Par exception au dogme concurrentiel, les coopérations entre entreprises sont en réalité une concession au besoin impératif de l’appareil productif européen de rester dans la course mondiale.
La question des coopérations industrielles en Europe est extrêmement importante à l’heure de la mondialisation. Il existe en effet une compétition féroce entre entreprises internationales pour la conquête de nouveaux marchés et notamment dans les secteurs à haute valeur ajoutée et de haute technologie. De plus, aujourd’hui, l’organisation mondiale des forces productives est dans un processus de régionalisation, à l’image des constructions interétatiques comme l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) ou l’ALENA (Accord de libre échange nord-américain) qui se structurent comme des blocs de coopérations et d’échanges régionaux plus ou moins intégrés.
Contrairement à une idée largement répandue, le secteur industriel, que ce soit au plan national, européen ou mondial, est loin d’occuper une place secondaire dans la valeur totale des échanges économiques. Par exemple, à l’échelle européenne, 80% des exportations et des dépenses de recherche et développement sont liées à la production industrielle, ces données renforçant la nécessité d’une étude consacrée à ces grandes filières.
Pour comprendre la manière dont sont organisées les coopérations entre entreprises dans le cadre de l’Union européenne, il faut impérativement inscrire notre réflexion dans le cadre général qui préside à ces rapprochements.
LES VERTUS SUPPOSÉES D’UN ORDRE CONCURRENTIEL EXTENSIF
Nous avons choisi de nous appuyer sur le concept développé par la doctrine juridique et économique de « l’ordre concurrentiel ». Une telle notion correspond à la tendance prégnante de l’UE à étendre les mécanismes de marché et les règles de concurrence qui lui sont afférentes à un nombre toujours plus important d’activités économiques, mais aussi sociales qui, longtemps, avaient été exclues de la régulation économique. De la même manière, ce concept doit s’entendre de la prégnance des règles de concurrence et de leur habilité à organiser et réguler la majeure partie des relations économiques au sein de l’Union européenne.
Résumant l’approche, Michel Rainelli souligne que l’ordre concurrentiel correspond à deux mécanismes: « l’extension de la sphère du marché et plus généralement à la pénétration des valeurs liées au marché dans des sphères qui lui étaient étrangères, comme certains services publics. La seconde relève d’une croyance renouvelée dans les capacités des marchés à atteindre par eux-mêmes un équilibre, que toutes choses égales par ailleurs, l’intervention publique ne pourrait que perturber »(1). Une rapide digression sur l’importance de la concurrence comme toile de fond du fonctionnement de l’Union européenne n’est pas seulement nécessaire du fait de la présence forte dans les Traités, des règles de régulations économiques. Les coopérations entre entreprises, qui occupent le cœur de la présente contribution, s’inscrivent en effet complètement dans ce cadre.
UNE PROHIBITION THÉORIQUE DES ENTENTES ET POSITIONS DOMINANTES
Dans l’Union européenne les coopérations entre entreprises dépendent du droit de la concurrence et sont divisées en deux grandes catégories : les accords verticaux (entre deux acteurs de la chaîne de production situés à des niveaux différents) et horizontaux (entre deux concurrents directs). L’article de référence qui concerne les accords entre entreprises est l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne. Il dispose que : « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises et toutes pratiques concertées qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur (…) ». Sont principalement visés, l’imposition de prix d’achats et de ventes, le contrôle ou la limitation de la production, la répartition des marchés et des sources d’approvisionnement, l’application de conditions défavorables aux concurrents, notamment dans les prestations fournies à d’autres entreprises. L’article 102 du TFUE (Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne) recèle également une place non négligeable dans le traitement des ententes puisqu’il prohibe toute position dominante individuelle ou collective qui constituerait un abus et serait donc contraire aux règles de concurrence.
