une période de transition.
Avec le système auteur-payeur, l’auteur est directement client de l’éditeur et non la bibliothèque, alors qu’il est beaucoup plus malléable. Quelles en sont les conséquences sur les relations entre chercheurs ou l’organisation de la recherche? Est-il encore possible de freiner,
voire d’arrêter, cette mutation vers le système auteur-payeur ? Parmi ceux qui s’y opposent, beaucoup pensent que les publications peuvent être entièrement gratuites. Mais de fait les coûts sont alors supportés par les institutions. Souhaite-t-on renforcer leur pouvoir ? Sans oublier que nombre de scientifiques seront laissés au bord de la route du fait de la pauvreté de leur pays ou de leur institution.
Y aura-t-il encore une place pour l’édition académique traditionnelle ou les revues des sociétés savantes, qui se voient soumises à la pression conjuguée des éditeurs commerciaux et des grandes institutions qui, seules, peuvent proposer des revues gratuites ?
Le marché de l’édition scientifique intéresse tous les pays, et pas uniquement les grands pays traditionnels qui détenaient jusqu’ici une sorte de monopole. Avec la création de petites maisons d’édition dans les pays émergents assistons-nous à un changement du paysage scientifique? Est-il légitime, pour nous occidentaux, de nous méfier systématiquement de leurs pratiques ?
Le panorama actuel donne l’impression d’une mutation incontrôlée. Comment freiner cette machine infernale pour y introduire un peu de rigueur et d’éthique et revenir à l’équilibre? Car ce n’est pas un paramètre, puis l’autre, qu’on est en train d’ajuster pour optimiser le système de publication: ce sont tous les paramètres à la fois qui sont soumis à de fortes secousses.
Aline Bonami est professeur émérite à l’université d’Orléans. Présidente de 2012 à 2013 de la Société Mathématique de France.