Transport ferroviaire : les contradictions de l’Europe, JULIETTE RYAN

Loin de transformer les services publics de différents pays pour aller vers plus de cohérence à l’échelle européenne, les directives dites « paquets ferroviaires » aboutissent à une diminution du transport ferroviaire, tant pour le fret que pour les passagers, au détriment de l’environnement.

Le 26 février 2014 plusieurs milliers de cheminots venus de toute l’Europe étaient rassemblés devant le Parlement européen à Strasbourg. Plus de 17 nationalités étaient représentées. Alors que le rail est déjà en partie privatisé du fait de nombreuses législations nationales et européennes, qu’y a-t-il à craindre du quatrième paquet ferroviaire en discussion actuellement ?

CONTEXTE

Le traité de Rome de 1957 a fait du marché unique et de la politique de concurrence le cœur de la construction européenne. En matière de transport la conséquence d’un tel prisme est claire : la privatisation. Mais le transport ferroviaire est un monopole naturel, fort d’une culture syndicale bien ancrée, donc il résiste tant bien que mal à l’offensive libérale. Pour mieux atteindre ses objectifs, la Commission européenne, missionnée par les États membres, a dû procéder par étapes.

En 2001 le premier paquet ferroviaire a posé les bases de l’interopérabilité et de la privatisation du fret. En 2004 le deuxième paquet ferroviaire fixe l’année 2007 comme date finale pour un fret ferroviaire libéralisé. En 2007 le troisième paquet ferroviaire prévoit la privatisation des services internationaux de passagers. Le 3 juillet 2012 le Parlement a approuvé la refonte du premier paquet et amplifié les législations précédentes. Cette refonte établissant un espace ferroviaire unique européen est entrée en vigueur le 15 décembre 2012 et devra être transposée dans toutes les législations nationales pour le milieu de l’année 2015.

Depuis 2012 les discussions sont lancées sur le quatrième paquet ferroviaire, et ceci sans qu’aucune évaluation sérieuse de l’impact des précédentes étapes n’ait été faite.

IMPACT DES PRÉCÉDENTES VAGUES DE LIBÉRALISATION

Les conséquences des trois premiers paquets ferroviaires ainsi que de la refonte ont été catastrophiques tant pour les usagers que pour les travailleurs du rail. Les prix ont explosé pour les transports de voyageurs à l’international aujourd’hui complètement libéralisés. Pour ne citer qu’un exemple, Thalys propose des tarifs qui sont tout sauf compétitifs, avec un aller Paris-Bruxelles en deuxième classe tarif normal à 100€. Pour ce trajet d’une heure quinze, le prix est de plus d’un euro la minute! Partout à travers l’Europe le train devient un produit de luxe et le transport de passagers se reporte vers la route. La SNCF a récemment mis en place un service de cars (ID BUS) pour continuer à fournir une offre aux classes moyennes qui n’ont plus les moyens de prendre le train sur certains trajets. Les salariés sont pressurés, jusqu’à créer des situations dangereuses pour tous, salariés comme usagers. Le coût du travail devient une variable d’ajustement permettant d’augmenter les profits des entreprises ferroviaires.

L’impact est également écologique. Depuis 10 ans en France, les politiques de libéralisation ont conduit à une baisse drastique du transport de fret par le rail. En 2002 environ 55 milliards de tonnes-kilomètres étaient transportés, en 2012 il n’y a plus que 21,1 milliards de tonnes-kilomètres transportés par les services de Fret SNCF. Le train est le moyen de transport le plus respectueux de l’environnement.

Le transport par route qui profite de sa chute est au contraire une source de pollution, de dégradation des infrastructures routières causant un coût supplémentaire aux collectivités, et de dumping social avec l’utilisation de travailleurs venus de toutes l’Europe payés une misère pour faire baisser les coûts du travail, au détriment de l’ensemble des travailleurs.

Un fret ferroviaire fort est indispensable à une politique environnementale ambitieuse. L’hypocrisie est donc grande, lorsqu’un gouvernement tente de mettre en place une écotaxe, qui plus est par le biais d’un partenariat public-privé qui arrose largement le prestataire, alors que, dans le même temps, ce même gouvernement et ses élus au Parlement européen participent à la casse du ferroviaire. Pour qu’une mesure de dissuasion soit efficace, et ne se contente pas de pénaliser les zones rurales ou périphériques, faudrait-il encore que des solutions alternatives soient renforcées.

QUELS NOUVEAUX OUTILS POUR CASSER LE RAIL ?

Le quatrième paquet ferroviaire est un ensemble de six directives et règlements européens qui visent à achever la libéralisation du rail. Le quatrième paquet se divise en un volet politique et un volet dit technique. Objectif affiché : l’ouverture totale du transport de voyageurs à la concurrence d’ici à 2022. Quelles sont les méthodes avancées pour y arriver ?

