Refonder la finalité et la « gouvernance » de l’entreprise, Daniel Bachet
Baisse permanente des coûts et de la masse salariale, licenciements, délocalisations abusives, pollutions et atteintes à l’environnement… Tous les actes des entreprises sont guidés par une logique purement financière et le travail n’est pas valorisé autant qu’il pourrait l’être car réduit lui aussi à un simple coût. On peut considérer de manière logique, opératoire et progressiste que l’entreprise devrait s’inscrire dans une dynamique de développement où les savoirs, savoir-faire et compétences prennent tout leur sens et deviennent véritablement sources de valeur. Pour s’inscrire dans cette option, il faut tout d’abord sortir de la confusion entre les deux entités distinctes que sont l’entreprise (structure productive) et la société (entité juridique). Qu’elle soit une multinationale ou une PME, l’entreprise est la structure productive qui produit des biens et/ou des services dans le monde physique. Elle n’est pourtant pas aujourd’hui reconnue par le droit. Seule la société dispose d’une personnalité morale qui la fait exister juridiquement. Cette confusion conduit à des conséquences désastreuses sur la représentation et la gestion du travail et surtout sur l’emploi. C’est dans l’entreprise que le travail est une source de valeur et de développement. Pour la société (au sens juridique) et compte tenu de ses finalités actuelles, les travailleurs ne sont que des tiers et des coûts réduits au maximum pour augmenter le profit. Le fait de ne plus confondre les deux entités ouvrirait la perspective d’une nouvelle logique économique beaucoup plus favorable au travail et à l’emploi.
SORTIR DE L’IDÉOLOGIE ACTIONNARIALE : LA RÉMUNÉRATION DU CAPITAL NE DOIT PLUS ÊTRE LA FINALITÉ DE L’ENTREPRISE
Pour sortir de cette confusion, il faut donc trouver une réponse à la question de l’organisation des pouvoirs en vue d’alimenter démocratiquement les processus de décision. L’idéologie actionnariale a réussi à faire passer l’exercice d’un pouvoir
– le gouvernement d’entreprise
-pour le simple usage d’un droit de propriété, délégué par les actionnaires au chef d’entreprise qui ne doit rendre compte qu’à eux seuls, ses mandants. Or les actionnaires ne sont propriétaires que des actions émises par les sociétés commerciales qui servent de support juridique aux entreprises, pas de l’entreprise en soi. Quand il s’agit de payer les « pots cassés », les actionnaires sont très heureux de n’être que propriétaires des actions qui leur accordent une limitation de leur responsabilité et donc l’immunité. L’idéologie actionnariale, c’est le pouvoir sans la responsabilité, l’appropriation des gains découlant de risques que l’on fait peser sur d’autres, le droit de créer des dommages sans l’obligation de dédommager. Il faut donc construire un système démocratique dans lequel le rôle politique de l’entreprise fait l’objet d’une prise de conscience se traduisant par la mise en place de modes nouveaux d’expression des intérêts affectés par l’activité entrepreneuriale. Refonder l’entreprise pour construire une véritable démocratie économique implique comme préalable d’assigner à l’entreprise une finalité institutionnelle qui n’est plus le profit puis en tirer toutes les leçons en matière d’organisation des pouvoirs et de nouvelle efficacité économique et sociale. Le pouvoir dans l’entreprise ne peut plus provenir de la seule propriété des titres de capital émis par les sociétés commerciales servant de support juridique aux entreprises. Autrement dit, changer de logique économique et sociale suppose de laisser les droits de propriété sur les actions à leur place : la rémunération du capital n’est pas la finalité de l’entreprise. C’est l’ensemble des coûts générés par les décisions qui doit être pris en compte, seule manière de décharger la collectivité du rôle qui lui est imposé aujourd’hui et auquel elle a du mal à faire face. Il faut donc conduire juridiquement les dirigeants des grands groupes cotés en bourse à prendre en compte l’ensemble des intérêts qui vont être affectés par leur décision et non les seuls intérêts des actionnaires. L’objectif est de produire des biens et/ou des services en vue de dégager un revenu pour l’entreprise : la valeur ajoutée. Il s’agit de la contrepartie économique de la richesse créée. C’est la fonction première et « l’objet social » même de l’entreprise qui donne du sens à l’action du dirigeant. Ce dernier doit agir en respectant un certain nombre de contraintes (équilibre