Entretien avec GAËTAN LEVITRE maire d’Alizay et Conseiller général communiste.
La bataille autour de l’usine de papeterie d’Alizay dont l’écho fut national, montre l’urgence et la pertinence de disposer de nouveaux pouvoirs pour les salariés, et illustre aussi l’importance d’avoir des élus en phase avec les luttes.
L’avènement de l’informatique n’a pas enterré le papier: communiquer, emballer, produire des articles d’hygiène de santé… La demande ne cesse d’augmenter. Et les travailleurs de la papeterie d’Alizay ne se sont pas laissés faire en 2009 à l’annonce en forme de coup de tonnerre de leur employeur les condamnant à brève échéance au chômage : arrêt total de la production de pâte à papier dans l’Eure et 113 licenciements à la clé, prélude à la fermeture totale du site et de l’usine mitoyenne de fabrication de papier et à la ruine de la vallée d’Andelle et de ses environs, dans la Haute Normandie, durement frappée, où l’on ne compte plus fermetures d’entreprises et gâchis sociaux.
Les atouts géo-économiques du site et du pays, l’engagement de l’industrie papetière française de longue date dans une démarche de développement durable et les savoir-faire locaux contredisaient ceux qui disaient: la pâte, c’est fini !
La pâte à papier, première industrie de recyclage de France, est « rentable », économiquement et socialement : recyclable quatre à cinq fois, le papier est un véritable puits de C02. Les entreprises à capitaux étrangers ne s’y sont pas trompées qui y sont majoritaires. Créant un emploi indirect pour un emploi direct, le secteur a réduit de 80 % en vingt ans les rejets aquatiques, l’énergie nécessaire et a conçu des circuits internes de recyclage des déchets, réintroduits dans le processus industriel comme source d’énergie. Secteur hautement capitalistique, avec des machines très puissantes, très perfectionnées et coûteuses: 1800 mètres de papier journal à la minute! Le prix de revient du papier recyclé explique sa substitution progressive au bois pour la pâte : trois fois moins d’énergie, trois fois moins d’eau et 30% de moins d’émission de CO2. Face à la volonté de fermeture du site, les salariés ont dû faire la preuve de la réalité de ces atouts avec l’appui de la Région, pour défendre cette industrie, leur emploi et sécuriser l’avenir.
L’INTERVENTION DES ÉLUS
Le 16 novembre 2009, les organisations syndicales et Gaëtan Levitre, maire d’Alizay et Conseiller général, créent un collectif pour le maintien et le développement, mus par leur connaissance du métier et de l’outil de qualité ainsi que leur ancrage dans les réalités et besoins locaux, régionaux et nationaux !
S’engage alors un rapport de forces et des négociations qui débouchent sur un plan de revitalisation de l’entreprise signé un an plus tard, le 9 décembre 2010.
Ce plan est signé par l’État, MREAL (le groupe finlandais), les syndicats et le maire d’Alizay. Le but est de retrouver au plus vite les emplois supprimés et l’activité industrielle. Les projets alternatifs de retour à l’activité avancés sont :
• une unité de fabrication de granulés de bois ;
• une centrale thermique biomasse en cogénération ;
• une unité de désencrage de papier ;
• une plateforme multimodale et un port fluvial adaptés à la situation géographique, en bord de Seine, entre Paris et Le Havre.
Or, le 18 octobre 2011, après deux années de luttes, M-REAL annonce brutalement la fermeture définitive. Un conseil municipal extraordinaire est organisé devant la papeterie le 8 novembre 2011. Les salariés fédèrent autour d’eux tout l’éventail politique local, départemental et régional.
Face au blocage par le groupe finlandais, propriétaire des installations, mûrit l’idée de l’expropriation de M-REAL au titre de l’utilité publique ou d’une réquisition dans l’intérêt général. Avec Jacky Hénin, député communiste européen, l’objectif était de mettre la pression nécessaire tant sur le Conseil d’Administration du groupe que sur l’État pour un aboutissement rapide des négociations. À l’initiative du maire d’Alizay, une délibération soutenant l’expropriation est alors votée à l’unanimité à Alizay, à Pont de l’Arche, à la communauté de communes Seine Bord, à l’agglomération Seine-Eure et par le département de l’Eure. Le voeu d’une expropriation d’utilité publique s’impose alors. Il s’agit d’une réponse à un abus, après d’autres (Petroplus…). La volonté du groupe finlandais est de liquider un site de production viable, avec son cortège de préjudices sociaux, pour éliminer un concurrent potentiel à un autre échelon et maintenir un taux de profitabilité maximal. La nécessité est alors apparue dans la région de repenser les limites d’un droit de propriété abstrait, indépendant du rapport social véritable.
Les causes profondes de la stratégie du groupe finlandais restent à clarifier: un marché européen ou allemand surcapacitaire? Une stratégie d’entente pour le maintien du prix de la pâte à papier à un haut niveau à l’échelle européenne ? Le prix de la pâte à papier, après une période difficile, repart à la hausse, dès l’annonce de la fermeture du site, encourageant les salariés et leurs soutiens à la reprise de l’activité et la maintenance des installations en attente d’une solution.
Cette idée de l’expropriation s’avérera décisive pour aboutir à des négociations effectives entre le groupe M-REAL et des repreneurs potentiels. Une reprise rapide d’activité s’imposait car :
• 600 emplois directs étaient en jeu et autant d’emplois indirects;
• l’activité papier est un axe stratégique de développement régional et d’indépendance nationale; dès lors que seuls 47 % des papiers triés sont recyclés en France (75 % en Allemagne) et que le tri lui-même peut être amélioré ;
• l’arrêt définitif du site aurait été suivi de la mort lente du canton de Pont de l’Arche et de la vallée de l’Andelle ;
• la continuité de l’activité était une condition nécessaire au développement de l’axe Seine et du grand Paris.
Gaëtan Levitre évoque le niveau d’élargissement à atteindre en ces termes: «Mieux encore, nous demandions que le futur repreneur porte un véritable projet industriel plus large que la production de papier et qu’il mette en œuvre les différents projets proposés et étudiés par le collectif.
Ces propositions étaient :
• d’assurer une gestion durable des forêts en trouvant des sources d’utilisation du bois local ;
• de développer l’utilisation de biomasse dans notre région en mettant en oeuvre le projet de chaudière accepté dans le cadre de l’appel d’offres CRE3 (projet de cogénération, chaleur et électricité verte vendue à un tarif préférentiel à EDF : le plus gros opérateur français).
• d’assurer la rentabilité du site en diversifiant ses activités et en produisant des granulés de bois, et en recyclant les papiers récoltés…»
L’USINE S’INVITE AU CONSEIL GÉNÉRAL
Le travail de construction de projets a été couplé aux actions: démonstrations régulières et systématiques de « puissance paisible » pour l’information et le soutien des populations concernées. Ainsi des opérations portes ouvertes avec redémarrage impliquant les élus sans exclusive et des rencontres fréquentes avec les représentants de l’État ont eu lieu. Une expertise technico-scientifique s’est mise en place, et pour le succès final, le financement du rachat effectif, s’est accompagné d’une négociation serrée incluant les aspects de dépollution du territoire. Les limites d’un plan social sont à faire suivre d’une action de réindustrialisation plus vaste que l’état antérieur et plus en phase avec les exigences du développement durable, ainsi que la qualification des salariés à assurer et développer. La conviction en la rentabilité du site et de l’activité, et le fait qu’il draine des centaines d’emplois sur le territoire a conduit la population locale à se sentir concernée et à soutenir ces initiatives. « Tous ensemble, travailleurs, populations et élus, nous avons su faire parler de notre combat en organisant des rapports de force jusque dans la rue (…) ».
Cette lutte est exemplaire à plusieurs titres ; par la richesse des propositions pour un retour pérenne à l’activité mais aussi par la capacité des salariés et du collectif à se faire entendre. C’est cette capacité à être sur tous les fronts qui a permis de voir arriver des repreneurs fiables dont Double A, le nouvel acquéreur de la papeterie d’Alizay dont c’était la première implantation en Europe.
L’élu communiste Gaëtan Levitre, a porté à plusieurs reprises dans l’hémicycle départemental les revendications des salariés, il a ainsi fait voter à l’unanimité le projet de réquisition publique. Ainsi, le Conseil général a permis la reprise. Devant le blocage des négociations entre les deux groupes industriels, le département, avec l’accord du Président, Jean-Louis Destans, a racheté l’entreprise avant de la revendre quelques minutes après au groupe thaïlandais Double A. C’est ce qu’on a appelé « départementalisation provisoire» de M-REAL.
La vente a été réalisée en deux temps:
DÉPARTEMENTALISER POUR PRODUIRE
• premièrement; un ensemble immobilier portant sur environ 350000 m2, comprenant aussi des actifs productifs notamment la machine à papier, et une centrale de production de vapeur et d’énergie, avec production revendue à EDF. Vendu à Double A, pour 18 millions d’euros ;
• deuxièmement le département, dans le cadre d’un portage foncier, effectue une vente à l’EPFN (établissement public foncier de Normandie) pour un montant de 4,2 millions d’euros afin de disposer d’ici 2015 des espaces nécessaires pour d’autres activités liées, réalisant ainsi une forme d’économie circulaire.
La lutte a payé, l’usine est à nouveau active depuis un an et emploie 200 salariés.
D’autres embauches sont prévues. Sur les terrains ex-M-REAL est prévue la réalisation d’un quai fluvial permettant d’acheminer des matériaux par barge, ainsi qu’une zone multimodale; une bonne chose si cette dernière accueille de la production pour la transformation de matière, condition pour créer de nouveaux emplois. Ainsi, élus, travailleurs et populations restent vigilants ; en effet, les projets de réformes territoriales et politiques de suppression des départements, la création des métropoles et le regroupement de régions associées à des politiques austéritaires vont éloigner les citoyens des centres de décision et ne sont pas de nature à faciliter ce genre de lutte.