• l’obligation pour les collectivités de passer par des appels d‘offres

Les collectivités disposent selon le protocole 26 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne d’« un large pouvoir discrétionnaire pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêt économique général d’une façon qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ». Aujourd’hui les collectivités disposent du droit d’attribuer, directement et sans procédure d’appel d’offres, un contrat de service public à une entreprise ferroviaire. Les entreprises ferroviaires dites «historiques» (en France la SNCF) restent pour le moment très largement majoritaires dans les systèmes nationaux (à part en Suède et en Angleterre où le démantèlement du service public du rail est déjà achevé). La position jusqu’au-boutiste de la Commission européenne a cependant été quelque peu atténuée par le Parlement européen qui précise que des contrats par octroi direct peuvent continuer à exister sous des conditions strictes. Les autorités nationales devront prouver que les critères d’efficacité peuvent être atteints, en fonction de la ponctualité des services, du rapport coût-efficacité, de la fréquence des services et de la satisfaction des usagers.

• les structures intégrées et la réciprocité

La question de la séparation entre gestionnaires d’infrastructure et opérateurs de transport a fait l’objet de très vifs débats au Parlement européen. Certains auraient préféré une séparation absolue, mais la possibilité du modèle en holding a été préservée, notamment du fait d’un lobbying actif des grandes entreprises ferroviaires. Sur cette seule base, les eurodéputés socialistes français ont voté le rapport sur la gouvernance ferroviaire estimant que cette mesure transformait radicalement le projet. Le rapport est certes atténué par rapport à la proposition de la Commission européenne sur ce point précis, mais il reste à n’en pas douter un pas en avant vers plus de libéralisation. Pour ne prendre que quelques exemples, le même rapport introduit une clause de réciprocité. Selon cette clause un opérateur pourrait être exclu d’un appel d’offres si le marché de son pays d’origine n’est pas ouvert, incitant fortement les États à appliquer avec zèle les politiques de libéralisation faute de quoi leurs champions nationaux seraient entravés dans la course pour de nouveaux marchés à travers l’Europe.

• le volet technique

La partie du quatrième paquet ferroviaire considérée comme technique concerne l’interopérabilité, la sécurité ou encore la gestion de l’Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer. Le rapport sur l’interopérabilité est un bon exemple des enjeux qui se posent sur les rapports techniques. La capacité à faire circuler des trains sans difficulté sur des réseaux ferroviaires situés dans des États membres différents n’est pas en tant que telle problématique et elle est tout à fait souhaitable dans le cadre d’une coopération transfrontalière publique.

Cependant, dans le cadre d’une tentative de la libéralisation, la question est autre. Pour les autorités françaises, il s’agit “d’un des facteurs permettant l’effectivité de l’accès aux différents marchés nationaux”.

LES GRANDS GAGNANTS : LES ENTREPRISES FERROVIAIRES

Le projet présenté par la Commission européenne dès le départ était centré sur : «la non-discrimination des nouveaux entrants», c’est-à-dire les entreprises et leur capacité à faire du profit. L’intérêt des usagers et des travailleurs étaient, eux, négligés.

La pression des entreprises ferroviaires soutenues par les États a poussé encore plus loin la logique. Si le quatrième paquet ferroviaire est adopté, cela signifiera:

• pour les usagers : une accélération de l’augmentation des prix, rendant de moins en moins accessible le moyen de transport le plus écologique,

• pour les collectivités : la remise en cause de leur droit à gérer le transport ainsi qu’une augmentation des coûts du fait des procédures d’appels d’offres (on note d’ailleurs que le comité des régions, dans un avis présenté par Pascal Mangin (UMP), a critiqué “une limitation grave du principe de libre administration des collectivités locales “),

• pour les travailleurs: des dégradations supplémentaires des conditions de travail alimentées par un dumping social encore renforcé et une insécurité croissante.

LES PROCHAINES ÉTAPES

Le vote en première lecture du Parlement européen fin février est une étape importante mais rien n’est à ce stade gravé dans le marbre. Le Conseil des ministres des transports sera amené à se prononcer probablement avant l’été 2014. Suite à cela, le Parlement européen nouvellement élu devra se prononcer à nouveau en deuxième lecture.

D’autres attaques sont actuellement en cours contre les transports publics.

Dans le domaine aérien, le nouveau volet de la règlementation dite “ciel unique européen” est en cours d’examen et vise à libéraliser les services de contrôle et de surveillance du trafic aérien. Dans le domaine portuaire, une directive sur les concessions des ports sera présentée en 2015. La première mouture, en discussion début 2014, vient d’être mise au placard. La Commission européenne ayant estimé… qu’elle n’allait pas assez loin. La Commission européenne souhaite intégrer notamment la manutention, le pilotage ainsi que le dragage qui étaient exclus dans cette proposition. Tout un programme ! Comme nous l’avons vu en 2003 et 2006 contre les paquets portuaires, la mobilisation des syndicats de dockers soutenus par des élus à l’offensive au sein de l’hémicycle de Strasbourg avait permis de mettre en échec les tentatives de privatisation.

Qu’il s’agisse des domaines ferroviaire, portuaire ou aérien, le résultat des élections européennes du 25 mai sera déterminant pour l’avenir des infrastructures publiques de transport en Europe.

Juliette Ryan est collaboratrice Front de Gauche au Parlement européen.

(Dans ce numéro, voir aussi l’article sur Ryanair p.44 concernant le dumping social dans le transport aérien en Europe.)

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