LA COOPÉRATION : EXCEPTION « COMPÉTITIVE » TOLÉRÉE, MAIS RESTREINTE
A titre liminaire il faut donc souligner que la coopération entre entreprises n’est possible dans le cadre européen qu’aussi longtemps qu’un tel accord ne soit pas considéré comme portant une atteinte sérieuse à la concurrence. Des dérogations à un tel principe existent, tant que toute concurrence n’est pas éliminée, et l’étude des exemptions à ce contrôle strict des accords entre entreprises européennes nous permet de comprendre quelques éléments saillants de la stratégie industrielle européenne. Deux mécanismes existent et doivent ici être présentés: une entente définie comme anti- concurrentielle peut être exemptée de l’application de l’article 101 s’il est établi que l’accord en question permet des « gains d’efficience » substantiels, notamment lorsque la coopération entre les firmes entraîne « une diminution des coûts de transaction et de distribution des parties et (tend à) assurer à celles-ci un niveau optimal d’investissements et de ventes »(2).
La seconde option permet à des accords considérés comme étant porteurs d’une atteinte à la concurrence de s’appliquer, il s’agit des règlements d’exemption par bloc. L’étude de tels règlements est intéressante car elle permet véritablement de voir comment, au travers de la matrice du droit de la concurrence, l’Union européenne et plus précisément la Commission, qui bénéficie de compétences exclusives en la matière, peut orienter les objectifs de politique économique de la conclusion des accords entre entreprises. Ainsi, les principaux règlements d’exemption par catégories sont destinés aux accords de transfert de technologie et de recherche et développement. Ces deux textes sont destinés à faciliter la mise en commun des efforts de renforcement technologique, et le partage entre entreprises, y compris parfois concurrentes, des recherches bien souvent coûteuses.
Les possibilités d’exempter les accords entre entreprises des règles d’airain de la régulation concurrentielle sont donc fortement restreintes, notamment par des seuils précis qui oscillent classiquement entre 20 et 30% de parts de marchés des entreprises parties à l’accord et qui empêchent toute possibilité d’exemption pour des entreprises dépassant ce seuil, afin de lutter contre les abus collectifs de position dominante.
L’explication économique sous-jacente d’un tel choix réside dans la volonté de dirigeants européens, convaincus de la théorie des avantages comparatifs, chère à l’économiste Ricardo, de la nécessité de spé- cialiser l’appareil industriel européen dans les produits à haute valeur ajoutée et de haute technologie, afin d’atteindre une compétitivité internationale forte.
Ce serait une erreur de penser que la doctrine européenne en matière de concurrence constitue un « laisser- faire » complet. Bien au contraire, la concurrence est conçue comme étant un moyen, extrêmement puissant certes, d’assurer l’allocation optimale des richesses et partant, la compétitivité industrielle de l’Union européenne. Un tel processus est certes contestable et à mon sens inefficace, mais il faut en prendre conscience pour comprendre la manière dont est ordonnée la conduite de l’appareil productif européen et donc des accords entre entreprises.
Via le droit de la concurrence, l’Union européenne dessine une stratégie bien précise de la coopération entre firmes destinée à construire la compétitivité internationale du continent : des coopérations restreintes dans le temps et ciblées, principalement dans le cadre des hautes technologies et des coopérations, et qui doivent rester figées dans les règles du marché.
En réalité les grandes collaborations industrielles européennes, qu’il s’agisse d’Ariane ou d’Airbus sont d’abord et avant tout le fruit de la collaboration entre États directement.
Ce qu’il faut retenir de la conception européenne actuelle des accords entre entreprises, notamment pour ce qui concerne le domaine industriel, c’est tout d’abord une extrême méfiance envers ceux-ci. Ils ne sont possibles que s’ils ne remettent pas en cause les règles de concurrence, véritables lignes directrices idéologiques de l’organisation de l’appareil productif à l’échelle du continent.
ALEXIS COSKUN est doctorant à l’Université de Strasbourg.
(1) Michel Rainelli, L’ordre concurrentiel : approche d’un économiste, Mélange en l’honneur d’Antoine Pirovano, pp14-22.
(2) Règlement N°1/2003 du 16 décembre 2001 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité.