Textile en Drôme-Ardèche, réinvestir l’avenir, Thierry Chantrier et Sébastien Elka
Secteur historique en vallée du Rhône, le textile peut être un levier de réindustrialisation. Plongée dans une entreprise employant une centaine de salariés, entre capitalisme sauvage et promesses d’avenir.
PAR THIERRY CHANTRIER, ET SÉBASTIEN ELKA*,
UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE
Les soieries lyonnaises et les révoltes des canuts ont joué un rôle important dans notre histoire industrielle et sociale. Pour alimenter ces soieries c’est toute la vallée du Rhône au sud de Lyon qui dès le XIVe siècle a cultivé le mûrier et développé l’élevage du ver à soie. En Drôme et en Ardèche, cette tradition séricicole a favorisé au XIXe siècle l’émergence d’une filière textile longtemps florissante, dont les déboires des 30 dernières années ne sont heureusement pas venus complètement à bout. À Valence, seule Reyes-Verdol, dernier fabricant Français de machines de câblage/retordage pour l’industrie textile, est parvenue à traverser tant bien que mal cette histoire mouvementée. Fondée au début du XXe siècle sous le nom de Victor Pain, elle devient Pain-Bourgeas avant d’atteindre un rayonnement international sous le nom d’ACBF puis de fermer en 1984. L’entreprise poursuit néanmoins ses activités sous l’étiquette ICBT, comme agglomération des activités des fabriques ARCT de Roanne et Verdol de Lyon. Puis en 2000, ICBT est vendue au groupe Suisse RIETER qui la renomme RIETER-ICBT puis, décidant en 2006 d’abandonner les fils synthétiques, la met en vente. Rachetée par ses cadres, elle continue à produire sous un nouvel acronyme, RITM, qu’elle conservera sous le règne de trois actionnaires différents, affrontant deux passages au tribunal de commerce avant d’être mise en 2010 en redressement, repris par le fonds d’investissement BAVARIA sous le nom SwissTex, puis en 2012 en liquidation judiciaire. Elle est enfin rachetée par le groupe ardéchois Reyes qui la découpe artificiellement en trois entités, dont Reyes intégration pour la production et Verdol pour la recherche et développement.
À l’issue de cette éprouvante épopée si caractéristique du capitalisme contemporain, ce sont encore aujourd’hui presque une centaine de salariés qui conçoivent et produisent à Valence des machines pour l’industrie textile, exportées à plus de 95 %. En 2012, année de la liquidation judiciaire, ont encore été conçues et produites localement 156 machines « fil de verre », chargées sur des camions jusqu’à Marseille, expédiées par bateau jusqu’en Chine puis installées et paramétrées sur site par les installateurs valentinois.
UN SECTEUR D’AVENIR POURTANT EN MANQUE DE FINANCEMENT
Là est le scandale : l’entreprise a enchaîné les difficultés, mais sans jamais manquer de travail. Le marché des machines pour le textile est porteur, tourné vers l’exportation. Les pays émergents ont besoin d’équipements perfectionnés pour leurs immenses usines. Quels qu’aient été ses noms successifs, l’entreprise a su conserver son savoir-faire et ses compétences, ses technologies et son image. Ses carnets de commandes sont restés bien remplis, mais ce sont les financements qui ont manqué : la trésorerie et l’investissement.
Car si le textile est un vieux secteur, l’un des premiers à avoir porté la Révolution Industrielle, c’est aussi – et de plus en plus – un secteur de haute technologie. Les matières premières chimiques (polyamide, polyester, aramide, élastanne, etc.) ou minérales (carbone, silice, verre, métal, céramique) sont de plus nombreuses à côté des fibres naturelles (coton, lin, jute chanvre, laine, soie). Et le recyclage ou la demande de performances toujours plus poussées alimentent la recherche permanente de nouvelles matières, combinaisons de matières et nouveaux procédés : nano-fils, fibres synthétiques d’origine naturelle, fibres optiques tissables… Au-delà, la production, le traitement et la mise en forme finale des produits textiles alimentent des applications extrêmement variées et pointues. Les tissus d’habillement ou d’ameublement sont les mieux connus et demeurent peu innovants, mais les textiles techniques, industriels ou médicaux, réalisent des prouesses. Les composites qui allègent les avions et autres transports sont des tissages de fibres de carbone. Les écrans souples intégrés à des tissus permettent d’envisager d’innombrables applications professionnelles ou grand public. Et dans le secteur médical, les propriétés antibactériennes, cicatrisantes ou la dégradabilité maîtrisée des textiles appuient l’évolution des pratiques thérapeutiques.
Chacune de ces innovations représente non seulement de nouveaux produits et services, mais de nouvelles chaînes de production, de la création de valeur, des emplois. À condition que les entreprises qui ont la compétence pour porter ces innovations soient en mesure de s’y engager réellement. À condition qu’elles accèdent aux investissements nécessaires – et le cas de Verdol/Reyes à Valence montre bien combien cette condition est loin d’être aisément remplie ! – mais aussi qu’elles ne s’y engagent pas seules.
UNE COORDINATION NÉCESSAIRE DE TOUS LES ACTEURS DE LA FILIÈRE
Car au-delà de l’accès aux capitaux, de nombreux projets industriels ne voient jamais le jour faute de partenaires capables de fournir les matériaux nécessaires, de fabriquer les machines adaptées, d’organiser la distribution adaptée, de former personnels et clients, etc. Pour une société comme Reyes Intégration, les achats représentent jusqu’à 80 % des coûts de production d’une machine. Le savoir-faire de l’entreprise est la définition et l’assemblage des modules de têtes de retordage sur des corps de machinerie, mais la tôlerie vient de République Tchèque, les moteurs Leroy Somer de région parisienne, les convertisseurs de fréquence d’Ecosse, etc. Les fils retordus par ces machines pourront ensuite être par exemple tissés sur les métiers du Suisse Staubli, eux-mêmes opérés par un fabricant chinois ou bengladais… Pour qu’un nouveau type de tissu voie le jour, il faut chaque fois que tous ces acteurs et bien d’autres aient pris en charge une part des évolutions : nouveaux fils, nouvelles fréquences de rotation, nouvelles formes de machines, flexibilités, polyvalences, réflexions sur l’usage par le client final…
Dans des chaînes industrielles et commerciales aussi éclatées, on comprend l’importance de la coordination entre les acteurs. Verdol/Reyes participe pour cela à des initiatives telles que le soutien – avec une dizaine d’autres petits industriels – de la petite plateforme de recherche sur les fils fonctionnels P2F, réunissant quelques ingénieurs et techniciens à Flaviac en Ardèche. Labellisée par le pôle Techterra, cette plateforme commune est soutenue par des fonds européens (au nom de la « réindustrialisation par l’innovation » alors que l’existant n’est pas soutenu, au nom de la liberté des affaires !), mais aussi ministériels, régionaux (les textiles techniques et médicaux sont une spécialité Rhône-Alpine), départementaux et municipaux.
Or tous ces parrains saupoudrent sans vision industrielle partagée et quasiment sans contrôle, laissant les entreprises prétendre répondre aux buts officiels de ces aides alors qu’elles n’agissent souvent que dans l’intérêt à court terme de leurs actionnaires. Ainsi la petite plateforme ardéchoise est sans doute une initiative de collaboration intéressante, mais partagée entre dix entreprises et de trop nombreux financeurs, face à des interactions industrielles totalement mondialisées et après des décennies d’instabilité, on peut douter qu’elle soit de taille à jouer le véritable rôle de catalyseur de progrès et de développement économique par le progrès technique dont ses membres auraient besoin !
Reyes-Verdol et la filière textile Drôme-Ardèche se trouvent donc sans doute à un moment charnière. L’argent privé fait défaut, les guichets publics saupoudrent et des multiples structures de « gouvernance » où l’on devrait débattre de vision et de projets stratégiques de long terme, l’on ne voit rien sortir. Sauf que les employés de ces entreprises, qui ont traversé tant d’épreuves et montré dans leurs luttes à de nombreuses reprises qu’ils ne manquaient pas d’idées pour développer leurs entreprises, ne sont jamais représentés dans ces cercles. La réindustrialisation de la vallée du Rhône ne se fera pas sans eux.
*THIERRY CHANTRIER est technicien et syndicaliste CGT chez Reyes Intégration. SÉBASTIEN ELKA est responsable de la Commission Entreprises Industrie du PCF Drôme.