Airbus, orphelin de son modèle?, RÉMI TIC

Airbus est né d’une logique de coopération entre les pays européens dans les années soixante-dix. 40 ans plus tard, dans une Europe acquise aux valeurs de compétition et de rentabilité à court terme, que reste-t-il de cette belle idée de coopération au sein de cette entreprise ?

UNE RÉFÉRENCE HISTORIQUE

En 2014, la crise industrielle en France, et plus généralement en Europe, est telle que même les partisans du «tout service» ou du « tout-finance » cherchent des solutions. Les usines sans ouvriers ont fait long feu, le chômage de masse et la nécessité de maîtrise technologique ayant changé la donne. Dans un contexte de concurrence globalisée où la carte des pays moteurs de l’industrie est en perpétuelle mutation, nos gouvernements n’entrevoient de réponse qu’à l’échelle de géants européens. Dans ce domaine, une entreprise faisait l’unanimité pour incarner le modèle idéal: Airbus. Employé dans le langage courant, il est synonyme de succès économique européen, de synergies des différentes populations dans le cadre d’un projet commun. En 2014, comment opère-t-il au sein de cette entreprise qui a livré 626 avions en 2013 ?

Le premier constat est le partage des responsabilités par pays: à la Grande-Bretagne la conception des ailes, à l’Allemagne le fuselage et l’aménagement cabine, à l’Espagne l’empennage horizontal, la pointe avant et les systèmes à la France. Une partition du travail, dans laquelle les fonctions transverses et les services transnationaux sont l’exception. Les relations entre entités nationales sont principalement des relations d’interface de type « client-fournisseur » internes à l’entreprise, comme le veulent les nouvelles théories du management. Rarement du travail en équipe. On imagine alors ce que les situations critiques peuvent entraîner, de simples remarques à des tensions plus graves : « les Allemands sont ceci » ou « les Français sont cela », parfois fondées du fait des différences culturelles et surtout sociales, comparables aux leitmotivs développés par les médias. Parfois c’est plus difficile, quand un projet est bloqué et que la hiérarchie est sollicitée pour trancher entre deux façons de faire, les différents pays ayant souvent des procédures équivalentes mais incompatibles.

Un incident a malheureusement eu lieu à la fin des années 2000: l’A380 est le produit phare d’Airbus, qui doit témoigner du succès de la réorganisation capitalistique de l’aéronautique et du spatial européen, avec la création d’EADS en 2000. Avec l’ouverture massive du capital au privé, le but a été de diminuer les coûts de production en supprimant les lourdeurs et redondances présentes dans le cadre d’une organisation en entités nationales séparées. Or le passage en production du gros-porteur révèle de grosses erreurs stratégiques et un manque flagrant d’anticipation. Le point noir, facteur de plusieurs mois de retard, est le câblage électrique de la cabine : réalisé à Hambourg, ce câblage s’avère incompatible avec le reste de l’avion lors de l’assemblage final à Toulouse. La direction met alors en place de gros moyens: des dizaines d’ouvriers allemands sont dépêchés à Toulouse des mois durant, avec des conditions financières avantageuses. Les tensions vont croissant, jusqu’à un incident à la cantine. Les choix stratégiques ou politiques ont des répercussions sur les équipes, avec les transferts de charges lors de la transformation d’EADS en Airbus Group; la responsabilité de l’A400M, avion de transport militaire, passe d’Airbus à Airbus Defense & Space, nouvelle entité issue de la fusion de Cassidian et Astrium. Une partie des activités de conception doit alors être transférée de la France vers l’Espagne: s’ensuivent des mois de négociations sur les sujets concernés, puis ne reste que trop peu de temps pour assurer la formation des nouvelles équipes par les anciennes. La dimension européenne est alors vécue comme la cause de compromis politiques en totale opposition avec les logiques techniques, économiques et industrielles.