financier, économique et écologique, intérêts collectifs des parties prenantes, conditions de travail, etc.). L’article 1832 du Code Civil indique que la « société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». Il faut changer cette formulation et souligner que l’objectif de la société n’est pas de maximiser le profit et de partager le bénéfice qui en résulte (ce qui n’intéresse que les détenteurs de capitaux) mais de maximiser la valeur ajoutée en vue de la partager de manière juste entre les différentes parties prenantes (personnel, banques, État, actionnaires, société). Paul-Louis Brodier a mis en évidence une grandeur économique ayant une importance majeure pour l’entreprise qu’il a nommé Valeur Ajoutée Directe des ventes ou VAD. Il s’agit simplement de la différence entre le Chiffre d’affaires et la Consommation directe des ventes. VAD des ventes = Chiffre d’affaires – Consommation directe des ventes. La Valeur Ajoutée Directe est le véritable revenu de l’entreprise considérée en tant qu’institution (SA, Sarl, Scoop…) créée dans la perspective de produire des biens et des services. Elle est à la source des revenus des ayants droit et une contribution au PIB (Brodier, 2013). La VAD est le revenu créé par l’entreprise, considérée en tant qu’organisation ayant concrètement pour fonction de produire des biens et des services grâce aux ressources réunies et « mises en système » par l’institution : personnel, équipement, consommation de fonctionnement. Il est par conséquent plus que jamais indispensable d’assigner cette finalité à l’entreprise et de construire juridiquement c’est-à-dire politiquement, de nouvelles règles qui tiennent compte de celle-ci si l’on souhaite rééquilibrer les pouvoirs concernant les décisions de production et de répartition des richesses. La mise en avant de l’entité entreprise comme intérêt supérieur aux intérêts des parties en présence permettrait aux salariés de disposer de points d’appui pour s’assurer une meilleure représentativité dans les lieux où se joue le pouvoir (Conseil d’administration en particulier).
LES SALARIÉS DOIVENT AVOIR DES REPRÉSENTANTS DANS LES CONSEILS D’ADMINISTRATION DES ENTREPRISES
L’axe structurant de la nouvelle organisation pourrait être conçu sur la base de la double légitimité des dirigeants (P.-D.G., directeurs généraux) qui recevraient leur pouvoir de gestion et de décision du Conseil d’administration c’est-à-dire des actionnaires et des propriétaires mais aussi des salariés (Comité d’entreprise et collectivité de travail). Dans cette nouvelle configuration, il faudra commencer par interdire les stock-options et autres rémunérations axées sur la création de « valeur actionnariale », et taxer très fortement les revenus financiers des entreprises, la « vraie » valeur étant la valeur ajoutée. Le pilotage de la société et de l’entreprise ne pourra alors s’effectuer que sur la base de comptes de gestion orientée valeur ajoutée dont la confrontation permettra ensuite aux différentes instances institutionnelles reconfigurées de prendre des décisions plus conformes au développement de l’entreprise, seule entité qui implique l’ensemble des acteurs (actionnaires, propriétaires, dirigeants, salariés, élus des salariés). Les représentants des salariés au Conseil d’administration seraient alors en mesure de faire connaître l’intérêt social de l’entreprise qui se mesure d’abord par la valeur ajoutée. Le pouvoir des apporteurs de capitaux est un des facteurs parmi beaucoup d’autres permettant le fonctionnement de l’entreprise. Il n’y a aucune raison justifiant que l’apport de départ des actionnaires et des propriétaires leur octroie les pleins pouvoirs alors que la hausse de la richesse de l’entreprise provient en grande partie du travail des salariés et que ce sont eux qui assument le véritable risque (perte de capital pour les actionnaires, perte de leur travail pour les salariés). Les représentants élus des salariés devraient donc disposer de droits de vote au sein du Conseil d’administration. Dans ce conseil, la présence significative de représentants de salariés permettrait de mieux définir l’intérêt général en évaluant la justesse des décisions prises par les directions.
Le choix du gouvernement actuel de ne retenir qu’un ou deux représentants des salariés dans les Conseils d’administration est une évolution bien peu audacieuse (le rapport remis au gouvernement par Louis Gallois préconisait d’en introduire quatre).
DANIEL BACHET est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry.