Si l’on connaît de renom Paul Langevin, 1872-1946 un des plus grands physiciens du XXe siècle, on connaît moins l’humaniste engagé qu’il a été. Compagnon de route du Parti communiste, considéré comme un danger sous Vichy, incarcéré par la Gestapo.

UN BRILLANT SCIENTIFIQUE D’ORIGINE POPULAIRE
Un brillant scientifique d’origine populaire Entre la rue Monge et la rue des Écoles, à Paris, un joli petit square porte le nom de Paul Langevin. Il y a des lycées Paul Langevin dans toute la France. On le sait grand physicien, engagé dans la vie sociale aux côtés des travailleurs, et porteur d’idées fortes sur l’humanité à venir. Précisons un peu. Son grand-père paternel, né dans le Calvados fut soldat de Napoléon, puis s’établit comme serrurier à Versailles. Son père fut zouave en Algérie, puis métreur-vérificateur dans le bâtiment. Sa mère était petite-nièce d’un médecin célèbre. Le ménage eut trois fils, le second fut Paul. Paul était brillant, mais pas question pour lui d’études classiques. L’École de Physique et Chimie de la Ville de Paris venait d’ouvrir en 1888 et il fut reçu premier; ce rang fut une constante par la suite.
Au sortir de l’École, il passa la licence, puis le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure en 1894, puis l’agrégation de sciences physiques. Il reçut une bourse de la Ville de Paris pour le laboratoire Cavendish de Cambridge en Angleterre, bien équipé pour l’étude des rayons X, ce qui fut son premier sujet de recherche. Les rayons X s’observaient par les effets d’ionisation qu’ils produisent dans les gaz. Cette ionisation devint un sujet par lui-même, tant théorique qu’expérimental. L’ionisation de l’atmosphère, par laquelle s’explique sa conductibilité, amena Langevin à une étrange et fructueuse découverte, celle des « gros ions », ou conglomérats de petits ions, qu’on voit à l’oeuvre dans la constitution des nuages comme dans les techniques de dépoussiérage qui ont suivi leur découverte. À l’âge de 30 ans, son œuvre de physicien lui valut la charge d’un cours au Collège de France en 1902, puis celle de professeur en 1909, en même temps qu’il enseignait à l’École de Physique et Chimie. Tant l’enseignement que la recherche, lui furent une passion.
Ce fut aussi le début d’exposés d’ensemble sur la physique contemporaine dans des congrès internationaux. En électromagnétisme, Langevin théorisa la magnétisation des corps, qui s’exerce soit en sens inverse du champ qui la provoque (diamagnétisme) soit dans le même sens (paramagnétisme). Sa prévision d’un abaissement de température des corps paramagnétiques lorsqu’on supprime le champ magnétique a été utilisée beaucoup plus tard en cryogénie pour se rapprocher autant que possible du zéro absolu. Langevin est célèbre dans la Marine grâce à l’utilisation d’ultrasons pour détecter les sousmarins allemands pendant la guerre de 14-18. Pour les produire et les analyser au retour, Langevin eut recours au quartz piézoélectrique, dont les propriétés de piézoélectricité avaient été établies par Pierre et Jacques Curie comme moyen de convertir des ondes hertziennes en vibrations mécaniques et inversement.
L’idée était nouvelle, la mise en oeuvre était difficile. Langevin y développa toutes les ressources de sa formation d’ingénieur et de physicien. Relativité et théorie des quanta Il fut un ardent défenseur d’une expérience imaginaire illustrant la théorie de la relativité d’Einstein: « le bolide de Langevin ». Un voyageur enfermé dans ce bolide qui s’éloignerait de la Terre à une vitesse proche de celle de la lumière puis reviendrait sur terre aurait moins vieilli que ses parents et amis restés sur terre. C’est une illustration de la révolution conceptuelle introduite par Einstein en éliminant la notion de temps absolu. Avec Einstein, Paul Langevin est à l’origine d’une grande découverte, celle de l’énorme réserve d’énergie contenue dans les noyaux d’atomes, la célèbre formule : e=mc2. Il fut le premier à s’apercevoir que les bilans d’énergie expliquent que les masses des noyaux atomiques ne soient pas exactement des multiples de la masse du noyau d’hydrogène.
Deux grandes théories allaient renouveler la physique dans les années 1920: la relativité générale et la théorie des quanta. Elles nous sont familières aujourd’hui par leurs applications, comme le GPS ou le laser, même si elles ne font pas partie de la culture commune. Après Einstein qui en est le créateur, Langevin contribua grandement à la première, et la fit connaître en France par ses cours au Collège de France. Il n’a pas participé directement à la seconde, mais il en a suivi attentivement les développements : il savait qu’on ne pouvait pas appliquer la mécanique classique au domaine atomique, et qu’on ne pouvait pas assimiler des électrons à des points matériels. Il a parfaitement admis qu’on ne pouvait pas préciser à la fois la position et la vitesse d’une particule, comme l’énoncent les inégalités de Heisenberg. Mais il s’est refusé à en faire une mise en cause du déterminisme, les extraordinaires précisions que permet la mécanique quantique dans les mesures et les prévisions semblent lui donner raison. Sa vie durant, Paul Langevin n’a cessé d’être physicien. Et c’est comme physicien qu’il a été reconnu par les instances internationales avec toutefois un certain retard puisqu’il n’a été élu membre de l’Académie des Sciences qu’en 1934.
SON ENGAGEMENT
C’est que Paul Langevin n’a pas été seulement un grand physicien. Il a eu toute sa vie la passion de la justice et de l’émancipation humaine, et il a lié en permanence la pensée et l’action. Cela a commencé quand il était à Cambridge et qu’éclatait l’affaire Dreyfus. Charles Péguy, camarade de promotion à l’École Normale, avait pris l’initiative d’une lettre de protestation contre la condamnation de Dreyfus et celle de Zola à la suite de son article retentissant « J’accuse ». Il écrivit à Langevin pour qu’il la signe, ce qu’il fit aussitôt. Langevin adhéra à la Ligue des droits de l’homme et ce fut jusqu’en 1914 le cadre de son action civique. Il prit part à la guerre, mais il sympathisait avec les pacifistes, Romain Rolland comme Einstein, tous deux établis en Suisse.
Après la guerre, son amitié avec Einstein l’amena à deux initiatives de grande portée symbolique : l’invitation d’Einstein au Collège de France, qui se heurta au chauvinisme ambiant et conduisit des trublions à interrompre son cours; puis une longue visite à Berlin, qu’une partie de la presse qualifia de trahison. Il avait pris en 1920 la défense d’André Marty, marin de la Mer Noire, condamné au bagne pour s’être opposé à la participation de la flotte française aux opérations menées contre la Russie soviétique naissante. À partir de là, sa participation à la vie politique s’accentua. Les menaces sur les libertés et sur la paix faisaient jour et s’aggravèrent. La montée du fascisme en Italie, puis en Allemagne et dans toute l’Europe, amena Langevin à présider le mouvement créé par Romain Rolland et Henri Barbusse qu’on appela Amsterdam-Pleyel ; il s’agissait d’un Comité mondial permanent contre le fascisme et la guerre intervenant à Genève et auprès des gouvernements. En France se créa au début des années 1930, le Comité de vigilance des intellectuels, dont Langevin fut également l’un des présidents.
L’ADHÉSION AU PCF, LA GUERRE ET L’OCCUPATION.
Avant d’adhérer au Parti communisme, Paul Langevin en était un compagnon de route actif et fidèle. Après la défense d’André Marty, puis de Dimitrov, il avait œuvré de toutes les manières au succès du Front populaire, il avait combattu les accords de Munich avec les communistes, et il avait enfin pris la défense des députés communistes en 1939 quand, à la suite du pacte germanosoviétique, le parti communiste avait été mis hors la loi et ses députés poursuivis. Son élève et gendre le physicien Jacques Solomon, son épouse Hélène, sa bru Luce, étaient des militants communistes: Jacques Solomon, résistant dès 1940, fut torturé et mis à mort par la Gestapo, Hélène fut déportée et revint par miracle, Paul a vécu dans sa chair la barbarie nazie.
Il représentait lui-même un danger pour Vichy et les autorités d’occupation. Il fut destitué de la direction de l’École de Physique et Chimie. Le 30 octobre 1940 il fut arrêté par la Gestapo et emprisonné à la prison de la Santé. Les réactions furent immédiates : le 8novembre, une manifestation des étudiants communistes dans le quartier latin, le 11 novembre, le mot d’ordre « libérez Langevin » dans la manifestation des étudiants sur les Champs-Élysées; et quelques semaines plus tard, la parution de l’Université libre à l’initiative de Jacques Solomon. Son incarcération à la Santé fut transformée en une résidence forcée à Troyes. En 1944, les FTP le firent évader et trouver refuge en Suisse.
Son retour à Paris fut triomphal, et il fut élu conseiller municipal de Paris comme communiste. Le Parti communiste pouvait s’enorgueillir à l’époque de l’adhésion d’intellectuels parmi les plus brillants dans tous les domaines. L’adhésion de Paul Langevin avait de multiples ressorts. Il avait déclaré en 1938 « plus je suis instruit, plus je me sens communiste ». Il eût été de bon ton de sourire de cette déclaration il y a peu de temps, et il est bon aujourd’hui de la prendre au sérieux. Paul Langevin dans les années 1920 avait été au contact de grands savants anglais marxistes, comme J.B.S Haldane et surtout J.-D. Bernal.
Sur les relations entre les sciences et la société il a beaucoup appris de ces Anglais, de leur approche de l’histoire et du marxisme. La pensée de Langevin, nourrie de sa connaissance de la physique, s’est enrichie au cours de son existence par le contact avec l’ensemble des problèmes sociaux et l’approche marxiste de ces problèmes. La crise économique de 1939 faisait écho à ce qu’on appelait abusivement la crise de la physique, mais elle s’accompagnait d’un désarroi politique et idéologique auquel Langevin sentait le besoin de faire face. C’est le moment où s’est créée l’Union rationaliste, dont il a été l’un des initiateurs, avant d’en devenir le président.
Dans les messages qu’il nous a adressés à la fin de sa vie, j’en retiendrai un, parce que je l’ai entendu prononcerpar lui dans la dernière conférence publique qu’il a donnée, et parce que sa portée n’a fait que croître depuis. C’était le 10 mai 1946, sur « la pensée et l’action», et voici sa conclusion: « il faut qu’à l’effort de construire la science nous joignions celui de la rendre accessible, de manière que l’humanité poursuive sa route en formation serrée, sans avant-garde perdue ni arrièregarde traînante». Quelques mois après, le 19 décembre, Paul Langevin mourait. Il eut des funérailles nationales. Peu de temps après, en 1948, ses cendres furent transférées au Panthéon avec celles de Jean Perrin.
JEAN-PIERRE KAHANE est Mathématicien, membre de l’Académie des sciences, Professeur émérite à l’Université Paris Sud Orsay, et directeur de la revue Progressistes.