ANNÉES SOIXANTE-DIX : LE MODÈLE DE LA COOPÉRATION SOUTENUE PAR LES ÉTATS

Pourtant, le projet Airbus est un véritable produit de coopération industrielle européenne, du moins de certaines puissances économiques européennes. La France (Aérospatiale) et l’Allemagne (MBB et VFW-Fokker) initient en 1970 le groupement d’intérêt économique (GIE) Airbus Industrie, bientôt rejoints en 1972 par l’Espagne (CASA). En 1979, c’est la Grande-Bretagne (BAe) qui vient compléter la liste. L’objectif est de pénétrer le marché de la construction aérienne promis à une très forte expansion. À l’orée des années soixante, ce marché est trusté par les constructeurs américains (Boeing, Lockheed, Douglas) qui ont profité de l’effort de guerre entre1939 et 1945.

Pour avoir des chances de succès, la stratégie de concentration des constructeurs s’impose, au niveau national (Sud- et Nord-Aviation fusionnent pour devenir l’Aérospatiale) comme au niveau européen avec la formation du GIE. Il faut également positionner son produit de façon judicieuse: en concertation avec les compagnies aériennes européennes, Airbus décide de laisser le marché des gros-porteurs aux Américains (Boeing 747) et définit les modèles A300 puis A310 (moyens courriers de 300 places). À l’époque, l’économie mondiale accepte encore assez bien l’idée d’investissements sur le long terme et les états considèrent l’Aéronautique et le Spatial comme leur chasse gardée: le GIE (Airbus) obtient tout le soutien nécessaire des états afin de passer le cap difficile de l’entrée sur le marché. Avec le lancement de l’A320 dans les années 1980 (lancement officiel du programme en 1984, premier vol en 1987), le succès est en marche. Les commandes de vol électriques et le pilotage à deux sont de véritables révolutions, les premières parts de marché de Boeing sont grignotées, un duopole s’installe. Chose difficilement imaginable au lancement d’Airbus, la compagnie européenne passe même devant Boeing au tournant des années 2000.

Une telle histoire a été largement médiatisée, même si cette success story industrielle cache une histoire sociale moins reluisante, avec les différentes condamnations pour discrimination syndicale de militants CGT. Peu importe, Airbus se développe, Airbus gagne : Airbus prend une forte dimension politique pour une Europe en mal d’identité. La carte du « nationalisme » européen, naissant ou supposé tel dans l’opinion l’opinion publique, peut même être jouée à l’heure des grands conflits avec Boeing, comme celui de ces subventions versées par les états, qui ont débouché sur plusieurs procès.

LA MUTATION DU « MODÈLE » VERS SA FINANCIARISATION

Alors que les tentations d’appliquer le « modèle Airbus » à d’autres secteurs se font jour, fondées sur ce symbole, un tournant s’opère au changement de millénaire, vers la privatisation progressive de l’entreprise devenue très rentable. Cela entraîne des bouleversements profonds dans sa nature. Sous pression des Allemands et des Britanniques, mais avec l’aval du gouvernement français de « gauche plurielle », l’entreprise d’état Aérospatiale fusionne avec le Matra de Lagardère en 1999. Grâce à une sous-estimation des actifs d’Aérospatiale, l’état ne détient plus que 48 % du capital de l’entreprise: ceci a pour effet de lever les dernières réticences des partenaires européens privés à la création d’une entreprise totalement intégrée. Le groupe European Aeronautic Defense and Space company (EADS) est créé le 10 juillet 2000 par la fusion de DaimlerChrysler Aerospace AG, Aérospatiale-Matra et Construcciones Aeronauticas SA. Son capital est réparti entre DaimlerChrysler, Lagardère, les États français et espagnol, un tiers est flottant.

C’est paradoxalement avec la création de cette véritable entreprise à structure européenne que les deux principaux caractères attribués au « modèle Airbus » – son lien étroit avec les états et son caractère européen – vont être mis à mal. Si, dans ce premier « pacte d’actionnaires », le rôle des états reste primordial puisqu’ils disposent d’un droit de veto et que 51% du capital est détenu par les états et leurs investisseurs institutionnels, les stratégies libérales ont désormais le champ libre. Les logiques du rendement à très court terme et la recherche permanente du moindre coût modifient jusqu’aux métiers mêmes de l’entreprise. Des pans entiers de l’activité sont externalisés, et même les activités de bureau d’étude sont touchées sur le modèle de l’industrie automobile… On demande aux sociétés sous-traitantes de s’installer partiellement dans des pays à bas coût, quand ce n’est pas Airbus même qui crée des antennes en zone dollar (Inde, États-Unis) ou en Chine, démarche qui semble nécessaire pour obtenir dans ces pays de juteux contrats.

