Métamatériaux et « invisibilité » : des perspectives fascinantes, Sébastien Guenneau*

La réalisation d’une première cape d’invisibilité pour les microondes en 2006 a ouvert la voie vers des matériaux structurés (dits métamatériaux car ils n’existent pas à l’état naturel). Les enjeux sociétaux vont des télécommunications au génie civil.

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La publication par la revue Science le 23 juin 2006 de deux articles proposant la réalisation de capes d’invisibilité en s’appuyant sur les métamatériaux, des structures composites aux propriétés inédites découvertes par le physicien britannique Sir John Pendry à l’aube du XXIe siècle, a eu un retentissement qui a dépassé le cadre académique de la recherche. Après la réalisation de la première cape d’invisibilité pour les micro-ondes par une équipe américaine, le New York Times a titré le 12 juin 2007 « Light fantastic : Flirting with invisibility ». C’est peu dire que les médias se sont emparés de la thématique métamatériaux et invisibilité qui a rendu ses lettres de noblesse à l’optique électromagnétique, qui passait pour un domaine de la physique où les révolutions conceptuelles avaient laissé place à des défis technologiques, et de ce fait à une recherche plus en aval, de type ingénierie. La proposition d’une cape d’invisibilité pour les vagues par des chercheurs de l’Institut Fresnel à Marseille en 2008 (voir photo), fut suivie par la proposition d’une cape antisismique en 2009, qui a conféré à la thématique métamatériaux et invisibilité un caractère pluridisciplinaire

PARADOXES OPTIQUES

Avant de penser aux applications industrielles et aux enjeux sociétaux, les opticiens ont cherché à répondre à une question au premier abord assez triviale:mais que font donc les ondes ? La réponse naturelle serait de dire qu’elles contournent la cape à la manière de l’eau autour du rocher dans le cours d’une rivière. En aval, le courant est identique à l’amont. L’objet, derrière son bouclier, est comme transparent: le sillage derrière l’objet a disparu! Mais il y a plus surprenant: les simulations numériques démontrent que les ondes qui contournent la cape se reforment derrière elle sans déphasage par rapport à une onde se propageant dans le vide : les ondes contournant la cape suivent un chemin optique plus long que celles qui passeraient à travers l’objet s’il était transparent, mais elles rattrapent leur retard. C’est un paradoxe optique, car la lumière ne peut se propager plus vite que dans le vide.

Pour lever ce paradoxe, il faut noter que la cape d’invisibilité est constituée d’un matériau très hétérogène (son indice de réfraction varie en chaque point) de sorte qu’au niveau microscopique des phénomènes d’interférence complexes sont mis en jeu. Au niveau macroscopique, tout se passe comme si la cape était constituée d’un matériau homogène aux propriétés exotiques: l’indice de réfraction dit effectif de cette cape (rapport de la célérité de la lumière dans le vide par sa vitesse de phase effective dans ce métamatériau) peut prendre des valeurs inférieures à 1 quand leur fréquence est en résonance avec les petits éléments qui constituent l’ossature de la cape. Dès lors, une vitesse effective de la lumière supérieure à 299 792 458 m/s serait possible dans la cape, ce qui paraît là encore absurde. En pratique, l’absorption et l’impossibilité de travailler à une seule longueur d’onde évitent tout paradoxe ou bizarrerie: la propriété exotique du métamatériau ne se produit qu’autour d’une certaine fréquence et les métaux constituant les résonateurs sont fortement dissipatifs aux longueurs d’ondes optiques. Il y aura bien un retard mesurable de la lumière derrière la cape induit par le déphasage entre le front d’onde qui contourne la cape et celui qui se propage en espace libre.

Que se passe-t-il alors pour un observateur situé dans la région centrale? Il est coupé du monde extérieur, victime de la déchirure de l’espace métrique crée par la cape: il vit en quelque sorte dans un monde parallèle qui lui est propre. Contrairement au personnage de fiction Harry
Potter, il ne sait rien de ce qui se passe en dehors de la cape. Il est dans le noir le plus complet, et s’il lui prenait l’envie d’allumer une torche, il serait ébloui par une lumière très intense: la cape agit comme une cavité parfaite, aucun rayon n’en sort en théorie. Mais est-il bien vrai qu’aucune onde ne pénètre ou ne sort de la région centrale? Le spectre électromagnétique est large depuis les « petits » rayons X de longueur d’onde inférieure au nanomètre jusqu’aux grandes ondes radio de plusieurs mètres et si cette cape détourne les uns, elle se fera traverser par les autres ou vice versa. Tout dépend de l’épaisseur de la cape et de la taille de ses petits éléments constituants : il faut que les longueurs d’onde considérées excitent les résonances internes des éléments constituants, et il faut de plus que la cape soit assez épaisse pour jouer son rôle. En conséquence, le personnage sous la cape sera invisible pour un spectre de fréquences étroit et visible pour les autres longueurs d’ondes. Mais en retour il pourra pressentir certains aspects du monde extérieur, à l’instar des hommes de la caverne de Platon.

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Edward Burne-Jones, Persée s’armant, 1885. Persée reçoit des dieux un casque qui le rend invisible selon la mythologie Grecque.

ENJEUX TECHNOLOGIQUES ET SOCIÉTAUX

Les avancées théoriques et technologiques sont telles depuis l’avènement des métamatériaux en 1999 que j’avais annoncé avec André Nicolet et Frédéric Zolla (deux collègues de l’Institut Fresnel) dans Le Mondedaté du 17 mai 2007 que l’avènement des capes d’invisibilité dans le spectre visible pourrait avoir lieu d’ici une décennie. Il ne nous reste qu’un peu plus de trois ans pour réaliser cette prophétie ! Quoi qu’il en soit, aux longueurs d’onde radio, des applications pourraient porter sur le développement de boucliers ou casques protecteurs électromagnétiques. Dans de nombreuses situations, par exemple à bord des avions ou à l’hôpital, il est demandé d’éteindre les téléphones portables, car leur rayonnement perturbe les appareils électroniques. Des capes d’invisibilité recouvrant les appareils sensibles dans la carlingue des avions permettraient de les isoler du rayonnement électromagnétique ambiant. La téléphonie mobile soulève aussi des questions en termes de santé 33 pour les usagers qui pourraient trouver une réponse innovante avec un casque protecteur un peu à l’instar de la Kunée d’Hadès (casque qui rend son porteur invisible, offert par les cyclopes au dieu grec des Enfers).

Toutefois, les premières capes d’invisibilité pourraient bien ne pas être électromagnétiques, mais… acoustiques. Les équations du physicien écossais James-Clerk Maxwell – qui préfigurent à la fin du XIXe siècle les équations de la relativité d’Albert Einstein – décrivant la propagation d’une onde électromagnétique dans un matériau sont équivalentes, dans certaines conditions, à celles décrivant une vague à la surface d’un liquide peu visqueux qui rencontre un obstacle. Partant de ce constat, notre équipe marseillaise poursuit quant à elle une voie différente qui consiste à contrôler la propagation des ondes de surface par anisotropie, c’est-à-dire dont la propagation dépend de leur direction. Nous avons mis en place une version acoustique dite chape acoustique : l’expérience menée en cuve à onde démontre que l’on peut contrôler les ondes se propageant à la surface d’un liquide judicieusement choisi pour sa faible capillarité et toxicité (du methoxynonafluorobutane). Les vaguelettes agitant la surface du liquide interagissent avec les plots et s’annulent au centre du disque à cause d’interférences destructrices. Le calme règne dans cette zone, comme si elle avait été rendue invisible à l’agitation extérieure. Cette chape acoustique est transposable à grande échelle en mer. Les applications de ce type d’invisibilité sont non seulement ludiques (rendre l’invisible visible à nos yeux) mais résident surtout dans la protection de plateformes off-shore ou de zones côtières contre les tsunamis. Il ne s’agirait pas de la briser, mais de la guider vers des zones non habitées : cela éviterait le phénomène de déferlement de la vague avec les digues actuelles. Avec ce procédé innovant, une plate-forme pétrolière entourée de pylônes judicieusement installés autour d’elle, dans un rayon de quelques dizaines de mètres, formant ainsi une cathédrale des mers, serait épargnée des fureurs de l’océan.

Les chapes acoustiques se déclinent aussi en chapes de silence, dispositifs qui pourraient réduire l’écho radar des sous-marins grâce à un contrôle accru des ondes de pression réfractées par leur carlingue. Les ondes de pression sont par ailleurs mises en jeu dans les séismes, mais elles sont alors couplées aux ondes de cisaillement, ce qui complique substantiellement le design d’une chape acoustique dans les solides. Néanmoins, en collaboration avec l’entreprise Ménard (filiale du groupe VINCI) nous avons testé en 2012 une chape sismique qui permet d’atténuer les ondes de surface les plus dévastatrices associées aux effets de site dans les tremblements de terre: les ondes dites de Rayleigh. Une telle chape, placée autour des fondations d’un immeuble, réduirait considérablement les dégâts d’un séisme (qui serait néanmoins tout aussi dévastateur pour les immeubles environnants).

En conclusion, les avancées récentes de la recherche sur les métamatériaux, tant sur le plan théorique que technologique, sont telles que plusieurs physiciens estiment que des capes d’invisibilité seront réalisées pour le spectre visible à l’horizon 2020. D’ailleurs, les premiers prototypes de tapis d’invisibilité dans le visible ont été proposés à l’Institut Fresnel, puis fabriqués et testés par une équipe de Barcelone en 2010. Leur avènement révolutionnerait le monde de l’optique et de la nanoélectronique.

Mais les avancées récentes en métamatériaux acoustiques sont telles que des chapes de silence pour améliorer par exemple l’acoustique de salles de concert pourraient voir le jour à très court terme. Les premières réalisations de métamatériaux sismiques structurés à l’échelle du mètre, ont vu le jour dans les régions grenobloise et lyonnaise en 2012, grâce à l’entreprise Ménard. Des prototypes de métamatériaux thermiques sont à l’étude à l’IEMN de Lille en France, à Karlsruhe en Allemagne et à Harvard aux États-Unis. J’ai même proposé en 2013 une cape d’invisibilité pour le contrôle de la diffusion d’espèces chimiques avec Tania Puvira jesinghe, une biochimiste à l’Institut Paoli- Calmette. Ce qu’il convient aujourd’hui d’appeler la physique de transformation promet des applications fascinantes en détection radar, sonar et protection des ondes hydrodynamiques et sismiques, sans oublier l’optoélectronique et la plasmonique grâce aux progrès en nanotechnologie. Le mathématicien Gottfried Leibniz, fondateur du calcul infinitésimal avec Newton, conclurait « Il y a de l’apparence qu’on tirera un jour des conséquences bien utiles de ces paradoxes, car il n’y a guère des paradoxes sans utilité ».

SÉBASTIEN GUENNEAU est directeur de recherche au CNRS.

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