La chaîne de fournisseurs d’équipement s’est totalement affranchie des frontières européennes : nombreux sont les équipementiers américains (140 000 emplois aux États-Unis) qui remplacent leurs homologues européens, même sur le programme militaire A400M. Tout ceci fait qu’il est bien difficile aujourd’hui d’évaluer la part du made in Europe dans un avion, même si elle reste majoritaire. Cette évolution est fortement soutenue par la direction, avec pour argument récurrent la parité euro/dollar qui serait trop défavorable face à Boeing, ce que démentent pourtant les chiffres de vente. Notons au passage que le barycentre des activités se serait sensiblement déplacé hors d’Europe si la fusion avec BAe Systems en 2012 n’avait pas échoué. Cette entreprise britannique a en effet une grande partie de son activité sur le territoire américain.

LE LARGAGE DU MODÈLE COOPÉRATIF ET DE LA MAÎTRISE PUBLIQUE

Faire du « modèle Airbus » un modèle de coopération européenne est donc de moins en moins justifié. Il n’est plus présenté comme tel par la direction de l’entreprise dont les communications officielles parlent d’entreprise « internationale ». Cette suppression des racines européennes semble même être devenue l’un des objectifs principaux des dirigeants actuels : la modification du pacte d’actionnaires de mars 2013 et les déclarations du PDG Tom Enders l’ont confirmé. Enders a compris que l’échec de la fusion avec BAe est imputable aux réticences de l’état allemand et veut faire en sorte que cette situation ne puisse plus se reproduire. Au niveau de la structure du capital, c’est une révolution: les investisseurs institutionnels Daimler et Lagardère vendent leurs parts (avec un profit de plusieurs milliards d’euros) et le capital flottant devient désormais majoritaire (51 %). Lakshmi Mittal siège au Conseil d’administration d’administration, composé essentiellement de financiers, et les états perdent leur droit de veto. Pour l’anecdote, tout ceci a été entériné par le cabinet d’Arnaud Montebourg la semaine même où le Ministre du Redressement productif faisait mine de vouloir nationaliser Florange.

Des dispositifs bien complexes ont tout de même été mis en place pour que les états gardent un certain contrôle sur les activités liées à leur Défense nationale, notamment les missiles balistiques à tête nucléaire français (M51) fabriqués par Atrium. Les déclarations d’Enders sont au diapason : dans une lettre aux salariés – qui est une véritable insulte au monde du travail et à l’histoire de l’industrie aéronautique et spatiale – il se félicite que le groupe EADS devienne enfin une « entreprise normale », c’est-à-dire débarrassée du carcan des États. L’entreprise, ou plutôt sa direction, s’émancipe de l’Europe, les stratégies libérales n’ont désormais plus de frein. Ainsi dès décembre 2013, malgré des résultats excellents, la direction annonce une restructuration complète du groupe et la suppression de 5800 postes en Europe. Les gouvernements s’embourbent à essayer de les justifier. L’évolution du groupe en quelques mois illustre parfaitement le cercle vicieux du désengagement de l’état dans l’industrie.

La restructuration s’accompagne du changement, très symbolique, du nom du groupe: EADS devient Airbus Group, Eurocopter devient Airbus Helicopter pour supprimer tout ce qui rappelle l’Europe. La croissance espérée de l’entreprise pourra désor – mais se faire hors des frontières des États fondateurs, si tel est le plus rentable. La réalité du groupe Airbus en 2014 est donc bien loin des valeurs que l’on exalte lorsque l’on invoque son modèle. Les états, et les peuples européens ont de moins en moins de contrôle sur cette entreprise, qui est pourtant le fruit d’une extraordinaire mise en commun de compétences. En 2014, alors que l’on entend parfois des appels à un « Airbus de l’énergie » ou un « Airbus de l’informatique», il semble surtout urgent de créer les conditions pour (re)faire d’Airbus un « Airbus ».

Rémi Tic est ingénieur chez Airbus et membre du collectif aéronautique du PCF.

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